Jean Louis Schlegel, La part des religions dans les conflits actuels
Jean Louis Schlegel, philosophe et sociologue des religions.
On impute aux religions une lourde responsabilité dans les conflits. Qu’en est-il ? Quelles questions cela pose-t-il aux politiques et aux religions ?
Quelle est « la part des religions dans les conflits actuels » ? La question est pertinente. Les conflits impliquant « du religieux » sont multiples, tantôt anciens et tantôt récents, parfois très lointains et parfois très proches et très actuels. Des conflits lointains impliquant des groupes religieux d’un même pays ou de pays différents, ont souvent des incidences géopolitiques importantes ; des évolutions religieuses récentes chez nous, dans nos sociétés européennes démocratiques, suscitent irritations, récriminations, animosités et parfois violences verbales. Je voudrais parler des deux, au risque de traiter deux sujets dans le même exposé, mais il m’importe de montrer la complexité multiple du fait religieux et de la place du religieux aujourd’hui.
Sur le terrain, les situations dans les pays et les régions du monde sont à chaque fois différentes, de multiples facteurs et fractures entrent en ligne de compte : historiques, géographiques, ethniques, politiques, économiques, sociaux, culturels…, et il faudrait pour chaque situation une étude spéciale que seul un chercheur ou un spécialiste de ces pays et de ces situations pourrait assurer. Je me bornerai donc à un seul conflit en apparence fortement relié à la religion : la le rejet et la répression des Rohingyas musulmans en Birmanie par la majorité bouddhiste. Je me contenterai d’évoquer ensuite, presque en passant, un conflit « intra-religieux », en l’occurrence celui qui oppose durement, au Proche-Orient, les musulmans sunnites et chiites. Dans la seconde partie de ces réflexions, je présenterai quelques processus religieux et des tendances juridiques et sociologiques en cours, qui mettent en cause directement les religions et modifient leur rapport à l’Etat à la société, tout en faisant l’objet d’interprétations multiples.
I/. Le conflit religieux en Birmanie.
On pourrait en évoquer d’autres, qui opposent aussi des religions différentes, et s’apparentent donc à des « guerres de religion » :
- En Centre Afrique, la majorité chrétienne s’oppose à une minorité musulmane.
- En Inde, la majorité hindouiste s’en prend aux minorités chrétienne et musulmane.
- Au Pakistan, la majorité musulmane opprime notamment la petite minorité chrétienne.
- Au Proche-Orient, les minorités chrétiennes dans les divers pays sont en grande difficulté, individuelle et collective, par rapport aux majorités musulmanes.
Tous ces théâtres de violences posent (à des degrés divers) la question : le religieux est-il bien le marqueur qui est la principale cause de ces conflits ? Par rapport à la majorité bouddhiste, force est de constater que les Rohingyas de Birmanie cumulent les différences « non religieuses ». Ils forment non seulement une ethnie de religion musulmane, mais parlent une langue d’origine indo-européenne et vivent pour l’essentiel dans une région particulière située à l’ouest de la Birmanie. Ils sont persécutés par des Birmans (de l’ethnie bama) qui considèrent que l’identité birmane est liée au bouddhisme. Pour ces Birmans identitaires, les Rohingyas sont d’origine bengali, c’est-à-dire lointainement originaires de l’Inde. Or les Birmans sont aussi, pour des raisons historiques, « indianophobes ». On peut ajouter que du temps de la colonisation, les Anglais avaient favorisé, semble-t-il, les Rohyngyas, ce qui explique peut-être pourquoi, depuis l’indépendance du pays en 1948, les Rohingyas sont nettement discriminés , y compris juridiquement. On leur fait payer les avantages du temps de la colonisation. Ils ne possèdent même pas la citoyenneté myanmar, le nom actuel de la Birmanie ; privés de droits, comme dans un régime d’apartheid, ils vivent dans des conditions misérables. La région où ils habitent aurait des atouts économiques importants, un sous-sol avec du gaz et de pétrole, mais aussi des pierres précieuses et des minerais, et il fait donc l’objet de multiples convoitises.
Les exactions de l’armée birmane qui les ont fait fuir en Malaisie et au Bengladesh sont dénoncées par les organisations humanitaires comme une épuration ethnique voire un génocide, mais l’ONU n’a pas réussi à faire traduire les généraux birmans responsables devant la Cour de Justice internationale pour « crimes contre l’humanité » – car la Chine et la Russie ont mis leur veto à une telle condamnation.
Si la tragédie des Rohyngyas n’avait concerné qu’une persécution et une discrimination contre un groupe musulman dans un coin perdu monde, même avec tout une facette d’« épuration ethnique » voire génocidaire, l’affaire aurait-elle été ébruitée et internationalisée au point où elle l’a été ? On peut en douter, mais un autre élément, médiatique pour ainsi dire, est entré en ligne de compte : il se trouve que la présidente de la Birmanie n’est autre que Mme Ang Sun Kyi, résistante mémorable à la dictature militaire, prix Nobel de la paix en 1991 et, pour cette raison, figure extrêmement admirée dans le monde. Or, Ang Sun Kyi a non seulement observé un « silence religieux » surprenant sur les exactions contre les Rohyngyas, mais elle a, au contraire, dénoncé l’action et les protestations internationales, en les accusant de désinformation. Les Rohyngyas qui espéraient son soutien en ont donc été pour leurs frais, mais on peut dire malgré tout que la célébrité de la présidente silencieuse, ou le scandale de son silence, ont contribué à donner une dimension sinon géopolitique du moins internationale à un conflit autrement confiné à la Birmanie et à ses voisins immédiats. Il en a été de même finalement de la visite du pape François en Birmanie en 2017 : il n’a certes pu parler directement des Rohyngyas aux dirigeants birmans (il leur en aurait parlé en privé, et il les a mentionnés explicitement au Bangla Desh voisin), mais la couverture de son voyage a très largement mis en avant le sort des Rohingyas et les massacres dont était victime cette minorité… dans un pays qui, il faut le préciser, reste par ailleurs une destinée touristique appréciée par les Occidentaux !
Restons-en là. On pourrait sans nul doute montrer une complexité identique dans les autres lieux de conflits interreligieux que j’ai cités, et a fortiori un expert ou un chercheur le pourrait. Mais on peut déjà tirer quelques leçons intéressantes de la violence religieuse en Birmanie.
D’abord, un aspect surprendra certainement bien des Occidentaux dans ce conflit : l’agresseur n’est pas l’islam mais le bouddhisme, qu’ils considèrent volontiers comme la religion pacifique par excellence, ou la seule religion vraiment pacifique. En fait, ce constat oblige peut-être surtout à une rectification de notre vocabulaire : l’islam, le bouddhisme, de même que le christianisme, le judaïsme, etc., sont pluriels : il y a des islams, des bouddhismes, et peut-être vaudrait-il mieux parler de musulmans et de bouddhistes divers et divisés, au lieu d’ « essentialiser » les religions du monde, c’est-à-dire de les caractériser par des qualités universelles et éternelles, présentes sous toutes les latitudes et toutes les longitudes. Les Occidentaux ne voient souvent du bouddhisme que la doctrine remarquable telle qu’elle est présentée par des leaders charismatiques comme le Dalaï Lama ou Mathieu Ricard (pour le bouddhisme tibétain), ou par des maîtres zen (du bouddhisme japonais). Pourtant, dans les lieux où le bouddhisme est la religion vivante du peuple, il présente en réalité toutes les caractéristiques d’une religion populaire remplie de superstitions de toutes sortes, dominée par des moines parfois corrompus et ignorants et utilisée par les pouvoirs à des fins qui n’ont rien à voir avec la piété monastique. Le leader birman opposé aux Rohingyas est du reste un moine, le vénérable Ashin Wirathu, si violent dans ses propos exterminateurs qu’on l’a comparé à Hitler… Rappelons aussi que durant la Seconde Guerre mondiale, des sages bouddhistes du bouddhisme zen, de grande renommée et de haut niveau, ont soutenu l’idéologie guerrière et nationaliste du Japon. La maladie nationaliste peut frapper et frappe donc partout. Cependant, il ne faut pas l’oublier non plus : la violence physique, surtout la violence nationaliste extrême, est en général due à un nombre infime de violents exaltés, pour qui le salut réside dans l’élimination de l’autre religieux.
En deuxième lieu, de quoi parle-t-on au juste, de religion ou de politique ? Dans le cas des Rohingyas et finalement surtout des Birmans, beaucoup d’autres dimensions entrent en ligne de compte, mais vu de loin, la religion semble la principale responsable des violences. Elle est en tout cas l’élément le plus visible. Pourquoi est-elle mobilisée ou mobilisable au profit de l’identité nationale, de l’honneur national et du nationalisme ? Probablement parce que la religion est liée à l’histoire longue et à l’identité des nations et des groupes humains, à leur origine et à leur maintien durable sur un territoire, à leur mémoire historique dans ses aspects glorieux comme dans ses échecs, à leur capacité de « lien social’. La fonction « anthropologique », comme ont dit, d’une religion est éminente. Sa fonction est aussi de protéger et de consoler – et quand tout fiche le camp, comme aujourd’hui avec la mondialisation : elle est par excellence ce qui reste quand tout semble perdu. Pour cette raison, la religion est ce qu’il y a de plus facilement mobilisable, car elle donne des motifs intérieurs pour lutter et se sacrifier. De surcroît, comme le montre Olivier Roy dans la Sainte Ignorance (2008) et tout récemment dans L’Europe est-elle chrétienne ?, la religion de beaucoup de croyants et d’adeptes est aujourd’hui déterritorialisée, privée de son sol natal et de son socle culturel par la mondialisation, qui délocalise les corps et les esprits, de sorte qu’il ne reste que du « religieux pur » déculturé, particulièrement vulnérable au sentiment et aux passions, jouet des nationalisme et des tendances identitaires et fondamentalistes.
Le troisième point à souligner, présent dans tous les conflits que j’ai signalés, est la question non résolue des relations entre majorités et minorités religieuses, a fortiori quand la religion de la majorité est aussi la religion officielle – mais même quand elle ne l’est plus. On ne peut pas compter ici sur la bonne volonté du pouvoir politique et de la religion majoritaire ou officielle pour garantir le droit des minorités religieuses. Seule la séparation juridique entre les religions et l’Etat permet de garantir le pluralisme religieux, la liberté religieuse égale pour tous, i.e. la liberté de conscience et la liberté de culte et d’expression de toutes les communautés présentes sur un territoire, ainsi que la tolérance, voire plus – des relations amicales, le dialogue, le respect mutuel, etc. – entre les diverses communautés religieuses. Le droit ne peut pas tout, certes : de manière ouverte ou déguisée, le pouvoir politique peut favoriser la religion majoritaire, ou ne pas protéger réellement et suffisamment la liberté religieuse des groupes minoritaires : c’est en partie le cas au Proche-Orient, notamment dans un pays comme l’Egypte où les Coptes chrétiens en représentent que 10% de la population et sont en butte à l’hostilité des Frères musulmans et d’autres islamistes violents.
Excursus : la violence au sein de la même religion
Puisque le Proche-Orient a été évoqué, il faut dire un mot du conflit sans merci, aujourd’hui, entre musulmans chiites (présents au PO en Iran, en Syrie, en Irak, à Bahrein, au Liban…) et musulmans sunnites (ceux d’Arabie saoudite en particulier, dit wahhabites). Je rappelle que pour l’islam en général les Sunnites représentent de 85 à 90 % des musulmans, et donc les Chiites de 10 à 15% – sauf qu’au Proche-Orient où ils sont concentrés, ils représentent une proportion beaucoup plus importante.
Le conflit date du premier siècle de l’islam, donc des origines. Il portait sur la succession du prophète pour la conduite de l’islam : succession parmi les premiers compagnons (sunnites) ou familiale (chiites) ? Cette scission et ses développements sont très bien racontés dans de multiples livres sur les origines et le premier siècle de l’islam, il est donc inutile d’y revenir. Soulignons surtout que cette querelle à propos du « vrai » successeur du prophète a produit en fin de compte non seulement une scission initiale, mais, plus tard, deux types de communautés, censées croire au même Dieu unique, Allah, et pourtant profondément différentes dans leur organisation, leur doctrine, leurs rites, leurs traditions… Une des différences les plus visibles vient de ce que les Chiites ont un clergé, une caste de religieux séparée, absente dans le sunnisme, ce qui implique notamment un autre rapport au politique.Toute proportion gardée, on peut faire l’analogie avec les différences entre catholiques et protestants : alors qu’ils ont une règle de foi commune, un « credo » commun, les divergences entre les deux Eglise sont très fortes et ont été intériorisée de chaque côté depuis quatre siècles. Ce qui fait vraiment difficulté aujourd’hui n’est pas la « doctrine » (ce sur quoi on s’est séparé), mais le rôle du pape, le célibat des prêtres, le rôle de Marie et des saints. Il en va un peu de même pour les sunnites et les chiites.
Cependant, au fil des siècles, et surtout au XX°, le conflit entre les deux communautés semblait s’être apaisé pour de bon et relever du passé. Or il a été fortement ranimé dans la seconde moitié du XX° siècle par deux événements : la révolution iranienne en 1979, qui a donné les rênes du pouvoir au clergé chiite, et donc replacé le chiisme au centre de l’Etat le plus puissant du Proche-Orient ; et d’autre part, le rôle clef de l’Arabie saoudite, énorme puissance pétrolière, mais aussi pays de l’islam dit wahhabite, un islam sunnite très rigoriste (né au XVIII° siècle) qu’il s’est mis à exporter activement en même temps que son pétrole, non seulement dans les pays sunnites mais dans le monde entier.
Cette scission a de multiples et grandes conséquences géopolitiques. Soulignons surtout le chambardement des blocs d’alliances au Proche Orient : on a d’un côté les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite, désormais allié d’Israël ; de l’autre, la Russie (et la Chine) avec l’Iran et la Syrie, sans oublier la Turquie qui s’est rapprochée de la Russie (et sans compter que M. Poutine s’efforce aussi d’avoir de bons rapports avec l’Arabie Saoudite et Israël). Tous combattent Daesh – armée sunnite qui a prétendu restaurer « califat » mythique, mais avec des intérêts multiples et divergents.
On peut aussi souligner une conséquence latérale du conflit. Nombreux sont ceux qui craignent l’ « islam conquérant » qui pourrait submerger l’Europe voire « remplacer » ses peuples chrétiens ; ils insistent sur le danger de l’ « islam » comme tel et n’arrêtent pas de chercher dans le Coran les versets violents pour justifier l’idée qu’on a affaire à une religion par nature dangereuse – un islam à la fois fort, violent et porté à la conquête, par rapport à un Occident décadent où le christianisme est affaibli. Cette vision semble bien sûr confirmée par la folie furieuse des combattants de Daesh et par leurs attentats meurtriers dans le monde, ou encore par la difficile intégration des musulmans dans les mœurs des pays occidentaux où ils viennent s’installer pour des raisons économiques et politiques. La réalité est pourtant différente : on a aujourd’hui un islam faible ou affaibli, très divisé, en état d’implosion, et par conséquent aussi en pleine crispation identitaire, et pour cette raison, en effet, les plus radicaux deviennent capables de toutes les violences et d’entrer en en pleine « prophétie autoréalisatrice » pour créer l’apocalypse.
A propos du conflit actuel entre sunnites et chiites aussi, il importe enfin d’ajouter, pour répondre à la question initiale, que selon de nombreux spécialistes, on a affaire non pas d’abord à un conflit religieux, mais à un conflit politique entre l’Iran et l’Arabie Saoudite pour le leadership au Proche Orient – un combat où la religion n’est qu’un prétexte et un moyen pour mobiliser les foules contre l’ennemi démonisé.
2/ La guerre des valeurs entre religions et monde séculier
J’ai parlé jusqu’à présent de la part des religions dans les conflits armés de l’heure, sur de nouveaux théâtres où elles trouvent à s’exercer dans la période récente, à travers la répression des croyants d’autres religions, celle de « frères ennemis » dans la même religion, ou encore le terrorisme contre les mécréants, etc.
Il faut cependant ouvrir maintenant un autre volet, plus invisible, plus psychologique, sociologique et anthropologique. Il concerne les rapports conflictuels des religions avec nos sociétés modernes, ou postmodernes, sur la question des mœurs et des valeurs. On peut résumer le problème de la manière suivante : depuis une cinquantaine d’années – la fin des années 60 et le début des années 70 -, le fossé s’est creusé entre les valeurs des religions et celles du monde séculier. A partir de ces années-là, on a assisté à une « rupture anthropologique » (une rupture sur la vision de l’homme, de son action et de ses fins), qui a laissé les religions à quai pour ainsi dire, et certaines plus que d’autres, en particulier l’Eglise catholique, mais aussi toutes les tendances « conservatrices » des autres religions et cultes (en particulier les évangéliques dans le protestantisme, mais aussi les juifs et les musulmans traditionnalistes). L’individualisme n’a cessé de croître partout, en particulier dans les classes moyennes (mais en fait, aujourd’hui, dans tous les milieux sociaux). Il est lié à de nouvelles et multiples possibilités de consommation et dû à l’accès de nouvelles découvertes et techniques, dans le domaine médical surtout, qui permettent de privilégier les valeurs d’autonomie et d’autoréalisation personnelle. Au sein même de l’individualisme devenu la norme dominante, il s’agit de déployer toujours davantage sa singularité individuelle, de devenir radicalement soi, d’effectuer son parcours propre.
L’évolution des moeurs et des valeurs est particulièrement sensible dans le domaine du « biohumain », celui des conduites sexuelles, conjugales, procréatives, maritales, aussi de l’identité sexuelle (et aussi de la fin de vie). On a parlé de révolution sexuelle, et le terme n’est pas usurpé. A travers les nouveaux comportements et les législations qui les accompagnent et « permettent » de les vivre légalement (les religions les traitent de « permissives »), des impératifs religieux constitutifs pour les religions soient perçus comme en porte à faux par rapport à des valeurs modernes et contestées voire mises à mal très concrètement. Comme dit Olivier Roy, dans ce contexte les religions deviennent un « problème ». Elles irritent. Elles sont ressenties comme hostiles. Pire encore : non seulement elles sont perçues comme divergentes et empêcheuses de progrès sur des questions d’actualité, mais une part de leur loi et de leurs mœurs constitutives semblent devenues inacceptables pour les modernes, persuadés que ce sont eux qui représentent à la fois la vérité, la liberté et le progrès. J’en donnerai ci-dessous un certain nombre d’exemples, à propos du judaïsme, du christianisme et de l’islam, tout en soulignant que je ne partage pas, loin de là, toutes les valeurs ou les prétendues valeurs des modernes, en tout cas les côtés simplistes et grossiers de leur justification. Ce qui nous intéresse ici, c’est le fossé, la divergence qui s’est creusée entre les religions et la modernité. Il en résulte une forme de guerre symbolique entre le monde séculier et certains croyants, une guerre qui peut déboucher, dans certains cas et en certains lieux, sur des violences physiques.
L’Eglise catholique
Depuis les années 60 et en particulier depuis 1968, année de Mai 68 mais aussi de l’encyclique Humanae Vitae, la divergence de la doctrine morale catholique s’est creusée par rapport non seulement aux mœurs mais aux droits accordés aux individus dans le sens de la liberté et de l’égalité. L’Eglise catholique a un grand avantage pour l’observateur : elle produit un grand nombre de textes où elle explicite clairement ses positions. Pour dire les choses simplement : en les lisant, on voit bien qu’on est passé de la convergence, jusque dans les années 60, à la divergence par rapport à la société séculière, laïque. En 1881, dans sa célèbre lettre aux instituteurs, Jules Ferry pouvait encore les rassurer en expliquant que la morale laïque était la morale de nos pères, la morale de toujours, la morale chrétienne, tout simplement. On peut donner facilement des exemples de ces convergences. Ainsi, il est vrai que la République laïque a institué le droit de divorcer dans les années 1880, mais jusque dans les années 1960, le divorce était perçu par les laïques autant que par les catholiques comme un mal à éviter autant que faire se peut – pour le bien des enfants ; divorcer était perçu comme un échec finalement, et le divorce soumis à des conditions sévères. Sur l’avortement aussi, la législation civile était très sévère, à l’unisson de la condamnation de l’Eglise, pour des raisons morales partagées quant au respect de la vie et au refus de l’infanticide – sans compter le « natalisme » de l’Etat et de l’Eglise. Les relations sexuelles avant le mariage ou hors mariage existaient, bien sûr, mais pas question de cohabiter avant le mariage civil et/ou religieux : en France, la République elle-même protégeait le mariage – et le mariage entre un homme et une femme exclusivement. L’homosexualité ouvertement assumée subissait la commune réprobation de l’Eglise et de l’Etat. La congruence était évidente aussi quant aux droits des femmes, c’est-à-dire quant au non droit, à l’inégalité juridique, sociale, culturelle des femmes, etc. (rappelons encore une fois qu’en France, le droit de vote des femmes date de 1946).
Mais autant les convergences entre l’Etat séculier et l’Eglise étaient fortes naguère, autant les divergences sont accentuées aujourd’hui. Non seulement les démocraties libérales, mais même des Etats autoritaires ont connu de fortes évolutions du droit sur la contraception, l’avortement, le mariage, le divorce, les droits égaux des femmes, le droit des homosexuels, des enfants, des handicapés, sur la procréation médicalement assistée, la recherche sur l’embryon… Dans ce contexte, l’Eglise catholique a évidemment le droit de dire son opposition à des lois civiles au nom de sa propre loi, mais ces refus ont un prix. Dans une démocratie d’opinion, il est risqué, sur les questions dites sociétales, de s’affronter à la fois au Parlement qui vote des lois et à l’opinion publique qui les approuve. Dans la seconde moitié du XX° siècle, cette distorsion explique en grande partie, aux yeux des sociologues de la religion, le déclin considérable de l’Eglise catholique en termes d’adhésion et de pratique. Elle explique aussi non pas le renouveau de l’anticléricalisme d’antan, celui « de papa », qui venait d’anticléricaux connaissant bien l’Eglise, mais l’apparition d’une hostilité ouverte de l’opinion publique, y compris et surtout ignorante, comme on le voit à propos de la pédophilie des prêtres, où seul compte aujourd’hui le sort des victimes et la condamnation sans réserve des responsables, en l’occurrence des évêques et du pape.
Dans le contexte de l’évolution récente du droit, qui est celle des droits individuels de plus en plus intériorisés par le sens commun, on voit des mises en cause puissantes des religions, et notamment de l’Eglise catholique, par exemple à propos du statut et du traitement discriminatoire des femmes : les féministes y voient un sexisme inacceptable. Quand l’Eglise refuse le mariage des homosexuels, elle est taxée d’homophobie. A propos des prêtres pédophiles qu’elle est accusée d’avoir protégés en les dénonçant pas, on a pu lire de toute part des mises en cause du célibat obligatoire imposé aux prêtres ou, encore pire, du secret de la confession (mis en cause légalement dans un Etat régional australien). L’Eglise a dû admettre, de facto, qu’elle ne pouvait plus traiter le problème des prêtres pédophiles en interne, mais que c’était à la justice civile qu’elle devait en quelques sorte « livrer » les prêtres défaillants, considérés comme des criminels (la loi sur les droits des enfants et l’évolution des mentalités après 1990 ont joué un grand rôle dans ce sens). Dans la mise en cause du célibat religieux des femmes et des hommes, même s’il est choisi, certains accusent une violence et une contrainte symboliques : il s’apparenterait sinon à une mutilation, du moins à une forme de servitude volontaire. Pour le dire autrement, c’est toute une immunité cléricale et religieuse qui est mise en cause.
Tout cela est exagéré, et témoigne certainement d’une grande ignorance religieuse. Mais force est de constater désormais l’incompréhension répandue par rapport à la « discipline » religieuse (le célibat, le refus de la communion aux divorcés remariés…), perçue comme une forme de violence imposée, dans un contexte, bien sûr, où les valeurs de liberté et d’égalité, en particulier de sexe et de genre, sont portées au pinacle.
Les Eglises protestantes
Elles sont fortement divisées entre une tendance dite libérale, ouverte aux évolutions fût-ce avec des réserves critiques, et une vaste galaxie de protestants évangéliques qui prônent une éthique rigoriste et jouent, dans certains pays, un rôle politique très important, qui peut faire la différence au moment des élections. Les deux exemples récents de cette importance politique sont les Etats-Unis de Donald Trump et le Brésil de Jaïr Bolsonaro, à l’élection desquels ils ont contribué fortement. Dans les deux cas, le libéralisme économique que ces évangéliques prônent est inversement proportionnel à leurs opinions illibérales sur les questions dites sociétales, c’est-à-dire, en particulier, à leur opposition à la légalisation de l’IVG et aux droits égaux des homosexuels (en outre, aux Etats-Unis ils sont en général favorables à la peine de mort).
En France, l’Eglise protestante officielle – l’EPUdF (Eglise protestante unie de France), qui réunit depuis quelques années les calvinistes (ou réformés) et les luthériens – conserve certes sa tradition d’ouverture critique à la modernité sous ses divers aspects. Mais il faut savoir qu’elle est maintenant très minoritaire par rapport aux protestants évangéliques, qui compteraient environ 400 000 membres – et des membres motivés – contre 100 000 membres affiliés à l’Eglise officielle (affiliés mais plus ou moins « appartenants »). Les évangéliques sont membres de l’EPUdF, mais, par exemple, ils ont menacé il y a quelques années de la quitter quand un synode décida, il y a quelques années, que les pasteurs de l’Eglise pouvaient bénir des unions homosexuelles. Cet exemple montre du reste à quels points les conflits dont je parle ne sont pas seulement entre le dehors et le dedans des Eglises et des religions : ils traversent les religions et les cultes.
Le judaïsme
Il est affecté par les mêmes scissions et les mêmes divisions sur les questions sociétales entre les libéraux et les orthodoxes. Un autre point est intéressant à signaler ici, très typique de l’évolution récente des mentalités : il s’agit de la circoncision[1] – laquelle concerne aussi les musulmans. Elle est mise en cause aujourd’hui en certaines régions, par des tribunaux, au nom des droits de l’enfant. Un jugement allemand de 2012 l’a considérée comme un « délit pour coups et blessures », même quand elle est effectuée par un médecin, en la considérant à la fois comme une atteinte à l’intégrité corporelle de l’enfant, donc une violence physique, et une atteinte à sa liberté religieuse – puisqu’on lui inflige un marqueur religieux irréversible sans qu’il ait pu choisir. Autrement dit, on oppose la liberté religieuse de l’enfant à celle des parents : la religion ne serait donc plus l’inscription dans une tradition, mais un choix absolument individuel, qui devrait échapper à tout contexte et toute contrainte extérieurs. En Allemagne ce jugement a été cassé par le Bundestag, pour la raison que la religion juive et la religion musulmane devaient pouvoir vivre dans ce pays. Mais pour autant, l’argumentation du tribunal n’a pas été contestée. Actuellement seule l’Islande a interdit la circoncision, mais les pays scandinaves sont tentés de le faire aussi. Et des voix s’élèvent pour qu’elle soit pratiquée exclusivement à l’hôpital par un médecin. Pour toutes les raisons que j’ai dites, la circoncision est discutée aujourd’hui dans le judaïsme libéral, et sa pratique est en recul. Celles et ceux qui sont opposés à la circoncision allèguent aussi la souffrance réelle de l’enfant lors de l’opération, et le fait qu’elle est un marqueur de l’inégalité entre les femmes et les hommes (elle « consacre » en quelque sorte d’entrée de jeu la supériorité masculine). Notons aussi que les règles internes du divorce, qui soumet la femme aux décisions masculines, sont contestées par les tendances non orthodoxes du judaïsme contemporain.
L’islam
La question de la circoncision concerne aussi les musulmans qui ne vivent pas dans les pays d’islam et, surtout dans ses versions islamistes ou islamisantes, l’islam est concerné bien sûr aussi par les discriminations à l’égard des femmes, des homosexuels et d’autres groupes. Mais deux autres points méritent une mention particulière : le voile et l’abattage rituel.
Après avoir semblé diminuer dans l’espace public jusque dans les années 70, le port du voile et du foulard ou d’un mélange des deux s’est sensiblement accru, dans toutes les générations de femmes musulmanes, non seulement dans les pays musulmans mais aussi dans les pays d’immigration. Beaucoup prétendent le porter librement. Mais pour les féministes françaises et d’autres, ces femmes le font sous contrainte : au-delà du forçage par leurs maris et par les garçons de la famille, au-delà même du fait que beaucoup de femmes musulmanes, mêle cultivées et émancipées, le portent « librement », c’est, pour ces critiques féministes et autres, une injonction religieuse devenue inadmissible. Le voile est compris par les féministes comme le symbole par excellence de l’oppression féminine en islam, et par conséquent aussi ce qui provoque le plus d’irritations et de conflits.
Un autre lieu de friction entre les musulmans et la modernité la plus récente est celui de l’abattage rituel. Il est aujourd’hui interdit dans certains pays, comme le Danemark. Ici la question sensible porte d’une part sur la souffrance de l’animal, devenue en soi inadmissible pour beaucoup. Et d’autre part, sur le droit des animaux, qui l’emporterait sur le droit des religions ; les défenseurs de ces droits de l’animal se manifestent aussi par rapport à la boucherie en général, à l’expérimentation animale, aux chasseurs et aux fourreurs. C’est l’anthropocentrisme, affirmé notamment par Descartes, qui est mis en cause : selon les militants pro-animalistes, l’homme n’est pas, comme il le dit, « maître et possesseur » de la nature. Sa domination sur les animaux, affirmée dans le ch. 1 du livre de la Genèse, est tout à fait contestable. Pour les « antispécistes », opposés à la distinction entre espèce humaine et espèce animale, cette dernière a même dignité et mérite autant de considération que l’espèce humaine. Concrètement, au-delà de l’abattage rituel des animaux destinés à la boucherie et éventuellement au-delà de l’abstention totale de viande animale, cela met en cause, bien sûr, le sacrifice du mouton lors de la fête musulmane de l’Aïd el Kébir, la « grande fête » où les familles musulmanes sacrifient un mouton. Est contestée alors une pratique festive qui implique la violence contre un animal, et aussi du fait que le rituel pour le tuer en l’égorgeant au couteau semble désormais particulièrement cruel.
Je conclus. Tout ce précède est évidemment objet de discussions et de contestations, et d’évaluations différentes. La sociologie n’est pas une science exacte : les faits sociaux et les évolutions sociétales dont elle parle peuvent être vrais, mais leur interprétation sur les responsabilités reste ouverte. Quoi qu’il en soit, on voit bien quels défis ces évolutions représentent pour les religions. On comprend qu’elles puissent se sentir menacées dans leur existence même et que, se sentant menacées, elles deviennent à leur tour menaçantes. Ou que du moins certains de leurs adeptes donnent une interprétation apocalyptique du moment présent, ou qu’ils y voient le temps de l’apocalypse, et qu’ils croient devoir lui apporter leur concours. Dans les lieux de conflits avec des conséquences géopolitiques, les religions peuvent à la fois jouer un rôle majeur en exacerbant les nationalismes, et être instrumentalisées au service des causes les moins honorables. Dans les démocraties libérales, fortement marquées par l’individualisme, elles sont sommées de se rendre aux principes de liberté et d’égalité réinterprétés dans le sens de l’individualisme et de la réalisation personnelle – mettant ainsi en danger ou risquant de perdre leur identité propre ; si elles résistent à cette injonction (explicite ou implicite) au nom de leurs propres principes, elles risquent le désintérêt et l’abandon d’individus soumis pour leur part aux contraintes évidentes ou anonymes du monde moderne.
La situation des croyants n’est donc pas confortable : d’un côté, on aimerait qu’ils résistent à des pouvoirs autoritaires qui les utilisent à des fins inhumaines, opposées aux droits de l’homme. De l’autre, on préfèrerait non qu’ils « s’adaptent » aux nouveaux droits qui permettent une expression débridée de l’affirmation de soi, mais si « tout est permis », qu’ils soient capables de discerner le « bon » ou le « bien » du nouveau. Pour les croyants qui excluent toute violence pour s’imposer aux autres ou se faire entendre, et qui prônent en permanence la paix, on peut comprendre que la situation présente soit vécue dans une relative angoisse. Le défi est celui de l’espérance et de l’inventivité créatrices. A vrai dire, la menace qui pèse n’est pas sur les croyances elles-mêmes : on n’est pas dans le vide mais dans le trop plein. La menace est sur les religions comme institutions et comme traditions vivantes, et c’est leur vitalité et leur justesse pour dire et faire est en cause.
[1] Je m’inspire dans ce qui suit, et pour l’ensemble des développements de cette seconde partie, de l’ouvrage récent d’Olivier Roy, L’Europe est-elle chrétienne ?, Seuil, 2019).