Christian Salenson, Le symbole : initiation et éducation

 

 

Session : Initier à la symbolique

ISTR / Mars 2014

 

 

 

 

                                               Le symbole : initiation et éducation

 

 

 

                                                                                  Christian Salenson

                                                                                  ISTR Marseille.

 

 

 

 

Comme le dit le dictionnaire philosophique de Lalande[1], le symbole est « Tout signe concret évoquant, par un rapport naturel, quelque chose d’absent ou d’impossible à percevoir ». Un signe concret : Concret signifie « croître avec » (cum-crescere). Et en cela il rejoint la tache éducative. Le symbole fait croître. Sa concrétude dit son enracinement dans la matérialité du réel, alors même que le symbole ouvre une appréhension du réel qui sans sa médiation ne serait pas possible.

 

Le symbole et le concept ouvrent deux champs différents de la pensée et offrent des approches diversifiées. Le symbole évoque plus qu’il n’énonce. A la différence du concept, on ne peut pas dire ce qu’il signifie car ce qu’il signifie est multiple. Il ouvre un champ sémantique large que le sujet investit selon ses propres ressources. Le symbole ne se laisse pas ramener à l’unicité d’une représentation, gravant cette impossibilité jusque dans son étymologie : suv- balleiv : jeter ensemble : tenir des signification contraires dans un unique signe matériel.

 

Ces deux formes de la pensée ne se concurrencent pas mais s’appellent l’une l’autre pour appréhender le réel. Elles s’entourent comme les serpents qui figurent sur le caducée, sans jamais se confondre, sans pouvoir se substituer l’une à l’autre, dans une juste et égale distance et un enroulement l’une sur l’autre qui ouvre l’espace de l’herméneutique aussi bien du réel que du sujet qui le pense. Chacun joue son rapport au monde et à lui-même à travers ces symboles, ces rites, ces récits dans lesquels il tente, comme dirait Ricoeur de « comprendre et de se comprendre ». Pourquoi continuons-nous à vivre la symbolique du soleil qui se lève puisque nous savons pertinemment que ce n’est pas la juste explication scientifique ? L’un et l’autre, pensée scientifique et pensée symbolique nous sont nécessaires pour nous penser en relation au cosmos. Loin de s’exclure, ces approches se complètent, se renforcent, dialoguent parfois l’une avec l’autre. Le symbole donne accès à un sens du réel auquel personne n’a accès sans cette médiation, et l’absence du recours à l’intelligence symbolique dévitalise la pensée et contribue à désenchanter son être-au-monde.

 

           Le symbole est à la symbolique ce que le concept est à la rationalité. Un symbole produit des symbolismes, à l’instar du ciel qui dans sa matérialité est porteur de symbolismes de lumière, d’immensité, ou de l’eau aux multiples symbolismes dont Bachelard en son temps nous a fourni un si beau traité. La symbolique est l’organisation par une culture et/ou par une religion de cet ensemble de symboles et de symbolismes. Ainsi on peut parler de la symbolique chrétienne ou bien de la symbolique musulmane. Chaque religion et chaque culture organise selon un ordre propre et singulier une certaine articulation des symboles et de leurs symbolismes jusqu’à dégager et élaborer une symbolique originale.

 

La symbolisation[2] désigne le processus par lequel les hommes vont créer du sens à travers des récits, les mythes et textes sacrés, et à travers des rites. La symbolisation peut donc être collective ou individuelle. Elle est à proprement parler de l’ordre de la poétique. Elle est un faire Poiev , un agir symbolique de l’homme dans lequel il se saisit du réel à travers des symboles pour composer le réel et se construire lui-même. L’homme alors prend en charge le réel et se prend en charge. Mais ce processus échappe à sa maitrise. Il symbolise sans jamais maitriser le symbole, lequel le travaille et le construit comme sujet dans le moment même où il s’en saisit. Il est saisi lorsqu’il croit saisir. Le symbole le travaille dans des niveaux d’infra conscience. L’homme crée des mythes et invente des rites mais ces récits et ces agirs symboliques sans cesse le façonnent.

 

Jacques Vidal considérait que l’on se rapporte au symbole selon trois modes : cosmique, onirique poétique. Le symbole est souvent emprunté à l’univers, au cosmos : eau, huile, vin, arbre, source, ciel, haut, bas etc.. L’onirique désigne la manière dont l’homme se voit et se pense à travers le symbole. Cet arbre n’est pas un symbole externe. Moi aussi j’ai des racines, je grandis, je porte des fruits etc. et je me comprends à travers la symbolique de l’arbre. Et le poétique : l’homme crée ces récits mythiques ou ces rites à travers lesquels il se raconte le monde et il se raconte lui-même que ce soit dans des récits ou dans des mises en scène rituelles.

 

 

I- La pensée symbolique

 

 

            La pensée symbolique est une pensée originale du réel et du sujet humain. Elle a été mise à mal en particulier à la période moderne. Gilbert Durand qualifie ce discrédit de la pensée symbolique de « victoire des iconoclastes[3] ». Il la repère dans l’histoire de la tradition occidentale chez Descartes dans son cogito. Ce triomphe dictatorial et exclusif de la raison chasse l’imagination symbolique du champ de l’humain décisif pour le confiner aux marges de l’art et de la religion désormais périphériques… Peut-être même faut-il suivre Gilbert Durand lorsqu’il fait remonter cette perte à l’impérialisme de l’aristotélisme contre le platonisme, victoire des iconoclastes à laquelle la théologie a prêté main forte.

 

Certes, le Moyen âge sait encore vivre du symbole. L’art roman l’atteste ! Mais aussi le jeu, tellement en usage au Moyen âge ! Un autre sens du temps : 90 jours chômés par an ! Ces vitraux ou ces cloitres aux chapiteaux historiés, ou ces portails romans. Personnellement l’évolution des représentations du Christ, des christ romans catalans déjà ressuscités, aux visages graves et paisibles, jusqu’à ces christ douloureux à l’excès de la modernité, me raconte ce drame de la culture. Désormais on est dans la représentation de la souffrance, de la croix mais on a perdu cette capacité du symbole à tenir les contraires. La croix n’est plus le symbole de la mort et de la résurrection mais uniquement celui de la souffrance de l’homme et signe l’incapacité à rendre compte précisément de ce qui fait le génie de la foi chrétienne : tenir la surgissement de la vie jusque dans son échec.

 

L’avènement de la bourgeoisie marchande a congédié le temps liturgique marqué au rythme des saisons et de la durée des jours au profit du temps de l’horloge, du temps compté. Elle développe un autre rapport au corps et à la sexualité comme l’a bien montré Michel Foucault, vers un contrôle strict du corps et de la sexualité conjugale[4]. Dans le champ ecclésial, on ne sait plus lire l’Ecriture que dans son sens littéral : Jésus est descendu en Egypte avec Joseph et Marie sur un âne… ou encore le monde a été fait en 7 jours, un créationnisme que n’aurait pas soutenu Augustin et auquel Origène ne croyait pas. Cette univocité de la lecture fera des ravages dans la culture au moment de la crise du modernisme. Les uns et les autres, ceux qui attaquent l’Eglise et ceux qui la défendent, ne savent plus lire un miracle que dans sa brutale matérialité que ce soit pour rejeter ou pour en défendre la véracité. Il ne restera plus qu’à réduire la religion à la morale. Le XIXème siècle s’y emploiera comme l’a si bien montré Karl Barth[5]. En ce temps là – les temps ont bien changé ! – la société concédait encore à la religion de garantir une morale qui n’était pas encore devenue contractuelle. Saint Paul pourtant nous avait mis en garde sur la place de la Loi relative et ambigüe dans le salut… cela ne pouvait pas à terme donner de bons fruits. Nous récoltons ces fruits amers.

 

Nous sommes les héritiers de cette culture qui a développé une pensée scientifique trop exclusive. Ce fut le règne de l’idéologie de la science dénoncée magistralement par Nietzsche mais qui ne sera entendu que lorsque, sous la poussée des drames du siècle dernier, la foi dans le progrès sera ébranlée. Et nous sommes immergés dans l’idéologie de la technique, critiquée par Habermas[6].

 

Intérêt de la pensée symbolique.

 

            Comment ouvrir de nouveaux chemins dans notre manière d’être-au-monde ? Il ne s’agit pas d’inventer des symboles. Les symboles sont là. Nous habitons un monde de symboles mais qu’il est nécessaire d’apprendre à lire. N’est-ce pas la grandeur de l’Ecole que d’y apprendre à lire, à lire le monde, à le comprendre en se comprenant soi-même ? Il en va du monde comme du texte biblique. La lecture est écrasée. Elle souvent réduite uniquement à son sens littéral. L’homme moderne est fier d’être réaliste ! Suprême enfermement ! La réalité, sans s’en rendre compte, lui cache souvent le Réel. Beaucoup croient atteindre le réel parce qu’ils s’agitent fiévreusement dans la réalité. Ne voyant le monde que d’un œil, le risque est grand de perdre la profondeur de champ. Le sens s’évanouit…

 

Il en va de la manière d’être au monde comme de la visite d’une exposition de peinture dans laquelle quelqu’un se précipiterait. Muni d’un appareil audio, il lui est raconté l’histoire du tableau, du peintre et de ses amours, des couleurs utilisés et des lignes qui traversent la toile mais pendant que tout cela est compté au visiteur, il risque de ne pas regarder le tableau…et de passer ainsi de tableau en tableau. Ainsi s’achèvera la visite en ayant appris, et même en ayant vu et en ayant commenté mais sans jamais avoir été réellement saisi …

 

Les programmes de français ont inclus quelques grands textes mythiques ou sacrés, peu du Nouveau Testament évidemment ! Et si possible ceux qui offrent une lecture morale fut-ce au prix d’un contresens monumental comme par exemple dans la lecture proposée du bon samaritain. On cherchera en vain des Visitations ou des Annonciations. Qui saurait les lire ? Les catho grand teint n’y verraient probablement qu’un événement qui est arrivé à Marie et les autres le nieraient. Les uns et les autres frappés d’une même cécité. Qui est capable de lire, de laisser parler et de recevoir ces textes prodigieux qui ont produit tant d’œuvres d’art, inspiré tant d’artistes, parlé au cœur de tant de gens simples qui n’avaient pas les mots pour le dire ? Ces textes ne racontent pas des faits divers. Ils sont des clefs herméneutiques pour se comprendre.

 

 

 

II- En quels lieux initier à cette pensée du réel

 

 

            L’éducation au symbole peut s’entendre à la fois comme une éducation à la symbolique mais aussi comme éducation par le symbole. Pour initier les jeunes générations, les adultes doivent eux-mêmes apprendre. On initie en étant initiés.

 

L’espace

 

L’Ecole est un de ces lieux. Le symbole s’inscrit dans la matérialité : de l’eau, du vin, un arbre. Aussi le premier apprentissage du symbole à l’Ecole commence par la disposition même des lieux. Les laïques, ceux qui font de la laïcité une idéologie, veulent sanctuariser l’Ecole. Probablement en manque de lieux de culte, ils veulent en faire un sanctuaire. Mais l’Ecole n’est pas sacrée. Elle est un lieu à forte tonalité symbolique, jusque dans l’organisation des lieux. La disposition renseigne plus sur le projet éducatif et même sur la mise en œuvre du caractère propre que les déclarations officielles. L’organisation parle plus fort que les discours, sans prononcer un seul mot, précisément parce que l’organisation symbolique des lieux ne s’adresse pas à la conscience claire. L’établissement est catholique. Quels symboles donnent à lire cette catholicité ? Et de quelle catholicité parlons-nous ? Il ne suffira pas de mettre des insignes religieux mais de vérifier la place du personnel de ménage ! Au juste : Où se trouve le bureau de l’APS ? Et la chapelle ? Et en quels lieux se tient le directeur aux différents moments de la journée ? Et la décoration des lieux : que donne-t-elle à voir ?

La symbolique de la classe. Elle varie selon les niveaux : la maternelle n’est pas une classe de troisième. Quelle est la symbolique que renvoie ma classe : Cela va s’inscrire dans l’organisation de l’espace. Que dit la disposition des lieux ? Sans en avoir l’air elle induit des représentations. La décoration ? Elle a durablement marqué les générations antérieures et contribué à graver en eux une représentation de l’école : les cartes de géographie accrochées au mur, la place du tableau noir etc… Bien évidemment la représentation de l’école ne peut plus être celle de la troisième république dont parle Péguy. Mais vous savez qu’il faut peu de choses pour savoir que l’on est dans la salle d’attente du médecin ou du dentiste ou bien dans la salle d’attente de la gare SNCF. Que serait une absence de décoration de la classe ? Une salle d’examen ? Que dit ma classe ? Les symboles sont là et sans rien dire délivrent leurs significations à des lecteurs qui les reçoivent rarement dans une conscience claire mais ils n’en sont que plus efficaces…

 

Le temps

 

Et il va de même pour le temps. Le temps à l’Ecole ne peut pas être celui de la société. Hannah Arendt avait raison de nous dire que l’Ecole est un lieu protégé à distance du monde[7]. L’Ecole éduque au temps. A l’Ecole on a le temps. Le « je n’ai pas le temps » ne veut pas dire que je travaille beaucoup et bien mais que je me fais avoir par le temps… Un chef d’établissement, un enseignant est quelqu’un qui a le temps, plus exactement qui s’inscrit de manière originale dans le temps, parce qu’il est au service du temps. Il ne se laisse pas prendre par le temps. Il prend le temps car il garantit le temps de chacun, le temps dont chacun a besoin, le temps de la construction, le temps de la maturation. L’éducation s’inscrit dans le temps. Chronos, le temps compté de nos agendas et des horloges, dévore ses enfants. l’Ecole les protège de ce temps vorace pour apprendre à faire les choses avec un enracinement en soi, une intériorité, en s’habitant soi-même sans se prendre pour ce que l’on fait. Comment initier au temps intérieur sans prendre le temps ?

Les programmes sont très symboliques de l’organisation du temps, sans parler de la place de la catéchèse, des temps de formation humaine, et plus largement de ce qui a rapport à la gratuité, sans laquelle il n’y a pas de fécondité. Et aussi la manière dont on aborde le temps et on rythme le temps. Comment on commence une heure de cours et comment on la termine ? Comment on change de discipline ? Là commence l’apprentissage de l’intériorité.

 

La symbolique de l’enseignant

 

L’enseignant, le chef d’établissement, l’APS, chacun selon son rôle propre est un personnage symbolique. Nous entendons par là qu’il dégage une signification qui est inscrite en partie dans son rôle mais qui est dépasse ses faits et gestes et la conscience qu’il a de lui-même.

Chacun doit savoir qu’il est un personnage symbolique. la manière dont il est perçu n’est pas équivalente à la manière dont lui-même s’appréhende de l’intérieur. Chacun se perçoit dans son individualité singulière mais à l’école il est perçu selon la fonction symbolique que lui attribue la société.

Chacun habite cette place selon son génie propre. Il y a beaucoup de liberté possible à avoir. Mais selon la manière dont on habite ce rôle on induit des représentations , des manières d’être au monde. La manière dont vous parlez du programme… que vous n’aurez pas le temps de finir ! La place qu’occupe l’évaluation ! la forme de l’évaluation ! Autant de comportements dont la dimension symbolique construit chez les élèves une manière de se construite par rapport à la loi, au règlement, au temps…

Je pense que l’on transmet plus par nos comportements qui induisent et inscrivent un rapport au monde, à l’autre, à la loi ni trop laxiste, ni trop rigide… le rapport homme/femme qui se construit aussi et entre autres dans la manière dont on le vit à l’école…

Je viens de voir le très beau film : la cour de Babel dans lequel on ne voit pratiquement pas l’enseignant alors qu’il est constamment intervenant avec des primo-arrivants Une magnifique figure symbolique d’enseignant..

 

La symbolique des célébrations.

 

Et encore quels sont les symboles qui rythment le temps de l’année ? Les célébrations ? J’ai travaillé avec Jean Vanier et les responsables des communautés de L’Arche pendant plusieurs années. Dans les communautés de L’Arche, les célébrations occupent une place décisive dans la vie de la communauté et pour les personnes qui la constituent. La construction d’une personne ou d’une communauté humaine doit beaucoup aux rites. Elles sont indispensables pour les personnes ayant un déficit mental mais on n’oubliera jamais que ces personnes nous révèlent ce dont nous avons le plus besoin. Les célébrations disent sans mentir la vie d’un établissement. Les célébrations, parce que ce sont des rites, ont une grande efficacité.  Leur absence serait terrible. Des personnes ou des groupes qui ne célèbrent pas ou plus, ne se structurent pas vraiment ou même se déstructurent. Les célébrations révèlent la réalité et en même temps elles la construisent. Elles mettent en scène l’unité et son corollaire la diversité telle qu’on la vit dans l’établissement sur un curseur qui va de Babel à Pentecôte…

L’imagination manque souvent. Les célébrations ne sont pas toutes strictement religieuses. Beaucoup d’évènements peuvent être fêtés : des arrivées dans l’établissement, des départs, les succès d’une classe, un examen blanc, les réussites d’un enseignant à l’agrégation ou au doctorat etc. et on peut aussi y vivre alors une dimensions religieuse même si ce n’est pas Noel ! Et comment sont célébrés aussi les événements qui marquent douloureusement le personnel, les enseignants, les élèves ?

 

 

Les disciplines comme initiation à la dimension symbolique

 

L’enseignement des disciplines n’a pas pour finalité ultime la transmission de savoirs. Cet oubli servirait l’idéologie de notre époque, mais ne servirait pas la construction des personnes. Il enfermerait une nouvelle fois dans le sens littéral. Or l’enseignant a besoin de garder les yeux levés sur l’horizon symbolique de son enseignement. Le professeur d’anglais a besoin de percevoir le sens symbolique de ce qu’il fait, en l’occurrence la dimension pentecostale de son enseignement, car s’il y a un symbole qui parle, c’est précisément celui de la langue. A travers ce qu’il donne à voir et à apprendre, il opère, ce qui ne se voit pas nécessairement mais qui n’en est que plus efficace : l’ouverture à l’autre.

 

Dans le laboratoire qui réunit quelques-uns d’entre vous, nous travaillons à mettre en lumière la dimension symbolique de l’éducation et de l’enseignement des disciplines. La professeure de français qui travaille sur l’enfant de Noe de Schmitt, ne fait pas que du français. Elle travaille symboliquement un point focal et dramatique de l’histoire occidentale que fut la relation au judaïsme et qui fut peut-être matricielle de la relation à toutes les altérités : le noir, l’indien, l’arabe, et maintenant le rom, l’immigré etc. Une autre professeure travaille sur l’Au-delà à partir de la Divine Comédie de Dante. L’enjeu n’est rien de moins que d’être initié à la symbolique, pour ne pas hypostasier des représentations, mais rendre aux symboles leur capacité de donner à penser. Une autre enseignante intéressée par l’histoire mixte travaille sur la place des femmes dans la colonisation, absolument absente des livres d’histoire et donc sur la question du genre. Dans l’histoire enseignée, il n’y a ni femmes colonisées ni femmes colonisatrices. De plus elle conduit sa recherche dans l’histoire des missions. Alors là on est victime d’un double aveuglement : celui de l’histoire religieuse et celui de l’histoire des femmes… Dans l’histoire enseignée de la colonisation, il n’y a eu ni religieux, ni femmes. Quand les femmes sont à ce point absentes, le symbole parle ! Quand j’étais enfant, dans l’école primaire on nous enseignait déjà le genre. Personnellement, je n’ai jamais oublié la gravure de mon livre de grammaire sur lequel était inscrit que le masculin l’emportait sur le féminin et qui représentait un tir à la corde où les garçons l’emportaient. Voilà comment l’Ecole de la République m’a appris le genre  et voilà comment elle continue de l’enseigner !

 

Ce qui vaut pour la symbolique des lieux, des temps, des célébrations, de l’enseignement des disciplines vaut a fortiori pour l’hypertrophie de l’évaluation, pour l’excellence revendiquée, pour l’ouverture à tous… Quelles représentations risquons-nous de transmettre ? Chacune des pratiques éducatives induit symboliquement un rapport au monde, à l’autre, à soi, au savoir, à la réussite. Là se trouve la vérité de l’éducation et de la transmission.

A juste titre, les établissements visent ou revendiquent une excellence. Certains par charisme ont même comme vocation la formation des élites. Un établissement, sans le dire, met en place une symbolique de la réussite qu’il transmettra à l’enfant ou au jeune. J’imagine mal que ce puisse être la réussite au baccalauréat ! Avec plus de 80% de réussite nationale, le challenge serait mesquin ! Quand l’Evangile offre le symbole de la croix pour parler de la réussite, nous ne pouvons qu’admirer ces apôtres de l’Evangile que sont les enseignants, qu’ils se disent croyants ou non, lorsqu’ils se tiennent auprès de leurs élèves en échec dans l’espérance qui peut faire défaut à celui qui traverse l’échec, quel qu’il soit. Celui qui aura expérimenté cela une seule fois dans sa vie que de l’échec peut naitre une fécondité inattendue, celui-là aura expérimenté rien de moins que le mystère pascal, qui est la clef de l’existence humaine dans la révélation chrétienne.

 

La lecture des textes

 

            Nous avons besoin de réapprendre à lire les textes bibliques. Les anciens distinguaient quatre sens de l’Ecriture, là où les modernes ne voient plus que le sens littéral. Le fondamentalisme n’est jamais loin ! Il est porteur d’un cortège de maux. Pour ceux qui croient et pour ceux qui ne croient pas. Pour les uns il les enferme dans l’absolu d’une religion, leur donne l’illusion de détenir dans un texte la vérité et d’être dans un rapport immédiat, sans médiation, avec la Parole de Dieu. Pour les autres, la raison leur interdit de croire que le monde a été créé en 7 jours, que Eve a été faite avec une côte d’Adam, ou que Jésus fait des exploits sportifs en marchant sur les eaux. Le fondamentalisme porte en lui-même la croyance aveugle et l’incroyance bornée. Est-ce si différent ?

 

Un second danger se présente pour ceux qui ne savent pas lire. Nous avons besoin d’apprendre à lire ces textes autrement que comme des fables de la Fontaine dont on sait bien qu’au bout cela se terminera inévitablement par une leçon morale. Nous sommes lassés de ces discours moralisateurs qui ont depuis longtemps congédié le sens et la bonne nouvelle… Là où la morale assèche nos vies et les règlements excessifs épuisent nos institutions, la lecture symbolique des textes, comme le faisait les anciens, avec nos propres mots, réenchante la vie. Ils nous donnent à voir autrement le monde, la rencontre, la richesse, l’échec, la manière d’être-au-monde.

 

La lecture des rites

 

            Les rites l’ont échappé belle ! Ils ont failli complètement disparaître au moment de la Réforme chez les protestants. Et chez les catholiques ils se sont perdus dans un ritualisme qui fut l’attestation la plus claire de ce que l’on avait perdu le sens. Ils sont convalescents…

Ils sont pourtant offerts comme un condensé de symboles. Ils sont gorgés de sens. Ils ne demandent qu’à être déployés. Ils se livrent à ceux qui se laissent toucher dans leur corps par ce qu’ils véhiculent. Ils ne veulent pas dire ceci ou cela ; ils veulent dire tellement de choses qu’ils sont inépuisables. On ne les comprend pas ! On les habite et quand on les habite vraiment et qu’ils sont authentiquement célébrés, alors on peut se mettre à leur écoute et les laisser parler…

Ils conduisent, comme les Ecritures, mais selon leur génie propre à entrer dans le mystère de l’existence…

 

 

 

 

Conclusion

 

A travers toute la symbolique de l’établissement et de tous les actes qui y sont posés, vous transmettez un sens de l’homme, une représentation du monde, du rapport à la différence homme/femme, à la différence de milieux sociaux, à la différence culturelle et religieuse. Bien plus profondément que des savoirs, dont on ne saurait relativiser l’importance, ce sont ces symboliques là qui vont s’inscrire dans la chair de cette jeune génération.

 

            Le symbole conduit du visible à l’invisible… L’Ecriture dit : « nous ne regardons pas ce qui se voit mais ce qui ne se voit pas… », ou plus exactement à travers le visible nous regardons l’invisible. L’éveil à la symbolique nous propose d’habiter autrement les espaces que seulement de manière fonctionnelle, autrement le temps que sous la seule dictée de Chronos qui dévore ses enfants, autrement les pratiques éducatives ou l’enseignement des disciplines que comme exclusivement des savoirs à acquérir.

 

On n’éduque pas au symbole. On initie au symbole. En revanche par le symbole on éduque, que l’on soit ou non conscient de la symbolique que l’on met en œuvre dans les pratiques éducatives, l’organisation des espaces, du temps, de l’évaluation, l’enseignement des disciplines. Le concept et le symbole, la pensée rationnelle et la pensée symbolique, l’une et l’autre et chacun selon son mode propre sont nécessaires car il ne s’agit pas seulement d’apprendre mais aussi de transmettre, pas seulement de la transmission d’une culture mais aussi de la construction de personnes humaines.

 

 

 

Christian Salenson

ISTR- Marseille.

 

 

 

 

 

[1] Lalande, Vocabulaire critique et technique de la philosophie.

[2] Jacques Vidal, p. 248 et s.

[3] Gilbert Durand, L’imagination symbolique, Quadrige, PUF, 1964, p. 21 et s.

[4] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, NRF Gallimard, 1976.

[5] Karl Barth, La théologie protestante au XIX ème siècle, Labor et Fides, 1946.

[6] Jurgen Habermas, La technique et la science comme idéologie, Gallimard, Tel, 1973.

[7] Hannah Arendt, « La crise de l’éducation » La crise de la culture, Folio essais, p. 239.