Ouverture de la session
Dominique Santelli
Qui sommes-nous ?
Nous sommes heureux de vous accueillir à L’ICM/ISTR, l’institut catholique de la Méditerranée, institut associé aux universités catholiques de Lyon et plus particulièrement dans l’Institut de Sciences et Théologie des Religions dirigé par Xavier Manzano. Cet institut a fêté l’an dernier ses vingt ans. L’ISTR développe trois départements (voir capture du site). Un département d’études interreligieuses dirigé par Colette Hamza, un département de pastorale et de spiritualité qui veut penser la pastorale et la spiritualité sur l’horizon de la pluralité religieuse dirigé par Bernard Maitte et Catherine Pagès et un département d’étude et de recherches sur les religions à l’école dirigé par Christian Salenson et moi même. Ce département est organisateur de cette session. Il propose des formations à tous les acteurs de l’Ecole catholique : enseignants, APS, chefs d’établissement…
Et vous ? Qui êtes-vous ?
Depuis de longues années une collaboration régionale s’est instaurée particulièrement entre les directions diocésaines de la région et l’ISTR. L’Institut apporte ses compétences spécifiques en matière de connaissance des religions et de théologie chrétienne.
Ces propositions à l’adresse des enseignants de l’enseignement catholique ne sont possibles que grâce au soutien indéfectible de Formiris et tout particulièrement de Formiris méditerrannée et de son président Marc Keraudren
Les 31 stagiaires du DU3, mais aussi et nous les saluons des anciens du DU1 et du DU2
Les 27 stagiaires APS, mais aussi des anciens APS
…
Cette session sur l’enseignement du fait religieux est la deuxième que nous proposons et nous aimerions en faire un rendez vous annuel. D’ailleurs vendredi nous vous donnerons les dates et peut être le thème de celle de 2015 !
Rappelons brièvement ce que recouvre l’expression fait religieux. Les distinctions sont toujours à faire. Ce n’est pas la catéchèse ni un enseignement confessant de la foi, ni de la culture chrétienne. L’enseignement du FR est demandé par l’éducation nationale pour tous les établissements publics ou privés.
L’approche de cet enseignement relève de l’anthropologie religieuse et donc essentiellement des sciences des religions. En cela il se distingue d’une approche confessante. Nul n’est besoin d’être chrétien, ni croyant pour enseigner le fait religieux. Et son enseignement est bénéfique aux chrétiens et aux croyants qui apprennent ainsi à parler de la chose religieuse avec le seul usage de la raison.
Cet enseignement n’a pas à être utilisé à d’autres fins. Il n’est pas le cheval de Troie de la catéchèse, ou pire de quelque forme de prosélytisme que ce soit. Que serait d’ailleurs une annonce de la foi construite sur de la malhonnêteté intellectuelle, de la ruse ou du mensonge…
Cet enseignement du FR est essentiellement dispensé à travers les disciplines. Certains établissements ont aussi des cours propres. Souvent l’enseignement du fait religieux croise l’histoire des arts.
Nous nous étions fixés comme objectifs une meilleure définition de l’enseignement du fait religieux, une meilleure connaissance de ses enjeux, une articulation dans l’éducation à la paix. Qu’avons-nous mieux compris à l’issu de la session de mars 2013 ?
Une meilleure intelligence de la laïcité
Tout d’abord, une meilleure intelligence de la laïcité. J. C. Ricci nous a montré la complexité du concept de laïcité trop souvent réduit et parfois instrumentalisé pour rejeter les religions dans le domaine privé. Il nous a appris au moyen du droit que la laïcité est un concept vivant, évolutif, en relation constante avec d’autres données de la vie… Il nous a appris à interroger ce concept.
Il nous a surtout appris que la laïcité n’est pas une valeur autonome mais qu’elle est en référence constante à ce qui, pour le coup, est une valeur fondamentale : la liberté religieuse.
Une meilleure intelligence de la place du religieux/ des religions.
Nous le pressentions mais nous l’avons vérifié. Nous avons besoin pour une meilleure intelligence des enjeux de l’enseignement du fait religieux, de mieux comprendre la place et les enjeux du religieux et de la religion dans nos sociétés démocratiques et postmodernes.
Des pistes de travail se sont ouvertes pour nos établissements
En particulier avec Claire Ly qui a dénoncé pour nous le concept d’intégration dans sa violence de désintégration de la culture antérieure. Elle nous a alertés par rapport au risque de renvoi de jeunes issus de l’immigration à la culture de leurs parents … culture qui n’est pas la leur. Elle nous a proposés de penser en terme d’adoption dans la réciprocité d’une hospitalité réciproque.
L’enseignement lui-même du fait religieux
Nous le savions l’enseignement du fait religieux n’est pas réductible à ce qu’il a été si souvent et que l’on voit encore dans les manuels, à savoir un enseignement positiviste qui ne donne pas accès au sens quand on se contente de nommer les différents éléments d’une architecture religieuse sans ouvrir à la symbolique des lieux.
Nous savons aussi qu’il n’est pas réductible à une approche patrimoniale par laquelle certes on permet à des gens de ne pas être égaré dans la culture qu’ils habitent, d’avoir accès à ses productions culturelles mais qui en font plus des récepteurs passifs que des acteurs.
Multiplication des supports et des entrées
Nous avons multiplié les supports… Le religieux ne se laisse pas enfermer dans des lieux, dans des espaces, ou dans des temps particuliers, dans les expressions de la religion… Nous avons vu comment il pouvait se donner à vivre dans l’EPS et que le rapport au corps était un lieu privilégié de l’incarnation ouvrant même à la dimension théologique de l’EPS !
Nous sommes entrés par le cinéma, la BD….
Une meilleure compréhension du monde
Nous avons mieux compris que l’on ne peut pas comprendre le monde dans lequel on vit et la culture dans laquelle nous baignons sans la compréhension du religieux. Nous l’avons abordé par deux aspects : La relation avec le judaïsme est une blessure de notre culture.
Nous avons aussi été conduits dans une intelligence pondérée, scientifique, rigoureuse de l’islamisme aujourd’hui. Ainsi nous avons bien perçu que c’est l’intelligence non seulement de la culture mais de l’actualité et donc de la manière d’habiter aujourd’hui le monde qui pour une part est en jeu dans l’enseignement du fait religieux…
Nous avons mieux compris pourquoi tant de résistances à l’enseignement du fait religieux qui n’ont d’égales que son urgente nécessité. Cela tient à la nature même de ce qu’est le religieux. Les phénomènes religieux sont complexes. Ils entrainent une véritable révolution culturelle, qui n’a comme enjeu à terme, selon Philippe Joutard rien de moins que la maitrise de la globalisation du monde dans laquelle nous sommes.
On a entendu aussi qu’un enseignement objectif n’avait de sens que s’il ne faisait pas l’impasse sur deux choses : d’une part sur l’expérience humaine du divin et d’autre part sur les croyances dans lesquelles cette expérience tente de se dire, nous rappelant que, dans une apparent paradoxe, ces croyances, en un sens anhistoriques, furent souvent productrices d’une longue histoire.
L’ouverture à l’intelligence symbolique du réel
Et puis avec la présentation d’Isabelle Dumoulin de son travail sur l’au-delà et avec Ferrante Ferranti nous sommes passés du visible à l’invisible… Ferrante ne nous a pas fait de discours conceptuel. Il a fait l’exercice sous nos yeux… Cet exercice qui consiste au moyen des images, de ce que l’on voit, de ce qui tombe sous nos sens, de nous ouvrir à la dimension cachée du symbole… Il nous a fait vivre cette ouverture de la réalité, de ce qui se voit, vers un ailleurs, des empreintes laissées dans la réalité vers la profondeur inaccessible du réel…
On l’a dit si l’enseignement du fait religieux donne accès au patrimoine, cet enseignement ne peut se contenter d’une approche trop positiviste où le savoir serait en quelque sorte « écrasé » et ne donnerait pas accès au sens. Il en irait ainsi, par exemple, en regardant une Visitation sans décrypter les caractéristiques de l’authentique rencontre.
L’enseignement du fait religieux a aussi pour fonction, avec l’initiation aux arts, d’éveiller la conscience à la dimension symbolique de la vie.
Le réel ne se laisse pas réduire et appréhender par la seule raison instrumentale. Le concept ne suffit pas à rendre compte de l’intelligence des choses. Il a besoin de cette autre dimension de la raison qu’est l’intelligence symbolique. Ces deux formes d’intelligence du réel, celle du concept et celle du symbole se complètent. Elles sont comme les deux serpents du Dieu Hermès représentés dans le caducée des médecins qui s’entourent dans une juste distance et différentiation. L’un et l’autre s’enroulent sans se confondre ni s’éloigner et ainsi dégage l’espace de l’herméneutique, de l’interprétation de la vie.
Il ne s’agit pas seulement d’explorer les symboles, les mythes et rites – mais c’est nécessaire de mettre les symboles en travail – mais d’entrer dans ce mouvement poétique d’intelligence comme on l’avait vécu dans la journée sur le terrain l’an dernier, comme on l’a entendu dans la présentation du travail sur l’au-delà. Il ne s’agit pas de transformer des symboles en concepts mais de les laisser travailler l’intelligence, la sensibilité, le rapport au temps …
Et c’est donc une des tâches de l’École que de permettre cette initiation, c’est ce que nous allons explorer ensemble ces trois jours.
Session : Initier à la symbolique
ISTR / Mars 2014
Le symbole : initiation et éducation
Christian Salenson
ISTR Marseille.
Comme le dit le dictionnaire philosophique de Lalande[1], le symbole est « Tout signe concret évoquant, par un rapport naturel, quelque chose d’absent ou d’impossible à percevoir ». Un signe concret : Concret signifie « croître avec » (cum-crescere). Et en cela il rejoint la tache éducative. Le symbole fait croître. Sa concrétude dit son enracinement dans la matérialité du réel, alors même que le symbole ouvre une appréhension du réel qui sans sa médiation ne serait pas possible.
Le symbole et le concept ouvrent deux champs différents de la pensée et offrent des approches diversifiées. Le symbole évoque plus qu’il n’énonce. A la différence du concept, on ne peut pas dire ce qu’il signifie car ce qu’il signifie est multiple. Il ouvre un champ sémantique large que le sujet investit selon ses propres ressources. Le symbole ne se laisse pas ramener à l’unicité d’une représentation, gravant cette impossibilité jusque dans son étymologie : suv- balleiv : jeter ensemble : tenir des signification contraires dans un unique signe matériel.
Ces deux formes de la pensée ne se concurrencent pas mais s’appellent l’une l’autre pour appréhender le réel. Elles s’entourent comme les serpents qui figurent sur le caducée, sans jamais se confondre, sans pouvoir se substituer l’une à l’autre, dans une juste et égale distance et un enroulement l’une sur l’autre qui ouvre l’espace de l’herméneutique aussi bien du réel que du sujet qui le pense. Chacun joue son rapport au monde et à lui-même à travers ces symboles, ces rites, ces récits dans lesquels il tente, comme dirait Ricoeur de « comprendre et de se comprendre ». Pourquoi continuons-nous à vivre la symbolique du soleil qui se lève puisque nous savons pertinemment que ce n’est pas la juste explication scientifique ? L’un et l’autre, pensée scientifique et pensée symbolique nous sont nécessaires pour nous penser en relation au cosmos. Loin de s’exclure, ces approches se complètent, se renforcent, dialoguent parfois l’une avec l’autre. Le symbole donne accès à un sens du réel auquel personne n’a accès sans cette médiation, et l’absence du recours à l’intelligence symbolique dévitalise la pensée et contribue à désenchanter son être-au-monde.
Le symbole est à la symbolique ce que le concept est à la rationalité. Un symbole produit des symbolismes, à l’instar du ciel qui dans sa matérialité est porteur de symbolismes de lumière, d’immensité, ou de l’eau aux multiples symbolismes dont Bachelard en son temps nous a fourni un si beau traité. La symbolique est l’organisation par une culture et/ou par une religion de cet ensemble de symboles et de symbolismes. Ainsi on peut parler de la symbolique chrétienne ou bien de la symbolique musulmane. Chaque religion et chaque culture organise selon un ordre propre et singulier une certaine articulation des symboles et de leurs symbolismes jusqu’à dégager et élaborer une symbolique originale.
La symbolisation[2] désigne le processus par lequel les hommes vont créer du sens à travers des récits, les mythes et textes sacrés, et à travers des rites. La symbolisation peut donc être collective ou individuelle. Elle est à proprement parler de l’ordre de la poétique. Elle est un faire Poiev , un agir symbolique de l’homme dans lequel il se saisit du réel à travers des symboles pour composer le réel et se construire lui-même. L’homme alors prend en charge le réel et se prend en charge. Mais ce processus échappe à sa maitrise. Il symbolise sans jamais maitriser le symbole, lequel le travaille et le construit comme sujet dans le moment même où il s’en saisit. Il est saisi lorsqu’il croit saisir. Le symbole le travaille dans des niveaux d’infra conscience. L’homme crée des mythes et invente des rites mais ces récits et ces agirs symboliques sans cesse le façonnent.
Jacques Vidal considérait que l’on se rapporte au symbole selon trois modes : cosmique, onirique poétique. Le symbole est souvent emprunté à l’univers, au cosmos : eau, huile, vin, arbre, source, ciel, haut, bas etc.. L’onirique désigne la manière dont l’homme se voit et se pense à travers le symbole. Cet arbre n’est pas un symbole externe. Moi aussi j’ai des racines, je grandis, je porte des fruits etc. et je me comprends à travers la symbolique de l’arbre. Et le poétique : l’homme crée ces récits mythiques ou ces rites à travers lesquels il se raconte le monde et il se raconte lui-même que ce soit dans des récits ou dans des mises en scène rituelles.
I- La pensée symbolique
La pensée symbolique est une pensée originale du réel et du sujet humain. Elle a été mise à mal en particulier à la période moderne. Gilbert Durand qualifie ce discrédit de la pensée symbolique de « victoire des iconoclastes[3] ». Il la repère dans l’histoire de la tradition occidentale chez Descartes dans son cogito. Ce triomphe dictatorial et exclusif de la raison chasse l’imagination symbolique du champ de l’humain décisif pour le confiner aux marges de l’art et de la religion désormais périphériques… Peut-être même faut-il suivre Gilbert Durand lorsqu’il fait remonter cette perte à l’impérialisme de l’aristotélisme contre le platonisme, victoire des iconoclastes à laquelle la théologie a prêté main forte.
Certes, le Moyen âge sait encore vivre du symbole. L’art roman l’atteste ! Mais aussi le jeu, tellement en usage au Moyen âge ! Un autre sens du temps : 90 jours chômés par an ! Ces vitraux ou ces cloitres aux chapiteaux historiés, ou ces portails romans. Personnellement l’évolution des représentations du Christ, des christ romans catalans déjà ressuscités, aux visages graves et paisibles, jusqu’à ces christ douloureux à l’excès de la modernité, me raconte ce drame de la culture. Désormais on est dans la représentation de la souffrance, de la croix mais on a perdu cette capacité du symbole à tenir les contraires. La croix n’est plus le symbole de la mort et de la résurrection mais uniquement celui de la souffrance de l’homme et signe l’incapacité à rendre compte précisément de ce qui fait le génie de la foi chrétienne : tenir la surgissement de la vie jusque dans son échec.
L’avènement de la bourgeoisie marchande a congédié le temps liturgique marqué au rythme des saisons et de la durée des jours au profit du temps de l’horloge, du temps compté. Elle développe un autre rapport au corps et à la sexualité comme l’a bien montré Michel Foucault, vers un contrôle strict du corps et de la sexualité conjugale[4]. Dans le champ ecclésial, on ne sait plus lire l’Ecriture que dans son sens littéral : Jésus est descendu en Egypte avec Joseph et Marie sur un âne… ou encore le monde a été fait en 7 jours, un créationnisme que n’aurait pas soutenu Augustin et auquel Origène ne croyait pas. Cette univocité de la lecture fera des ravages dans la culture au moment de la crise du modernisme. Les uns et les autres, ceux qui attaquent l’Eglise et ceux qui la défendent, ne savent plus lire un miracle que dans sa brutale matérialité que ce soit pour rejeter ou pour en défendre la véracité. Il ne restera plus qu’à réduire la religion à la morale. Le XIXème siècle s’y emploiera comme l’a si bien montré Karl Barth[5]. En ce temps là – les temps ont bien changé ! – la société concédait encore à la religion de garantir une morale qui n’était pas encore devenue contractuelle. Saint Paul pourtant nous avait mis en garde sur la place de la Loi relative et ambigüe dans le salut… cela ne pouvait pas à terme donner de bons fruits. Nous récoltons ces fruits amers.
Nous sommes les héritiers de cette culture qui a développé une pensée scientifique trop exclusive. Ce fut le règne de l’idéologie de la science dénoncée magistralement par Nietzsche mais qui ne sera entendu que lorsque, sous la poussée des drames du siècle dernier, la foi dans le progrès sera ébranlée. Et nous sommes immergés dans l’idéologie de la technique, critiquée par Habermas[6].
Intérêt de la pensée symbolique.
Comment ouvrir de nouveaux chemins dans notre manière d’être-au-monde ? Il ne s’agit pas d’inventer des symboles. Les symboles sont là. Nous habitons un monde de symboles mais qu’il est nécessaire d’apprendre à lire. N’est-ce pas la grandeur de l’Ecole que d’y apprendre à lire, à lire le monde, à le comprendre en se comprenant soi-même ? Il en va du monde comme du texte biblique. La lecture est écrasée. Elle souvent réduite uniquement à son sens littéral. L’homme moderne est fier d’être réaliste ! Suprême enfermement ! La réalité, sans s’en rendre compte, lui cache souvent le Réel. Beaucoup croient atteindre le réel parce qu’ils s’agitent fiévreusement dans la réalité. Ne voyant le monde que d’un œil, le risque est grand de perdre la profondeur de champ. Le sens s’évanouit…
Il en va de la manière d’être au monde comme de la visite d’une exposition de peinture dans laquelle quelqu’un se précipiterait. Muni d’un appareil audio, il lui est raconté l’histoire du tableau, du peintre et de ses amours, des couleurs utilisés et des lignes qui traversent la toile mais pendant que tout cela est compté au visiteur, il risque de ne pas regarder le tableau…et de passer ainsi de tableau en tableau. Ainsi s’achèvera la visite en ayant appris, et même en ayant vu et en ayant commenté mais sans jamais avoir été réellement saisi …
Les programmes de français ont inclus quelques grands textes mythiques ou sacrés, peu du Nouveau Testament évidemment ! Et si possible ceux qui offrent une lecture morale fut-ce au prix d’un contresens monumental comme par exemple dans la lecture proposée du bon samaritain. On cherchera en vain des Visitations ou des Annonciations. Qui saurait les lire ? Les catho grand teint n’y verraient probablement qu’un événement qui est arrivé à Marie et les autres le nieraient. Les uns et les autres frappés d’une même cécité. Qui est capable de lire, de laisser parler et de recevoir ces textes prodigieux qui ont produit tant d’œuvres d’art, inspiré tant d’artistes, parlé au cœur de tant de gens simples qui n’avaient pas les mots pour le dire ? Ces textes ne racontent pas des faits divers. Ils sont des clefs herméneutiques pour se comprendre.
II- En quels lieux initier à cette pensée du réel
L’éducation au symbole peut s’entendre à la fois comme une éducation à la symbolique mais aussi comme éducation par le symbole. Pour initier les jeunes générations, les adultes doivent eux-mêmes apprendre. On initie en étant initiés.
L’espace
L’Ecole est un de ces lieux. Le symbole s’inscrit dans la matérialité : de l’eau, du vin, un arbre. Aussi le premier apprentissage du symbole à l’Ecole commence par la disposition même des lieux. Les laïques, ceux qui font de la laïcité une idéologie, veulent sanctuariser l’Ecole. Probablement en manque de lieux de culte, ils veulent en faire un sanctuaire. Mais l’Ecole n’est pas sacrée. Elle est un lieu à forte tonalité symbolique, jusque dans l’organisation des lieux. La disposition renseigne plus sur le projet éducatif et même sur la mise en œuvre du caractère propre que les déclarations officielles. L’organisation parle plus fort que les discours, sans prononcer un seul mot, précisément parce que l’organisation symbolique des lieux ne s’adresse pas à la conscience claire. L’établissement est catholique. Quels symboles donnent à lire cette catholicité ? Et de quelle catholicité parlons-nous ? Il ne suffira pas de mettre des insignes religieux mais de vérifier la place du personnel de ménage ! Au juste : Où se trouve le bureau de l’APS ? Et la chapelle ? Et en quels lieux se tient le directeur aux différents moments de la journée ? Et la décoration des lieux : que donne-t-elle à voir ?
La symbolique de la classe. Elle varie selon les niveaux : la maternelle n’est pas une classe de troisième. Quelle est la symbolique que renvoie ma classe : Cela va s’inscrire dans l’organisation de l’espace. Que dit la disposition des lieux ? Sans en avoir l’air elle induit des représentations. La décoration ? Elle a durablement marqué les générations antérieures et contribué à graver en eux une représentation de l’école : les cartes de géographie accrochées au mur, la place du tableau noir etc… Bien évidemment la représentation de l’école ne peut plus être celle de la troisième république dont parle Péguy. Mais vous savez qu’il faut peu de choses pour savoir que l’on est dans la salle d’attente du médecin ou du dentiste ou bien dans la salle d’attente de la gare SNCF. Que serait une absence de décoration de la classe ? Une salle d’examen ? Que dit ma classe ? Les symboles sont là et sans rien dire délivrent leurs significations à des lecteurs qui les reçoivent rarement dans une conscience claire mais ils n’en sont que plus efficaces…
Le temps
Et il va de même pour le temps. Le temps à l’Ecole ne peut pas être celui de la société. Hannah Arendt avait raison de nous dire que l’Ecole est un lieu protégé à distance du monde[7]. L’Ecole éduque au temps. A l’Ecole on a le temps. Le « je n’ai pas le temps » ne veut pas dire que je travaille beaucoup et bien mais que je me fais avoir par le temps… Un chef d’établissement, un enseignant est quelqu’un qui a le temps, plus exactement qui s’inscrit de manière originale dans le temps, parce qu’il est au service du temps. Il ne se laisse pas prendre par le temps. Il prend le temps car il garantit le temps de chacun, le temps dont chacun a besoin, le temps de la construction, le temps de la maturation. L’éducation s’inscrit dans le temps. Chronos, le temps compté de nos agendas et des horloges, dévore ses enfants. l’Ecole les protège de ce temps vorace pour apprendre à faire les choses avec un enracinement en soi, une intériorité, en s’habitant soi-même sans se prendre pour ce que l’on fait. Comment initier au temps intérieur sans prendre le temps ?
Les programmes sont très symboliques de l’organisation du temps, sans parler de la place de la catéchèse, des temps de formation humaine, et plus largement de ce qui a rapport à la gratuité, sans laquelle il n’y a pas de fécondité. Et aussi la manière dont on aborde le temps et on rythme le temps. Comment on commence une heure de cours et comment on la termine ? Comment on change de discipline ? Là commence l’apprentissage de l’intériorité.
La symbolique de l’enseignant
L’enseignant, le chef d’établissement, l’APS, chacun selon son rôle propre est un personnage symbolique. Nous entendons par là qu’il dégage une signification qui est inscrite en partie dans son rôle mais qui est dépasse ses faits et gestes et la conscience qu’il a de lui-même.
Chacun doit savoir qu’il est un personnage symbolique. la manière dont il est perçu n’est pas équivalente à la manière dont lui-même s’appréhende de l’intérieur. Chacun se perçoit dans son individualité singulière mais à l’école il est perçu selon la fonction symbolique que lui attribue la société.
Chacun habite cette place selon son génie propre. Il y a beaucoup de liberté possible à avoir. Mais selon la manière dont on habite ce rôle on induit des représentations , des manières d’être au monde. La manière dont vous parlez du programme… que vous n’aurez pas le temps de finir ! La place qu’occupe l’évaluation ! la forme de l’évaluation ! Autant de comportements dont la dimension symbolique construit chez les élèves une manière de se construite par rapport à la loi, au règlement, au temps…
Je pense que l’on transmet plus par nos comportements qui induisent et inscrivent un rapport au monde, à l’autre, à la loi ni trop laxiste, ni trop rigide… le rapport homme/femme qui se construit aussi et entre autres dans la manière dont on le vit à l’école…
Je viens de voir le très beau film : la cour de Babel dans lequel on ne voit pratiquement pas l’enseignant alors qu’il est constamment intervenant avec des primo-arrivants Une magnifique figure symbolique d’enseignant..
La symbolique des célébrations.
Et encore quels sont les symboles qui rythment le temps de l’année ? Les célébrations ? J’ai travaillé avec Jean Vanier et les responsables des communautés de L’Arche pendant plusieurs années. Dans les communautés de L’Arche, les célébrations occupent une place décisive dans la vie de la communauté et pour les personnes qui la constituent. La construction d’une personne ou d’une communauté humaine doit beaucoup aux rites. Elles sont indispensables pour les personnes ayant un déficit mental mais on n’oubliera jamais que ces personnes nous révèlent ce dont nous avons le plus besoin. Les célébrations disent sans mentir la vie d’un établissement. Les célébrations, parce que ce sont des rites, ont une grande efficacité. Leur absence serait terrible. Des personnes ou des groupes qui ne célèbrent pas ou plus, ne se structurent pas vraiment ou même se déstructurent. Les célébrations révèlent la réalité et en même temps elles la construisent. Elles mettent en scène l’unité et son corollaire la diversité telle qu’on la vit dans l’établissement sur un curseur qui va de Babel à Pentecôte…
L’imagination manque souvent. Les célébrations ne sont pas toutes strictement religieuses. Beaucoup d’évènements peuvent être fêtés : des arrivées dans l’établissement, des départs, les succès d’une classe, un examen blanc, les réussites d’un enseignant à l’agrégation ou au doctorat etc. et on peut aussi y vivre alors une dimensions religieuse même si ce n’est pas Noel ! Et comment sont célébrés aussi les événements qui marquent douloureusement le personnel, les enseignants, les élèves ?
Les disciplines comme initiation à la dimension symbolique
L’enseignement des disciplines n’a pas pour finalité ultime la transmission de savoirs. Cet oubli servirait l’idéologie de notre époque, mais ne servirait pas la construction des personnes. Il enfermerait une nouvelle fois dans le sens littéral. Or l’enseignant a besoin de garder les yeux levés sur l’horizon symbolique de son enseignement. Le professeur d’anglais a besoin de percevoir le sens symbolique de ce qu’il fait, en l’occurrence la dimension pentecostale de son enseignement, car s’il y a un symbole qui parle, c’est précisément celui de la langue. A travers ce qu’il donne à voir et à apprendre, il opère, ce qui ne se voit pas nécessairement mais qui n’en est que plus efficace : l’ouverture à l’autre.
Dans le laboratoire qui réunit quelques-uns d’entre vous, nous travaillons à mettre en lumière la dimension symbolique de l’éducation et de l’enseignement des disciplines. La professeure de français qui travaille sur l’enfant de Noe de Schmitt, ne fait pas que du français. Elle travaille symboliquement un point focal et dramatique de l’histoire occidentale que fut la relation au judaïsme et qui fut peut-être matricielle de la relation à toutes les altérités : le noir, l’indien, l’arabe, et maintenant le rom, l’immigré etc. Une autre professeure travaille sur l’Au-delà à partir de la Divine Comédie de Dante. L’enjeu n’est rien de moins que d’être initié à la symbolique, pour ne pas hypostasier des représentations, mais rendre aux symboles leur capacité de donner à penser. Une autre enseignante intéressée par l’histoire mixte travaille sur la place des femmes dans la colonisation, absolument absente des livres d’histoire et donc sur la question du genre. Dans l’histoire enseignée, il n’y a ni femmes colonisées ni femmes colonisatrices. De plus elle conduit sa recherche dans l’histoire des missions. Alors là on est victime d’un double aveuglement : celui de l’histoire religieuse et celui de l’histoire des femmes… Dans l’histoire enseignée de la colonisation, il n’y a eu ni religieux, ni femmes. Quand les femmes sont à ce point absentes, le symbole parle ! Quand j’étais enfant, dans l’école primaire on nous enseignait déjà le genre. Personnellement, je n’ai jamais oublié la gravure de mon livre de grammaire sur lequel était inscrit que le masculin l’emportait sur le féminin et qui représentait un tir à la corde où les garçons l’emportaient. Voilà comment l’Ecole de la République m’a appris le genre et voilà comment elle continue de l’enseigner !
Ce qui vaut pour la symbolique des lieux, des temps, des célébrations, de l’enseignement des disciplines vaut a fortiori pour l’hypertrophie de l’évaluation, pour l’excellence revendiquée, pour l’ouverture à tous… Quelles représentations risquons-nous de transmettre ? Chacune des pratiques éducatives induit symboliquement un rapport au monde, à l’autre, à soi, au savoir, à la réussite. Là se trouve la vérité de l’éducation et de la transmission.
A juste titre, les établissements visent ou revendiquent une excellence. Certains par charisme ont même comme vocation la formation des élites. Un établissement, sans le dire, met en place une symbolique de la réussite qu’il transmettra à l’enfant ou au jeune. J’imagine mal que ce puisse être la réussite au baccalauréat ! Avec plus de 80% de réussite nationale, le challenge serait mesquin ! Quand l’Evangile offre le symbole de la croix pour parler de la réussite, nous ne pouvons qu’admirer ces apôtres de l’Evangile que sont les enseignants, qu’ils se disent croyants ou non, lorsqu’ils se tiennent auprès de leurs élèves en échec dans l’espérance qui peut faire défaut à celui qui traverse l’échec, quel qu’il soit. Celui qui aura expérimenté cela une seule fois dans sa vie que de l’échec peut naitre une fécondité inattendue, celui-là aura expérimenté rien de moins que le mystère pascal, qui est la clef de l’existence humaine dans la révélation chrétienne.
La lecture des textes
Nous avons besoin de réapprendre à lire les textes bibliques. Les anciens distinguaient quatre sens de l’Ecriture, là où les modernes ne voient plus que le sens littéral. Le fondamentalisme n’est jamais loin ! Il est porteur d’un cortège de maux. Pour ceux qui croient et pour ceux qui ne croient pas. Pour les uns il les enferme dans l’absolu d’une religion, leur donne l’illusion de détenir dans un texte la vérité et d’être dans un rapport immédiat, sans médiation, avec la Parole de Dieu. Pour les autres, la raison leur interdit de croire que le monde a été créé en 7 jours, que Eve a été faite avec une côte d’Adam, ou que Jésus fait des exploits sportifs en marchant sur les eaux. Le fondamentalisme porte en lui-même la croyance aveugle et l’incroyance bornée. Est-ce si différent ?
Un second danger se présente pour ceux qui ne savent pas lire. Nous avons besoin d’apprendre à lire ces textes autrement que comme des fables de la Fontaine dont on sait bien qu’au bout cela se terminera inévitablement par une leçon morale. Nous sommes lassés de ces discours moralisateurs qui ont depuis longtemps congédié le sens et la bonne nouvelle… Là où la morale assèche nos vies et les règlements excessifs épuisent nos institutions, la lecture symbolique des textes, comme le faisait les anciens, avec nos propres mots, réenchante la vie. Ils nous donnent à voir autrement le monde, la rencontre, la richesse, l’échec, la manière d’être-au-monde.
La lecture des rites
Les rites l’ont échappé belle ! Ils ont failli complètement disparaître au moment de la Réforme chez les protestants. Et chez les catholiques ils se sont perdus dans un ritualisme qui fut l’attestation la plus claire de ce que l’on avait perdu le sens. Ils sont convalescents…
Ils sont pourtant offerts comme un condensé de symboles. Ils sont gorgés de sens. Ils ne demandent qu’à être déployés. Ils se livrent à ceux qui se laissent toucher dans leur corps par ce qu’ils véhiculent. Ils ne veulent pas dire ceci ou cela ; ils veulent dire tellement de choses qu’ils sont inépuisables. On ne les comprend pas ! On les habite et quand on les habite vraiment et qu’ils sont authentiquement célébrés, alors on peut se mettre à leur écoute et les laisser parler…
Ils conduisent, comme les Ecritures, mais selon leur génie propre à entrer dans le mystère de l’existence…
Conclusion
A travers toute la symbolique de l’établissement et de tous les actes qui y sont posés, vous transmettez un sens de l’homme, une représentation du monde, du rapport à la différence homme/femme, à la différence de milieux sociaux, à la différence culturelle et religieuse. Bien plus profondément que des savoirs, dont on ne saurait relativiser l’importance, ce sont ces symboliques là qui vont s’inscrire dans la chair de cette jeune génération.
Le symbole conduit du visible à l’invisible… L’Ecriture dit : « nous ne regardons pas ce qui se voit mais ce qui ne se voit pas… », ou plus exactement à travers le visible nous regardons l’invisible. L’éveil à la symbolique nous propose d’habiter autrement les espaces que seulement de manière fonctionnelle, autrement le temps que sous la seule dictée de Chronos qui dévore ses enfants, autrement les pratiques éducatives ou l’enseignement des disciplines que comme exclusivement des savoirs à acquérir.
On n’éduque pas au symbole. On initie au symbole. En revanche par le symbole on éduque, que l’on soit ou non conscient de la symbolique que l’on met en œuvre dans les pratiques éducatives, l’organisation des espaces, du temps, de l’évaluation, l’enseignement des disciplines. Le concept et le symbole, la pensée rationnelle et la pensée symbolique, l’une et l’autre et chacun selon son mode propre sont nécessaires car il ne s’agit pas seulement d’apprendre mais aussi de transmettre, pas seulement de la transmission d’une culture mais aussi de la construction de personnes humaines.
Christian Salenson
ISTR- Marseille.
[1] Lalande, Vocabulaire critique et technique de la philosophie.
[2] Jacques Vidal, p. 248 et s.
[3] Gilbert Durand, L’imagination symbolique, Quadrige, PUF, 1964, p. 21 et s.
[4] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, NRF Gallimard, 1976.
[5] Karl Barth, La théologie protestante au XIX ème siècle, Labor et Fides, 1946.
[6] Jurgen Habermas, La technique et la science comme idéologie, Gallimard, Tel, 1973.
[7] Hannah Arendt, « La crise de l’éducation » La crise de la culture, Folio essais, p. 239.
Conclusion
Nous avions voulu cette session en l’inscrivant dans l‘idée que l’enseignement du Fait religieux ne saurait en rester à un enseignement positiviste par lequel on ne ferait que dispenser des connaissances.
Nous ne voulions pas non plus en rester à une approche patrimoniale, qui a l’avantage de donner accès aux jeunes générations au trésor de la culture mais qui parfois lui donner accès uniquement à des œuvres du passé, endormis dans des musées.
Nous pensions que le fait religieux, un bâtiment religieux, un tableau, un rite religieux, etc pour être compris, doit être lu dans ce qui en fait la symbolique. Et que agissant ainsi, on ouvrait sur la question du sens.
En effet les jeunes générations, croyants ou non, peuvent être en déficit de sens donné à leur vie. Aujourd’hui dans le meilleur des cas, on insiste sur les valeurs morales à transmettre, sur l’éthique, sur le fait de vouloir donner des points de repère. Tout cela est fort utile mais on n’enchante pas la vie avec l’éthique. On a besoin de passer à cette autre dimension qui est celle du sens, à ce que l’on fait, à ses choix de vie, à ses choix de vie etc. Et donc clairement un des objectifs de l’initiation à la symbolique consiste à ouvrir à partir des symboles, des rites et des mythes, vers la question du sens, sans évidemment la confondre avec la croyance
En ces quelques lignes, avec Dominique, nous ne voulons pas reprendre toute la session mais simplement repérer quelques points forts qui se sont bien éclairés durant ces trois jours. Qu’est ce que le sens et comment le symbole ouvre à la question du sens ? Avec Ferrante Ferranti, de ce point de vue, un aspect très important est apparu. On a accès au sens par le sensible, par les sens. Ce n’est pas le seul accès. On accès au sens par la réflexion. Nous privilégions souvent cette approche : réfléchir à ce que l’on fait et donner du sens à nos actions et ultimement à notre vie mais l’approche de Ferranti par une approche artistique des symboles nous a d’abord fait sentir, puis comprendre que les sens, nos sens, à l’exemple de cet escalier aux cinq sens qui conduit à une basilique nous conduit aussi dans le domaine du sens. Disons-le encore autrement que cela soit bien clair, le sens relève aussi du senti et du ressenti. On n’entre pas dans le sens uniquement par les sens mais on y entre aussi par ses sens. Le fait religieux, comme les arts nous mettent sur le chemin du sensible…
Ce que vous faites quand vous conduisez des jeunes élèves ou des moins jeunes à regarder une œuvre d’art, à lire un texte, à visiter un édifice religieux, à condition toutefois que vous les accompagniez dans le fait qu’ils se laissent toucher par cette œuvre d’art. A proprement parler, nous ne l’avons pas développée mais cette attitude s’appelle l’initiation : initier au fait religieux, comme à l’histoire des arts, c’est se tenir dans cette proximité qui permet à quelqu’un de se laisser toucher…
J’ai été frappé par la disponibilité que cela demande. Un symbole est là. Je peux le recevoir, le lire, me laisser toucher. Je peux aussi ne pas le considérer. Si je suis fermé aux représentations baroques de la crucifixion, un visage, une main, peuvent me laisser parfaitement indifférent. Mais des symboles comme l’échelle ou le bain ouaté de lumière blanche de la crucifixion de Chagall quand ils sont reçus peuvent dire une parole forte comme Denise nous l’a fait voir. Le tableau de Chagall est un cri d’une force incroyable !
Le symbole demande de la disponibilité. Il échapperait au passant qui dirait : encore une crucifixion : je connais… ou à celui qui croirait qu’une crucifixion, ça parle de l’événement de la mort de Jésus, sans voir comme les artistes que la crucifixion comme tant d’autres scènes bibliques ou mythologiques parlent en même temps d’autre chose… en l’occurrence de l’homme innocent aux prises avec le mal.
Denise nous a bien montré que la crucifixion de Jésus parlait de la crucifixion des juifs à ce moment là de l’histoire. Les tableaux religieux, une visitation, une résurrection, disent toujours beaucoup d’autres choses et celui qui n’y voit qu’une illustration d’une belle histoire ne s’est pas laissé porter par la vague du symbole jusque dans l’horizon du sens.
Pour lire un symbole, un récit, un rite, il faudra s’y arrêter. Patiemment le lire comme nous l’avons fait, tableau après tableau, symbole après symbole pour qu’ultimement il nous apparaisse dans toute sa force… ce travail d’initiateur que vous faites de multiples façons est un travail qui demande du temps… Le lecture n’est jamais immédiate ! On a besoin de temps pour intérioriser et laisser résonner un tableau, un texte, une œuvre…
Il en va de même lorsque nous visitons un bâtiment religieux. Comment le lire ? C’est la question que nous avions posée à Bernard parce que nous connaissons bien les dérives possibles dans la visite d’un édifice religieux pour avoir souvent eu des guides qui prennent prétexte de l’édifice pour parler de beaucoup trop de choses et qui nous distraient du lieu, soit pour s’en tenir à la littéralité du bâtiment : sa longueur, sa hauteur, sa largeur, tout sauf sa profondeur symbolique. Car à vrai dire il faut aussi se taire pour laisser parler un édifice…
Bernard nous a donné quelques clefs, nous ouvrant quelques espaces symboliques. Vous vous souvenez de ses titres de chapitre de chapitre ? Symbolique de la maison par exemple… Ne pas interpréter l’édifice sans penser à ceux qui l’habitent… Un monastère n’est pas un monument des bâtiments de France, il est une maison de moine… La symbolique de la vie… Quelle est la vie qui anime cet édifice ? Laisser ce lieu nous parler… lui laisser la parole…
Nous pensions que les symboles étaient liés à des objets, des personnages, mais le philosophe ne nous a pas laissé dans cette tranquille sérénité. C’est le propre des philosophes que de venir interroger et déplacer nos représentations. Xavier a tout de suite dressé trois attitudes possibles dans le rapport au monde : soit nous arrêter à la stricte matérialité des choses, soit nous en évader dans des métaphores plus ou moins illusoires ou oniriques, soit celui de l’existence authentique celle de l’intelligence du réel. Et que sur ce chemin là nous pouvions penser le monde avec la raison et les concepts, ce que nous faisons de multiples manières, mais que devant l’infinité des choses, le mystère de l’être, l’inénarrable du monde, le concept éclatait et devait faire appel à ce qu’il a appelé l’analogie, l’analogie de l’être… nous étions à nouveau par le détour de la philosophie grecque, dans le domaine symbolique mais désormais ce n’était plus seulement de l’interprétation des symboles ou des rites mais il ne s’agissait que de rien de moins que de la compréhension du monde. A cause même de ce qu’est le monde, la pensée rationnelle ne suffit pas, elle a besoin de cette autre forme originale de la pensée qu’est la pensée symbolique.
Nous avions voulu interroger aussi la symbolique de l’espace, partant du constat tout simple que les paysages ont été marqués par le fait religieux. Mais notre approche de la géographie, la mienne en tout cas, était une peu naïve ! J’ai noté en particulier ce phénomène très intéressant à propos du temple des hébreux. Le temple marque la possession de cette terre lorsque le peuple juif s’y installe. Mais que se passe-t-il lorsque le temple est détruit ? Il continue de marquer le territoire mais désormais il est intériorisé. Au fond nous intériorisons les symboles religieux. Ils dessinent en nous une géographie intérieure…
Nous voulions saisir une symbolique qui se met en place dans l’acte même de sa naissance pensant ainsi que cela nous ferait mieux comprendre ce qu’est une symbolique et son fonctionnement. Et c’est ce que nous avions demandé à Jean Guyon. Personnellement j’ai été très sensible à ce que le savant archéologue qu’est Jean ne puisse pas dire si telle ou telle symbole sur une sarcophage ou dans une catacombe est un symbole chrétien ou pas… Il nous a fait comprendre ainsi que le symbole n’existe pas en dehors de son site culturel, social. Et aussi nous y avons appris que les mêmes symboles peuvent fonctionner dans des champs culturels différents. Ils passent d’un monde à l’autre… Ainsi le pasteur qui existe bien avant de devenir dans la symbolique chrétienne le bon pasteur. Non seulement ils mutent mais je crois avoir mieux compris hier soir qu’ils sont des passeurs entre des cultures, des passeurs dans les changements culturels.
Je voudrais encore faire une remarque. Jean nous a montrés beaucoup de symboles du Christ. Dans l’antiquité chrétienne, la croix n’existe pas ! Ainsi ce qui me parle en l’occurrence, ce n’est pas la symbole mais l’absence de ce symbole qui fait comprendre deux anthropologies assez différentes, une dans laquelle on valorise la victoire sur le mal, une autre dans laquelle on est fasciné par la souffrance…
Et puis nous n’avons pas fait que parler. Nous avons aussi eu des rites. Nous vous avons proposé une célébration. Je crois pouvoir dire que dans sa simplicité, elle était belle. Chacun l’a habitée à sa manière. Il y a été question de puits, de désir, d’eau, de fleuve qui coule en soi… qui pourrait dire comment cette célébration a résonné pour chacun… sauf qu’au dire de ceux qui nous avait dressé la table pour un autre rite, celui de l’apéro, nos visages étaient quelques peu lumineux…
La République aussi a ses symboles. Nous évoquions en commençant le panthéon et la prochaine apothéose qui doit être célébrée. Nous avons en mémoire la demande du ministère de l’éducation nationale de remettre dans l’école les symboles de la République : le drapeau et la devise. Il y a une certaine indigence dans la symbolique républicaine et en disant cela, il ne s’agit pas tant de critiquer que de prendre la mesure d’un déficit de rite qui marque la société. Dominique nous a montré comment se met en place avec la guerre de 14 un vraie culte républicain, avec ses rituels, le 11 novembre, ses symboles : le poilu, le drapeau, le coq, sa polysémie : le héros, la grandeur de la France, se sacrifice héroïque mais aussi non à la guerre, la paix…
Dominique nous a fait saisir le fait religieux au cœur de ce qui est le plus laïque, républicain. Et ce religieux aussi fait sens, à condition là encore de ne pas l’écraser dans la littéralité de l’image…
Jean-François Noel est dans son registre propre équivalent à Xavier Manzano. Nous lui avions demandé de nous dire comment le symbolique participait à la constitution des individus. Nous n’avons pas été déçu du voyage. Qualifiant le symbolique de résonnance intérieure ou de fil d’Ariane, il nous a montré comment la réalité est ce sur quoi nous butons, l’équivalent du réductionnisme dont a parlé xavier à propos de la matérialité, invitation à prendre de la distance vis-à-vis de nos urgences, de nos calendriers, de nos activités frénétiques etc… Et il a insisté pour que nous fassions droit à l’imaginaire qui était l’équivalent de ce que Xavier a dit en parlant de la métaphore, de sa nécessité et de sa limite avec le risque de se perdre dans l’onirique… ou bien, d’être bigot défini comme celui qui a l’imaginaire sec. Les bigots ne sont pas tous des adeptes des religions. Il y a les bigots de l’organisation, du coaching , les bigots de l’économie etc. On m’a dit qu’il y en avait dans l’enseignement catholique des bigots insécurisés à l’imaginaire sec !
Et alors il est proposé l’ouverture au symbolique… Le symbole va au-delà de l’image et de l’imaginaire. Il éveille la conscience. il nous met en chemin vers le sens, vers un ailleurs… Il nous a été proposé la figure – le symbole – du pèlerin… Sur ce chemin-là nos représentations s’épurent, nos convictions évoluent jusqu’à la représentation de Dieu déshabillé nu sur la croix. L’expérience symbolique ne console pas, comme le prétend la religion à trois sous, elle ne guérit pas les blessures restent mais elle met à la place du vivant…
Enfin Marie Hélène nous a introduits à la célébration de la semaine sainte à Perpignan. Nous avons vu comment dans un même geste on enseigne le fait religieux et on initie à une culture.
Je crois qu’on a été conduit plus loin que prévu… Nous pensions peut-être apprendre le sens de quelques symboles… nous nous doutions qu’il fallait pousser cette porte et que le fait religieux présent dans les disciplines, comme les arts peut permettre d’initier au symbolique mais surtout de conduire vers le chemin du sens que chacun est amené à donner à ce qu’il fait, là où il aime, là où il souffre, là où il se sent perdu, là où il est traversé par le doute… mais là aussi où il a le cœur tout brûlant.
Nous avons bien compris que le symbole est là présent. Il ne se laisse pas réduire à quelques symboles religieux. Nos attitudes, nos comportements, l’organisation de l’espace, le rapport au temps, tout finalement comporte une dimension symbolique qui de toute manière opère, la plupart du temps à notre insu, mais efficacement cependant.
Et la suite …
Cela fait la seconde année que nous organisons une session. Marc a dit que c’était le seul endroit en France à proposer ce genre d’initiative, avec la collaboration de presque tous les diocèses. Nous avons envie de vous proposer de faire de cette session un rendez-vous annuel. Il y a d’abord beaucoup de bonheur à se retrouver ! Et on va pas s’interdire du bonheur surtout que vous le savez, nous pensons que toute formation doit être agréable…
Cette session a l’avantage de croiser des publics, de symboliser autre chose que les hiérarchies et répartitions des rôles qui ne rendent pas compte de l’unicité du travail éducatif dans lequel dans la diversité des fonctions nous sommes tous engagés. Nous ne voulons pas reproduire en terme de formation des cloisonnements que l’on peut parfois trouver dans les établissements…
Et puis nous avons des idées… plusieurs… parce que constamment nous pensons. Mais faut-il en parler maintenant. Probablement que c’est trop tôt… Nous avions pensé au rapport entre enseignement du fait religieux et enracinement dans la dimension régionale de nos cultures… mais peut-être vaut-il mieux traiter cela à travers d’autres thématiques que d’en faire un sujet…
Et si on regardait le fait religieux sous l’angle du féminin ???
Des dates
18-19-20 mars 2015
Un site et des textes…
Des textes en ligne…
Les actes…
Des formations
Des retraites chefs d’établissement : Lérins
Une formation : Eduquer acte politique : donner le sens de la formation…
Des cours à l’ISTR
ISTR/ DERRE
Session Mars 2014
Symboles, rites et mythes
Christian Salenson
ISTR/ Marseille
Cette session a pour but de mieux appréhender ce qu’est le symbole et la logique propre de la symbolique afin de permettre à des enfants et à des jeunes d’entrer dans cette dimension de la réalité qui permet une autre compréhension du monde que la seule logique scientifique, rationnelle, technicienne et qui ouvre le champ de la compréhension de la religion et du langage religieux ainsi que des arts et du langage des arts. Mais pour commencer cette session nous devons dire de quoi nous parlons lorsque nous parlons de symbole et de symbolique. Cet exposé aura donc une finalité introductive.
Le terme de symbole est dévalué dans le langage courant. Ainsi pour dire de quelque chose que ce n’est pas tout à fait la réalité, on dira facilement : ce n’est qu’un symbole. Ainsi le symbole dans cette expression coutumière et révélatrice n’est qu’une figure, une image qui ne rend pas compte et ne permet pas d’appréhender la réalité. Or, au sens où nous allons en parler, nous allons dire au contraire que par le symbole nous pouvons entrer dans des niveaux de la réalité qui sans lui sont inabordables. Nous ne percevons pas le symbole comme une déperdition du sens des choses mais au contraire il se présente comme une saturation de sens, une saturation de présence, un accès au réel qui sans le symbole demeurerait inaccessible. Nous allons donc dans un premier temps définir ce qu’est le symbole.
Cet exposé a pour titre : symbole, rites et mythes. Un lien étroit unit ces trois termes. Le symbole est comme l’unité de base par lequel et au moyen duquel vont se constituer des rites et des mythes. Les rites sont des actions sacrées. Ils utilisent des symboles et toutes sortes de symboles dans leur architecture. Nous reviendrons dans un deuxième temps sur les rites qui ont tellement été décriés et soupçonnés à la période moderne alors que paradoxalement nous en cessons de ritualiser notre vie personnelle ou collective.
Les mythes à la différence des rites ne sont pas des actions sacrées mais des discours sacrés. Ils racontent des grandes épopées comme dans le mythe de Gilgamesh par exemple, ou bien ils sont constitués de récits plus courts mais hautement significatifs. Toutes les cultures et toutes les religions ont développés des mythes, y compris les sociétés sécularisées. Le terme de mythe est donc le moyen de désigner en anthropologie religieuse les textes sacrés. La modernité s’interrogera longuement sur la vérité des mythes et cela ne se fera pas sans difficultés particulièrement à propos les textes bibliques. Dans une troisième partie nous essayerons de faire quelques remarques sur la question.
Au terme de cette introduction, permettez moi juste d’ajouter que le langage religieux est de bout en bout un langage symbolique et que pour initier au fait religieux, il convient d’en avoir compris le fonctionnement. Il en va de même pour les arts qui utilisent le même langage et dont l‘oubli ou l’ignorance de ce mode propre de langage confine à une histoire des arts scientifique et inerte, dans laquelle on accumule des connaissances périphériques sans jamais entrer dans l’oeuvre.
Le symbole
De la catégorie du signe
Le symbole relève du domaine du signe car le propre d’un symbole est de faire signe. On pourrait appliquer au symbole ce qu’Augustin disait des sacrements : le symbole est un « signe visible ». Ce qui appelle une première remarque. Tout d’abord on est dans un mode de langage. Le symbole parle. Il signifie. Il désigne. Il est parlant. Il appartient donc au langage. Il appartient au langage comme le mot et le concept. Il y a une langue des symboles. Il y a un langage du symbole. Le feu est un symbole. Il délivre un message. Nous nous réunissons autour d‘un feu de cheminée. Le feu parle à tous ceux qui sont là. Je dessine un cœur tout le monde peut lire ce symbole. Si en plus je le transperce avec une flèche tout le monde comprend combien celui qui a dessiné ce symbole est atteint ! Pour le dire autrement le symbole ne répond pas à cette question que notre époque aime trop et dans laquelle elle prétend tout enfermer : A quoi ça sert ? Mais il répond à la question : qu’est-ce que cela dit ? Qu’est-ce que cela me dit ?
Polysémique
Cette question se pose immédiatement : qu’est-ce qu’il dit ? Que dit le symbole du feu ? Et là nous entrons dans l’originalité de ce langage. En effet un même symbole peut dire des choses diverses. Le symbole du feu peut exprimer de la convivialité pour ceux qui sont réunis autour de la cheminée. Mais pour ceux qui sont rassemblés dans un crématorium, il va exprimer plutôt de la destruction. Et en effet un même symbole a la capacité à dire des choses différentes. Le feu parce qu’il réchauffe peut renvoyer à la convivialité, à la chaleur d’être ensemble. Mais parce qu’il détruit, il peut aussi renvoyer vers l’élimination, la purification. On pourrait encore évoquer bien d’autres symboliques du feu. Il consume lentement en dégageant de la chaleur et peut évoquer l’amour. Il évoquera aussi le foyer, le même mot renvoyant d’ailleurs à l’âtre et à la maison voire le couple etc. Il est donc polysémique.
Le signe et le symbole
Un même symbole peut signifier des choses très différentes, comme nous venons de le suggérer à travers le symbole du feu. Nous pouvons maintenant faire une distinction classique entre le symbole et le signe. Dans le signe, je vois le signe et je connais sa signification. Je vois un panneau de sens interdit et j’en connais la signification. Je l’ai apprise. Elle est arbitraire et univoque. Il en va différemment pour le symbole. Je vois un symbole, je n’en connais pas la signification car la signification est multiple, diverse, extrêmement variée. Je vois le signifiant : du feu. Je ne connais pas le signifié : une multiplicité de sens. Telle est l’originalité fondamentale du symbole. Ce qui pose plusieurs questions et en particulier : comment fait-on pour lire, pour interpréter un symbole ? Que peut-on en dire ?
Le langage de la religion et des arts
Remarquons déjà que le langage du symbole est le langage privilégié de la religion et des arts. En effet pour exprimer des choses mystérieuses, les religions font appel à de nombreux symboles : du pain et vin par exemple. Mais malheur a celui qui croit que ce pain est un simple pain et ce vin un simple vin. Ce sont du pain et du vin symboliques et donc gorgés de significations. Les arts comme les religions feront appel à ce langage du symbole. La couleur que le peintre va utiliser ne sera pas une simple couleur. Les formes, les lignes, les couleurs, tout va concourir à délivrer du sens… car il renvoie toujours le sujet ailleurs…
Signe visible d’une réalité invisible
Je peux maintenant dire non seulement que le symbole est un signe visible : de l’eau, du feu, du vin, de la couleur. Mais je peux dire que c’est « un signe visible d’une réalité invisible ». Et cela même pour un symbole banalisé comme celui de cœur. Si je dessine un cœur, je dessine un signe visible. Tout le monde peut le voir. Mais la réalité elle est invisible : l’amour que j’ai pour une personne, car l’amour personne ne l’a jamais vu. On n’en voit jamais que des signes. Des signes qui sont suffisamment forts, assez parlants pour croire que réellement l’amour est là. Le symbole est le signe visible d’une réalité invisible. Un symbole n’est jamais une preuve. Il n’est toujours qu’un signe qui demande à être reçu, à être interprété, d’une certaine manière à être cru. Il n’est pas uniquement un signe visible. Il est « le signe visible d’une réalité invisible ».
L’invisible dans le visible
Quel est le rapport qu’il y a entre le signe visible et la réalité invisible. La réalité invisible est rendue d’une certaine manière présente dans le signe visible. Ainsi l’amour que j’ai pour quelqu’un est rendu visible dans le baiser que je lui donne. Le baiser « représente » l’amour ; il rend présent l’amour. Il l’épiphanise. Il manifeste ce qui est caché. Quand Picasso peint Guernica, toute l’horreur du bombardement est rendue présente dans le tableau, alors même que le signifiant n’est qu’un tableau, si je puis dire. La grotte de Lourdes n’est pas qu’une excavation mais au moyen de la capacité signifiante de la grotte, elle donne accès à un Au-delà pour le pèlerin. Donc d’une certaine manière l’invisible est rendu présent dans le visible par le symbole qui le représente. En même temps, toute la réalité n’est pas contenue, enfermée dans le symbole. Le baiser représente l’amour que j’ai pour mon ami. Il ne dit pas tout. Il n’épuise pas la réalité invisible de l‘amour que je lui porte. La sexualité exprime et rend présent l’amour de deux personnes mais l’amour ne se limite pas à la sexualité, sans quoi on serait à proprement parler dans de l’idolâtrie. Ce sera particulièrement vrai dans la religion. Le symbole qui rend réellement présent l’invisible, le pain consacré par exemple dans la religion catholique, n’enferme pas le divin dans le pain ni dans le tabernacle. Si le divin se manifeste réellement dans le symbole, il le transcende.
La matérialité détermine la signification
Chaque symbole délimite un champ propre de signification. Le symbole de l’eau n’est pas celui du feu, un Requiem n’est pas un Te Deum et une visitation n’est pas une crucifixion. Cette délimitation se fait par les formes même du signifiant. Le symbole de la croix commence dans sa matérialité elle-même. Ainsi la croix est constituée de deux axes : un vertical et un horizontal et d’un point de jonction des deux. Là commence sa signification. Celui qui veut apprendre à lire les symboles doit toujours revenir à leur matérialité. Celui qui, par une trop grande familiarité, n’y verra plus qu’un emblème religieux verra le sens symbolique s’atténuer jusqu’à l’insignifiance.
Cette matérialité détermine un champ de signification : un cyprès dans un cimetière est un index pointé vers le ciel, disait Bachelard nous invitant à lever la tête en ce lieu symbolique où le regard se porte plus spontanément vers le trou qui est creusé en terre.
Symbolique des espaces
Il y a une symbolique des espaces et des temps. Certains espaces sont des espaces sacrés, dans les religions par exemple. Ainsi les temples, synagogues, Mosquée, Eglise à des degrés divers sont des espaces sacrés et donc symboliques. Ce ne sont pas n’importe quels lieux : par leurs dimensions, leurs formes, les couleurs, les jeux de lumière comme par le mobilier et les objets qui sont utilisés, ils déterminent des jeux de signification différents. Mais que comprend l’élève à qui on apprend les noms de lieux : le clocher, le portail, le cloître mais à qui l’on n’ouvre pas l’espace de sens ?
Certains espaces ne sont pas sacrés/saints mais il y a une signification symbolique des espaces dont il vaut mieux avoir une certaine conscience. L’école n’est pas un espace sacré même si certains laïques veulent la sanctuariser ! L’école est un espace symbolique. Observez votre établissement scolaire, vous verrez si la symbolique des espaces fonctionne. Où est le bureau du directeur ? Où est la chapelle ? Où est la salle des professeurs ou les espaces du personnel d’entretien ? Les symboles mentent moins que les mots et souvent dénoncent le mensonge des discours.
Le symbole dans l’éducation
L’éducation de l’enfant se fait en l’initiant aux symboliques des espaces et des temps. Une ritualisation du coucher est nécessaire pour exorciser ce moment délicat et un peu angoissant pour le jeune enfant… et pour les adultes !
Une difficile frustration
Le problème difficile à concevoir, à accepter et à vivre pour les hommes et femmes de la modernité réside dans le fait que l’on ne peut pas définir une fois pour tout le sens d’un symbole. Tout d’abord parce qu’il peut y en avoir plusieurs, voire contradictoires parfois, que cela va dépendre aussi du contexte dans lequel on se trouve et de la capacité de ceux qui sont là à se laisser toucher par le symbole. Car on n’explique pas un symbole, on commence par l’éprouver, le ressentir, parfois même à son insu. Il faudra parfois longtemps entre ce qui a été éprouvé plus ou moins consciemment à un moment donné et le moment où on parviendra à dire une parole qui partiellement au moins tente d’en rendre compte. On accède au monde des symboles moins par l’enseignement que par l’initiation.
Conclusion
En terminant cette première partie, je voudrais dire le caractère nécessaire de ce langage symbolique. Il nous permet d’exprimer ce que nous ne pourrions pas dire sans lui. Ainsi l’amour porté à quelqu’un ne peut s’exprimer uniquement dans les mots. Il a besoin que l’on fasse appel au langage symbolique du corps, le baiser, la caresse, la sexualité. L’homme a besoin de la musique pour exprimer ses sentiments, la tristesse, la joie. L’homme religieux a besoin de symbole pour exprimer son ouverture sur l’au-delà. Les arts …
Les rites
Les rites sont des actions symboliques dans lesquelles, les hommes s’expriment, construisent leur représentation du monde, de leurs relations mutuelles, donnent du sens à leur existence. Pour cela les rites utilisent les symboles divers et variés.
Les rites de la vie quotidienne
Tout le monde ritualise. Il suffit de penser à quelques séquences de la vie quotidienne telles que le repas familial. S’il s’agissait uniquement de se nourrir, il suffirait d’absorber quelques pilules énergisantes. Nous y gagnerions beaucoup de temps car la ritualité absorbe beaucoup de notre énergie. Il faudra se mettre à table, selon des places souvent ritualisées elles aussi. Le seul fait de vouloir manger dit notre désir de vivre. Il faudra partager de la nourriture. Les participants en consommant un mets commun disent leur unité et le partageant de manière équitable exprime la reconnaissance qu’ils ont les uns pour les autres. La table familiale va dire aussi la manière dont sont vécus les rôles au sein de la famille, y compris la construction sociale des genres qui est de fait vécue quelques soient par ailleurs les discours tenus !
Les rites aux grands moments de la vie
Les rites permettent de vivre les grands moments de la vie. Certains sont des rites de passage, comme ceux de l’adolescence à l’âge adulte ou encore le mariage. On joue dans des rites des réalités qui ne peuvent pas se dire dans des mots. Les rites établissent chacun dans son rôle et sa place et servent à marquer les changements de place. Les examens fonctionnent souvent comme des rites de passage dans notre société. Les rites garantissent à chacun une certaine légitimité et permettent d’assumer les changements de place et de fonction.
Les rites religieux laïcs
Le République met en œuvre des rites : fête nationale, défilé du 14 juillet. Prochainement, on a annoncé l’entrée au Panthéon de quatre nouvelles personnalités. Le caractère religieux républicain est clairement énoncé puisqu’il s’agit du Panthéon. On va donc avoir droit à une apothéose, nom que l’on donnait aux empereurs lorsqu’ils étaient divinisés après leur mort. Parmi elles, deux femmes. Le symbole est clair et il est voulu.
Les rites des religions
Les grands rites religieux jouent des aspects essentiels de la vie et du sens qu’on lui donne. Ainsi le baptême par exemple qui symbolise que toute vie est un passage de l’Egypte à la terre promise ; la circoncision qui marque dans la chair une appartenance à Dieu. Le mariage qui a travers des symboles expriment en fait l’ensemble de la vie du couple à venir : l’alliance passée au doigt. Vous voyez la symbolique sexuelle. Puisque le mariage est consommé, conclu dans la relation sexuelle, et que l’on ne peut pas copuler publiquement, on le joue à travers la bague au doigt. Le symbole donne à voir ce qui ne se laisse pas voir !
Les rites comme mise en scène de l’existence
Les rites se construisent en faisant appel à une grande diversité de symboles. Ainsi un pèlerinage qui est un rite majeur dans toutes les religions fait appel à la symbolique des espaces et du temps mais aussi de l’eau, de la lumière, du feu. Le rite ne fait pas nécessairement appel à la foi confessée dans une religion donnée. Il agit par lui-même. Ceux qui font le chemin de saint Jacques sont transformés par le chemin, même s’ils ne l’investissent pas subjectivement comme un pèlerinage. On ne maitrise pas les effets du rite.
Dans un pèlerinage, on joue symboliquement la vie, avec ses joies et ses épreuves surmontées. La procession est une forme de pèlerinage raccourci. On parcourt un espace qui évidemment est symbolique de la vie. On trace au sol un espace sacré en zigzaguant ce qui évoque le labyrinthe présent dans toutes les grandes mythologies. On parcourt ce chemin symbolique avec une lumière à la main. On entre dans l’intelligence d’un rite en entrant dans l’intelligence des symboles qui le constituent.
La modernité
La modernité a beaucoup critiqué le rite, ne voyant souvent en lui que les formes pathologiques : ritualisme, obsessionalité du rite etc. Il aurait fallu même supprimer les rites. La Réforme protestante n’en a gardé que le baptême et la Cène et encore ce fut grâce au combat de Luther. Elle a bien failli n’avoir que des Ecritures. La modernité fait plus confiance aux discours qu’aux gestes et pourtant… cela ne nous a pas empêché ces dernières années de développer certains rites comme l’apéro… presque jusqu’à l’obsessionalité parfois !
Les rites et la constitution des personnes
Les rites participent à la constitution de la personne. Ainsi il y a des rites pour les différents âges de la vie : des rites ne naissance, de puberté, de mariage, de procréation, autour de la maladie, des rites autour de la mort, etc. Notre société voit disparaître des rites mais d’autres prennent de l’importance. Je pense aux anniversaires pour les enfants. Cette ritualisation de la date de naissance ponctue la croissance de l’enfant et l’aide à se situer dans le temps et dans son propre temps. Il en ira différemment pour l’adulte à qui sans le lui exprimer directement on vérifie s’il lui reste encore un peu de souffle… Probablement que nous sommes en déficit de rite pour le passage de l’enfance à l’âge adulte.
Les rites et l’Ecole
Les rites participent à la constitution des groupes. Le bizutage par exemple. Le salut aux couleurs dans l’armée devant le symbole de la nation qu’est le drapeau, qu’il faudra défendre au prix de sa vie sur le champ de bataille.
L’école a ses rites : les rites de passage. L’entrée à l’école est déjà un rite, l’entrée en 6eme, l’agrégation, le doctorat… sans parler des innombrables rites de la vie quotidienne par lesquels on organise le temps et l’espace. Certains rites ont disparu : ainsi la distribution des prix. Dans la distribution des prix, on valorisait une certaine réussite et on n’a probablement pas envie de continuer de cette façon. Tous ces rites méritent une grande attention car le sujet et l’institution se construisent à travers ces signaux. Nous sommes en déficit de rites, y compris à l’école et que nous manquons d’imagination pour inventer des formes diverses à propos d’un départ de l’école en fin de scolarité par exemple, ou bien pour marquer les réussites de chacun. etc.
Les mythes
Par le terme de « mythes » on désigne les récits écrits ou parfois oraux qui sont constitutif d’un groupe, d’une nation, d’une religion. Certains récits ont eu une importance extraordinaire telle l’épopée de Gilgamesh. Elle aura une extension dans le temps et dans l’espace invraisemblable. Si des hommes ont répété ces récits, en les enrichissant, en les amendant, en les réécrivant, ce n’était pas uniquement parce qu’il s’agissait là d’une belle histoire mais parce qu’ils se retrouvaient dans ces récits.
Les mythes pour ceux qui les vivent délivrent plus ou moins consciemment une représentation du monde, une représentation de l’homme et de la femme, de leurs relations, une représentation de la vie. Tout cela ne se fait pas au travers de discours idéologiques mais à travers ces mises en scène.
La question n’est pas de savoir si les grecs croyaient à leurs mythes. D’une certaine façon la réponse est évidente. Oui ils y croyaient. Mais est-ce qu’ils croyaient que Prométhée avait descendu le feu du ciel dans une branche de fenouil. Probablement pas ! Ils croyaient surtout au message que véhiculaient leurs mythes sans quoi ils s’en seraient désintéressés, ce qu’ils ont fait d’ailleurs quand cela n’a plus correspondu à leur vision du monde. Peu importe s’ils croyaient à la lettre des récits, ils croyaient aux représentations qu’ils véhiculaient.
Et les jeunes générations d’aujourd’hui ? Est-ce qu’ils y croient à la guerre des étoiles ? A la superficialité du récit, probablement pas ! Ces récits sont de vrais mythes, c’est-à-dire des récits symboliques qui au-delà de la superficialité du récit racontent la vie, développent une théologie, donnent une représentation du monde, de la réussite et de l’échec, de vrais récits de salut !
Là encore, comme pour le symbole, et précisément parce qu’on est dans un langage symbolique, celui qui s’arrête au premier degré s’interdit définitivement de comprendre. Il ne comprendra pas le texte biblique, celui qui comptera les côtes de l’homme pour vérifier s’il lui manque réellement celle avec qui Eve a été faite ! Ni d’ailleurs s’il essaie d’expliquer par quel phénomène Jésus pouvait bien marcher sur les eaux !
La vérité d’un mythe ne se trouve pas dans le rapport que le récit entretiendrait avec un événement qui se serait passé mais la vérité se trouve dans la capacité d’un mythe de révéler un sens du monde, de la vie, de la relation, du divin etc. La question n’est pas de savoir si Marie a rendu visite à Elisabeth, mais ce que cela révèle du sens divin de la rencontre. La question n’est pas de savoir si Gilgamesch a existé mais ce que sa quête de l’immortalité révèle de l’être humain et de sa manière d’être-au-monde. La question n’est pas de savoir si Prométhée a inventé le sacrifice mais ce que le sacrifice signifie de la relation au divin et aux autres.
Conclusion
Durant cette session nous ne pourrons pas tout aborder mais peu importe ! Il suffit de se laisser conduire dans une diversité d’approches. Le symbole se laisse approcher et délivre les saveurs, la pluralité de sens dont il est porteur quand on l’habite … en le savourant car le symbole contrairement au concept ne parle pas d’abord à la raison. Il parle au corps. Il parle aux sens et c’est ainsi qu’il fait sens. C’est pourquoi nous avons quelques peines à nous laisser entrainer sur ses traces et conduire en des lieux où nous ne maitrisons pas tout.
Le symbole est à la base du langage religieux. Sa nature est symbolique et celui qui le lit comme un énoncé scientifique se barre définitivement l’accès. Il ne comprendra pas un récit de création mais plus grave alors il ne se comprendra pas lui-même car ce récit lui parle de lui en lui parlant du monde…
Le symbole est à la base du langage artistique. Il crée une profonde similitude entre les arts et le religieux. Mais là aussi la condition s’impose. Le sujet doit accepter de lâcher ses connaissances, ses techniques, ses discours rationnels pour éprouver une œuvre, se laisser saisir par elle…
Le symbole religieux ou le symbole artistique vient nous chercher pour nous amener ailleurs… encore faudra-t-il y consentir en acceptant un moment au moins de perdre la maitrise de la réalité !
Il n’y a pas à proprement parler d’enseignement à dispenser car personne ne détient réellement les clefs. Il n’y a pas de message à faire passer ni de première ou dernière annonce.
Et puis nous continuerons à initier des plus jeunes au monde des arts ou au fait religieux mais en leur entre baillant le rideau et en les invitant à entrer… Pour cela nul n’est besoin que nous ayons tout compris. Il ne le faut pas car on initie en se laissant initier. Il n’y a pas beaucoup d’antériorité de l’initiateur sur l’initié sauf en ceci que ce lui initie u jour a pris le goût.
MONUMENTS AUX MORTS DE LA GRANDE GUERRE :
MÉMOIRE DE LA REPUBLIQUE OU CULTE REPUBLICAIN?
Cette réflexion est fortement inspirée des lectures suivantes :
Dans la recherche historique ou dans les programmes scolaires on rencontre plus souvent le mot emblème que symbole.
Maurice Agulhon, dans l’introduction à ses trois ouvrages sur l’imagerie de Marianne de 1789 à nos jours, s’appuie sur l’exemple du bonnet qui dans l’antiquité romaine était mis sur la tête des affranchis, pour faire la distinction entre les deux termes. Le grand historien établit une liaison entre ce bonnet et le bonnet phrygien, une liaison qui nous vient de l’histoire, que l’on possède par la culture, nous dit-il. Le bonnet phrygien associé à la liberté, est donc un symbole. « Après un siècle d’existence l’iconographie de la Marianne, cette femme à bonnet phrygien réduite à un buste, est devenue une convention stable et partout reçue, on l’appellera alors un emblème ».
Lorsqu’un symbole est largement fixé et reconnu, il devient un emblème ; le monogramme RF, sur un bâtiment public ou en en-tête d’un papier officiel, est un emblème, transparent, de la République française; le même terme d’emblème est bien sûr employé spécifiquement pour désigner le drapeau représentatif d’un État.
Maurice Agulhon en définit les « fonctions élémentaires »:
– identifier le pouvoir politique en le distinguant des emblèmes étrangers et de ceux du pouvoir antérieur aboli ; la réalité ainsi figurée doit donc être immédiatement reconnaissable.
– traduire clairement les principes dont se réclame le pouvoir ; les valeurs qu’exprime l’emblème doivent être aisément identifiables.
– produire sur les destinataires un effet favorable ; plaire, entraîner l’adhésion du public visé.
Et nous pouvons ajouter, lorsque les destinataires sont illettrés,
Cependant la distinction entre ces deux termes reste fine à tel point que dans les programmes d’éducation civique de troisième les concepteurs ne pouvant trancher parlent de « symboles et emblèmes de la République » !
Sans aucun doute en édifiant dans toute la France des monuments aux morts à la fin de la Grande Guerre a-t-on voulu inscrire dans l’espace de la commune un symbole fort. L’église, la mairie, l’école, le monument aux morts : pas de doute, nous sommes en France. Point cardinal de la géographie communale, le monument aux morts se trouve généralement au centre de chacune des 36 mille communes françaises et c’est le monument le plus fréquent en France. L’édification des premiers monuments aux morts date des lendemains de la guerre de 1870 entre la France et la Prusse. Mais c’est surtout après la grande Guerre de 14 – 18 qu’a débuté une véritable frénésie commémorative. En 1919, une loi d’hommage aux combattants attribue des subventions aux communes afin de « glorifier les héros morts pour la Patrie ». Dorénavant, ces héros seront honorés le 11 novembre, jour férié, anniversaire de l’Armistice qui marque la fin de la guerre de 14-18. Les commémorations se déroulent selon un cérémonial immuable avec drapeaux, dépôt de gerbes ou de couronnes, Marseillaise, minute de silence, défilé d’écoliers, discours. Un culte laïque et patriotique est né. Peut on y voir avec l’historien Antoine Prost « le seul exemple de religion civique à la Rousseau » ?
Petit point historiographique
Les premiers historiens à s’intéresser aux monuments aux morts et aux cérémonies commémoratives dans les années 1970 ont été George Mosse[1] aux Etats Unis, Antoine Prost[2] en France, Reinhart Kosseleck en Allemagne, Ken Inglis[3] en Australie. On peut dire que leurs recherches, tant par la nouveauté de l’objet que de l’approche ont permis en quelque sorte « d’inventer » les monuments aux morts. Depuis, les études sur ce thème d’histoire culturelle ont proliféré, tant au niveau local qu’au niveau national.
Les monuments aux morts sont le reflet d’une France républicaine laïque et encore fortement catholique
En effet ils sont les miroirs de cette violence de masse qui caractérise le premier conflit du XXème siècle. 1 400 000 morts côté français, 1 700 000 morts côté allemand : phénomène nouveau en Europe, « mort de masse » dans une « guerre qui a été totale ». A la fin de la guerre 2 Français sur 3 sont endeuillés par la perte d’un proche et pratiquement toutes les communes de France ont érigé un monument à la mémoire des soldats morts.
La généralisation des monuments dit l’ampleur du traumatisme : 138 000 monuments sont construits en quelques années. La France se couvre alors d’un gris manteau de monuments aux morts.
Ces œuvres présentent un double témoignage, sur le déroulement de la guerre et sur les mentalités des survivants. Si les hommes sont avant tout représentés dans leur rôle de combattant, d’autres messages apparaissent : les souffrances des civils, des femmes en particulier, la ferveur religieuse et patriotique mais aussi la haine de la guerre.
Ils célèbrent certes la victoire mais aussi la Patrie, la République… Ils correspondent à des mises en scène du pouvoir.
Ces monuments, pensés et réalisés de 1914 aux années 1930 sont reflets de leur temps, comme toute production artistique et intellectuelle et avec eux un nouvel art est né en réponse au conflit extraordinaire que fut la Grande Guerre. Ces monuments font donc partie intégrante de notre patrimoine. Si certains de ces monuments furent simplement achetés sur catalogue, de véritables œuvres furent aussi commandées aux meilleurs sculpteur et sculptrice de l’époque tels Maillol, Bourdelle ou Emilie Rolez.
Dès 1916 se pose la question de l’hommage à rendre aux victimes de cette guerre dont la liste s’allonge chaque jour. Le 10 février 1916, dans un article intitulé « le suffrage des morts » (reproduit plus tard dans l’âme française, tome VIII, 1919) Maurice Barrès propose de donner le droit de vote à « ces morts que nous savons meilleurs que nous mêmes ». Pour ce faire il demande que « les veuves des soldats morts pour la patrie disposent du bulletin de vote de celui qui ne peut plus défendre les intérêts de sa petite famille ». Cette proposition ne sera pas suivie (malheureusement ?) mais elle dit des choses du sentiment que l’on éprouve dès 1916 à l’égard de ces soldats morts : sentiment tellement fort que l’on est prêt à donner le droit de vote post-mortem aux femmes !
Dans beaucoup de commune dès le lendemain de l’armistice des décisions sont prises en conseil municipal pour faire ériger un monument. La loi du 25 octobre 1919 dite « loi sur la commémoration et la glorification des Morts pour la France » fixe en particulier les modalités d’attribution par l’état d’une subvention allant de 4% à 25% du montant global du coût du monument « en proportion de l’effort et des sacrifices qu’elles feront en vue de glorifier les héros morts pour la patrie ».
Typologie des monuments aux morts
Il est des préjugés tenaces qui veulent que les monuments aux morts expriment le nationalisme cocardier à l’image de ce poilu triomphant qui surmonte généralement la construction. Or les poilus sont minoritaires sur les places des villages. De plus ces monuments constituent un ensemble de signes bien plus complexes que je vais essayer de lire avec vous.
En combinant ces trois groupes de signes on peut établir une typologie des monuments aux morts :
Les plus fréquents, les plus laïques, les plus républicains. Dépouillé à l’extrême, juste une croix de guerre. Exemples en Cévennes mais aussi en Corse ! Il est à la fois républicain et laïque car il évite de rendre le sentiment des citoyens sur le conflit qui vient de se terminer et ne comporte aucun emblème religieux.
Il comporte des inscriptions claires : « morts pour la patrie… » « gloire… » « à nos héros… ». Parfois le poème de Victor Hugo Hymne, Les chants du crépuscule, 3. Le poilu y est idéalisé.
Parfois le patriotisme vire au nationalisme : le coq, le drapeau, une victoire…
On y voit un poilu en train de mourir… plus près de l’église ou du cimetière que de la mairie. On y glorifie le sacrifice des morts. Parfois il tend vers le calvaire.
Certains représentent avec réalisme le poilu mourant, pleuré par des personnes (femmes). Ces monuments soulignent l’ampleur des pertes et du deuil.
On peut y lire des inscriptions explicites : « guerre à la guerre », « maudite soit la guerre ». Ces monuments sont le reflet d’une réalité complexe qui garde mémoire des individus.
Si la plupart de ces monuments étaient achetés sur catalogue certains étaient commandés à des sculpteurs et sculptrice de renom :
Maxime Réal del Sarte est l’auteur d’un cinquantaine de monuments que l’on retrouve dans toute la France. Une de ses œuvres les plus connues est Terre de France. Clémenceau a félicité le sculpteur en ces termes « cette œuvre est belle et puissante, il s’en dégage toute l’âme de la France »[4] Réal avait lui même perdu un bras dans la conflit. La tombe est bien là, l’homme est bien mort mais les moissons nouvelles sont hautes, la vie fait oublier la mort ! Le nom du monument s’éclaire : la France est riche du sang de ses morts, loin d’être appauvrie par leur disparition, elle est revigorée par leur sacrifice.
A Compiègne son monument représente simplement une femme, le fichu sur la tête comme pour se rendre à l’Eglise (il est catholique).
Autre sculpteur, Charles Henri Pourquet, surnommé le « statuaire de la douleur ». Entre 1920 et 1922 il en a vendu un nombre très important de monuments intitulés Résistance… Le soldat, jambes écartées, l’air sévère, le fusil bien calé incarne le « on ne passe pas ». Pas de nuance, pas de tristesse. L’action seule est rappelée, on sent la tension de l’attente.
Emilie Rolez est une des rares femmes à avoir exécutée un monument aux morts à Equeurdreville dans la banlieue de Cherbourg. Une mère et ses deux enfants. Solitude de ces trois êtres…leur père n’est pas mort en héros « aux enfants d’ Equeurdreville morts pendant la guerre ». Constat : la guerre a tué. Et comme si le message n’était pas assez clair elle grave : « que maudite soit la guerre » !! Ici le pacifisme est militant.
Héros et héroïnes
Les monuments sont à l’image d’une histoire par les grands hommes…
Chaque commune rend hommage Aux Enfants de la commune Morts pour la France. Les majuscules disent des choses…disent l’admiration des survivants. On peut d’ailleurs remarquer que l’on dit en France « monuments aux morts » alors que dans les pays anglo-saxon on parle de « monuments de la Guerre ». Sont ainsi liés la commune qui revendique son initiative collective, les morts destinataires de l’hommage et la France qui reçoit leur sacrifice.
La guerre n’a pas fait de tous les Français des combattants mais tous les Français ont participé à la guerre ! Les femmes y sont certes parfois présentes mais le plus souvent comme symbole, sous forme d’allégories de la Victoire, de la Liberté, de la République…rarement Marianne ! Comme si l’idée même du monument la remplace. En célébrant ceux qui sont morts pour la patrie on célèbre la patrie.
Le thème obsessionnel d’Aristide Maillol, la femme, va de fait se retrouver sur toutes les commandes qui lui sont faites, à l’exception du guerrier mort de Banyuls. Il se livre à l’allégorie personnifiant les communes comme celle de Céret, Port -Vendre ou d’Elne. Par pudeur ou par peur du scandale il les couvre d’un voile. Il dit alors « sa joie d’être arrivé à faire de la sculpture utile »[5]. Sculpture qui contrairement à toute son œuvre ne doit pas être sexuée « J’ai supprimé tout détail. Avant tout, il ne faut pas que ce soit une bonne femme. Il faut que ce soit éternel ».
Après les avoir décrit il nous faut maintenant nous interroger sur les usages des monuments aux morts et des cérémonies de 1918 à nos jours
Nouveau lieu « sacré » de la commune
Les monuments aux morts au fil des années d’après guerre deviennent comme un second pôle spirituel de la commune, le pôle laïque, lieu « sacré » d’un culte permanent aux morts de la guerre. Il est le lieu d’un deuil collectif, local et national. D’autant plus que les corps enterrés dans les cimetières militaires des lignes de front seront rarement rapatriés. Le monument aux morts est alors un lieu du recueillement, un substitut de la tombe que l’on fleurit les jours anniversaire.
En juillet 1924 un arrêté du conseil d’état classe désormais les monuments non plus dans la catégorie « monuments commémoratifs » mais dans celle de « monuments funéraires ». Désormais les monuments érigés dans l’espace public peuvent comporter des signes religieux Jusque là ceux qui en comportaient, dans les régions de forte pratique religieuse étaient obligés d’être dans des cimetières.
« Pour la génération perdue on a créé un ensemble parfaitement tragique : unité de temps, le 11 novembre ; unité de lieu, le monument aux morts ; unité d’action, la cérémonie commémorative. Selon les pays, le 11 novembre devint ou non un jour férié (à partir de 1922 seulement en France), mais partout il est jour de recueillement. Dans la plupart des pays se cristallisa probablement alors l’une des rares expressions abouties de « religion civile »[6]
Que ce soit lors des inaugurations ou du 11 novembre se met en place autour des monuments des cérémonies qui prennent souvent l’allure de célébration laïque. S’installe très vite un rituel (silence, chant, symbole, geste, paroles, énoncé des noms suivi d’une psalmodie « mort au champ d’honneur », dépôt de gerbe, minute de silence, discours, Marseillaise…) rituel emprunté au catholicisme encore très prégnant.
Ainsi les cérémonies du 11 novembre deviennent le lieu privilégié non d’une mémoire de la République mais d’un culte républicain, véritable religion civile avec un culte ouvert (sur la place publique ouverte à tous) et un culte laïque (sans prêtre la plupart du temps mais où le citoyen se célèbre lui même).
« La plupart du temps » car dans les régions de forte tradition catholique comme la Loire ou la Vendée, le clergé joue un rôle central dans les cérémonies du 11 novembre. Après la messe le prêtre garde sa chasuble et une procession se forme pour se rendre au monument. En tête du cortège les enfants de cœur portant la croix processionnelle et des cierges allumés. Parfois le long du parcours on chante des cantiques. Ou alors c’est le silence…religieux ! Au monument à nouveau le silence ou alors on chante le De profundis. Parfois même le prêtre donne l’absoute au monument.
Parfois avant ou après la minute de silence (forme laïcisée de la prière) on énumère les noms des morts de la commune. Or à cette époque dans de nombreuses paroisses, le prône débutait par le nécrologe : le prêtre lisait la liste des noms des morts et l’on disait un Pater pour eux à la fin. Ensuite venait le sermon. De même au monument aux morts, le discours suit en général l’appel des morts. Ensuite par un geste de piété on fleurit le monument aux morts (comme quelques jours auparavant on a fleuri les tombes des cimetières). Puis on entonne parfois la Marseillaise mais pas obligatoirement ! Dans certains villages c’est la chorale paroissiale qui reprend des psaumes ou des cantiques.
Ainsi les cérémonies du 11 novembre apparaissent comme le seul culte républicain qui ait réussi et suscité l’unité populaire.
Et l’on ne peut s’empêcher de penser à J-J Rousseau, qui au dernier chapitre du Contrat social, développe la nécessité d’une religion civile. « Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogme de religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lequel il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle… Il importe à l’État que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs : mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’État ni ses membres qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui. » Le culte des morts tel qu’il se constitue et se pratique entre les deux guerres est sans doute le seul exemple historique de religion civile au sens de Rousseau. Les monuments aux morts sont devenus le lieu privilégié non d’une mémoire de la République mais d’un culte républicain, d’une religion civile dont les particularités méritent d’être rassemblées pour conclure :
C’est un culte ouvert : sur la place publique, lieu central qui appartient à tout le monde
C’est un culte laïque : où le dieu, le prêtre et le croyant se fondent dans le citoyen.
Et aujourd’hui qu’en est-il ? Sont-ils le lieu d’une mémoire figée ou d’une mémoire vivante ?
Longtemps ces monuments ont eu une double fonction : maintien au cœur de la cité du souvenir des habitants « morts pour la France » et rappel des valeurs pour lesquelles ils sont tombés. Souvent les élèves participaient aux cérémonies du 11 novembre, prenant ainsi une leçon d’instruction civique. Ils étaient alors une mémoire vivante[7]
Aujourd’hui quelle est leur signification ? Force est de constater qu’ils ne suscitent plus la ferveur populaire. Ils ont retrouvé leur fonction première de lieu de mémoire de la guerre devant lesquels lors de cérémonies factices on ne fait qu’entretenir le souvenir du passé sans impact sur le présent.
En novembre 2008, alors que pour la première fois il n’y avait plus de poilus pour assister aux commémorations de l’armistice, une commission présidée par l’historien André Kaspi remettait au gouvernement un rapport concernant « la modernisation des commémorations publiques ». Cette commission concluait que les commémorations étaient trop nombreuses et proposait qu’on les réduire à trois dates : « le 11 novembre pour commémorer les morts du passé et du présent, le 8 mai pour rappeler la victoire sur la nazisme et la barbarie, le 14 juillet qui exalte les valeurs de la Révolution française. »[8] Kaspi n’a pas été suivi…
Il va être intéressant de voir comment la République va commémorer le centenaire de la première guerre mondiale. Dans son discours du mois de novembre dernier François Hollande a dresser la liste des initiatives qui jalonneront l’année : la réhabilitation symbolique des 600 fusillés pour désobéissance, une place d’honneur pour 14 – 18 lors du défilé du 14 juillet, un mémorial international… Mais mémoire et politique faisant rarement bon ménage on peut s’attendre à ce qu’une guerre en déclenche d’autres (70 ans de la Libération) et que ce soit à nouveau l’occasion d’écrire une nouvelle page du roman national (mythifier l’unité nationale)!
Conclusion :
Avec cet exemple nous pouvons élargir notre compréhension de l’injonction qui nous est faite d’enseigner le fait religieux, que ce soit à travers le socle ou à travers les programmes du cycle 3 à la terminale. Il y a un fait religieux qui se donne à voir facilement (l’islam en cours d’histoire, la Bible en cours de français, …) mais il y a du fait religieux bien plus diffus. Le fait religieux peut être à l’oeuvre en dehors des formes instituées de la religion comme on vient de le voir. Qu’est donc une cérémonie du 11 novembre si ce n’est un culte républicain ?
L’entrée par les symboles en cours d’histoire, par les sens donc, donne peut être davantage accès au sens que les discours moralisateurs des cours d’éducation civique qui visent à formater de bons petits citoyens !
[1] Mosse Georges L., 1990, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999.
[2] Prost Antoine, 1977, Les Anciens combattants et la société française, 1914-1939, Paris, Presses de la FNSP.
[3] Inglis Kenneth S., 1998, Sacred Places. War Memorials in the Australian Landscap, Melbourne, Melbourne University Press.
[4] cité par Annette Becker page 25
[5] Annette Becker, page 60
[6] Audouin Rouzeau
[7] Bouillon Jacques, Petzold Michel, 1999, Mémoire figée, mémoire vivante. Les monuments aux morts, Paris, Citédis.
[8] Rapport de la Commission de réflexion sur la modernisation des commémorations publiques, sous la présidence d’André Kaspi, novembre 2008, page 9.