Auteur : Christian SALENSON
Message du pape François à l’occasion de la journée internationale des personnes handicapées
Flyer session 2023: La fête et les fêtes, religieuses et républicaines
Carole Laugier, Le fait religieux dans l’hommage aux morts de la première guerre mondiale
Béatrice Bérenger, Débattre à partir des mythes: un laboratoire de dialogue pour cultiver la fraternité
Pierre Montfraix, Religion et Droit: comment maîtriser la violence?
Mélanie Dumas, Scènes de blasphème
Patrick Parodi, Les violences contre les religions ou quand les religions sont victimes de violence
Les violences contre les religions ou quand les religions sont victimes de violence.
INTRODUCTION
Les combats contre les religions ont un aspect multiforme car les religions sont elles-mêmes multiformes ; de fait, les comprendre doit amener à prendre en compte plusieurs éléments. En effet, les religions sont un ensemble de croyances, de pratiques, de traditions qui peuvent être faites dans le cadre d’institutions ecclésiales, plus ou moins organisées ou centralisées.
Ainsi, dans les Etats communistes de Russie et d’Europe de l’est, on ne peut admettre dans le principe politique en vigueur, que la construction d’un homme nouveau par l’idéologie (ce qui oblige à la soumission à celle-ci et à l’admission de sa supériorité intellectuelle et explicative dans l’ordre du monde) puisse être concurrencée par la croyance, la foi en un être supérieur, souvent lui-même explicatif de la construction du monde. Ce n’est pas un seul combat intellectuel : les régimes répriment ceux qui portent la parole de la foi (ou tentent d’en limiter l’influence ou la prégnance). Ainsi, dans la Chine actuelle, si on ne combat pas réellement la foi chrétienne (parce que numériquement elle ne représente pas un danger), on tente de limiter l’influence du Vatican d’où la création d’une deuxième « Eglise » (même si des accords semblent se mettre en place). Cependant, le gouvernement chinois continue sa politique de répression de certaines religions considérées comme trop influentes le bouddhisme tibétain ou l’Islam dans les régions de l’ouest que le pouvoir cherche à coloniser. Autre exemple : les gouvernements républicains français combattent avant tout l’Eglise catholique car elle est porteuse d’une influence politique qu’ils cherchent à combattre mais aussi car ils ont la volonté d’ancrer dans la population l’idée de supériorité des règles républicaines à celles de l’Eglise catholique perçue comme hostile à ce régime. Dans le cas français, on combat l’institution pour que ce qu’elle représente passe comme une autorité secondaire comme les valeurs et la vision du monde qu’elle représente.
De fait, les violences n’ont pas un caractère unique : elles vont de la répression militaire et politique à un combat sur la place des valeurs religieuses ou non-religieuses dans la société ou à la construction de représentations religieuses négatives.
Les combats religieux restent d’actualité et ne se sont pas seulement représentatifs d’une volonté de domination d’une religion sur une autre.
I L’IDENTITE RELIGIEUSE, VICTIME DES VIOLENCES DES REVENDICATIONS NATIONALISTES, ETHNIQUES ET POLITIQUES.
La religion est victime car elle sert de prétexte à un combat politique et subit ainsi une déformation discursive.
Depuis plusieurs années, de très nombreuses villes ont été l’objet d’attaques violentes et meurtrières de la terreur islamiste : Paris, Londres, Nice, Charm-el-Cheikh, New-York, Madrid, Istanbul, etc. revendiqués par des réseaux terroristes divers et plus ou moins lâches Al-Qaïda, Daech, etc. Ces réseaux s’emparent d’une notion pervertie, celle de la guerre sainte, cherchant à nier toute trace du passé et voulant recréer un Islam des premiers temps, celui du Prophète, de ses compagnons et des califes. Ainsi, Ben Laden a-t-il retracé la geste de Mahomet, fuyant l’Arabie saoudite qu’il juge comme impie pour les montagnes afghanes afin de relancer la guerre. C’est une réappropriation de la tradition mais aussi une réinvention de celle-ci, destinée à cacher les échecs des guérillas islamistes sur le modèle afghan au début des années 1990 en Bosnie, Algérie, etc. La religion est ici le prétexte à une dérive religieuse.
Les autres religions sont aussi victimes de cette situation : les juifs ultra-orthodoxes ont résisté Bible en main au plan de démantèlement des colonies en Cisjordanie d’Ariel Sharon et continuent à étendre leur influence aujourd’hui selon le même prétexte religieux. Les évangélistes poussent certains présidents américains à la guerre. Les nationalistes hindous s’en prennent aux chrétiens et aux musulmans en Inde et en Birmanie, ce sont les extrémistes bouddhistes qui chassent les Rohingya. Les exemples actuels ou passés sont multiples, parfois avec la bénédiction d’autorités religieuses, contribuant à une déformation du message religieux et de la place de l’histoire dans sa construction.
Dans un monde d’effondrement des grandes idéologies et des difficultés à comprendre les nouveaux repères culturels, économiques et politiques, l’identitaire trouve alors une source dans le religieux, mais dans un religieux certain et de fait, perçu comme intolérant. Cette forme d’intolérance trouve sa légitimité dans les pratiques du passé qu’elle décontextualise : des croisades aux guerres de religion, des massacres aux conversions forcées. Mais, elle ignore les évolutions et les changements des discours officiels et des pratiques quotidiennes des croyants.
C’est alors le discours modéré des religions qui est non perçu soit par les extrémistes qui ne trouvent dans la religion qu’un prétexte de revendications (identitaires ou autres) soit par les tenants d’une laïcité dure refusant toute expression ou reconnaissance du fait religieux.
La religion est victime car elle est niée dans son rôle identitaire et culturel.
Ce sont le plus souvent les Etats totalitaires et porteurs d’une idéologie qui refusent de reconnaître cette place.
On peut prendre l’exemple chinois car il ne se limite pas à une seule répression mais la politique chinoise comprend souvent plusieurs aspects dans la violence exercée contre les religions :
- L’accusation de ne pas favoriser la modernité. Celle-ci naît au début du XXe siècle quand l’Empire est remplacé par la République déclarée en 1912. En effet, l’Empire avait une religion, le confucianisme, qui n’a pas de structure nationale mais laisse la place à de multiples cultes locaux et saints locaux qui ont une fonction sociale. Par ailleurs, la démarche spirituelle individuelle est avantagée et retrouve même une certaine vigueur à la fin de l’Empire, cherchant de multiples inspirations. Cependant, la République s’inspire des démocraties modernes, notamment française, en considérant l’organisation religieuse comme archaïque et contraire à l’impératif de modernisation (les échecs de la Chine au XIXe siècle et début XXe face aux Occidentaux et le Japon, plus détachés du fait religieux, en sont vus comme l’argument essentiel). Si la tolérance religieuse est reconnue, l’Etat s’attaque aux « superstitions » religieuses qui ne peuvent être clairement associées à une religion reconnue et refuse la reconnaissance de toute religion nationale. Les répressions sont nombreuses : destructions des lieux de culte, interdiction de fêtes et de rituels, surveillance des ministres de culte. Cette approche contribue au développement des religions minoritaires qu’elles soient en complicité ou en hostilité au régime et au changement du confucianisme, devenu davantage une approche philosophique (moyen pour les pratiquants de préserver cette religion nationale) et une pratique personnelle d’hygiène de vie.
Le paradoxe de cette situation est l’apparition de pratiques comme le qigong, sorte de technique de santé, inspiré des pratiques anciennes, dans les années 1980-1990, encouragées par le gouvernement, les présentant même comme cause de la réussite économique de la Chine. Le développement de ces techniques, aux dimensions spirituelles mais ayant une présentation moderne, à travers les techniques de méditation, respiration, etc. est important. Il a pu aboutir au mouvement du Falungong, nostalgique des valeurs anciennes et regrettant l’esprit altruiste (y compris de la période révolutionnaire). Celui-ci peut alors se présenter comme un combat final entre les forces du bien et les forces du mal, représentées par les politiques corrompus ou usant de la violence. Ce discours apocalyptique provoque la répression violente par le régime depuis 1999.
- La religion opposée à une maîtrise territoriale. Depuis, les années 1950, dans une perspective de contrôle des frontières, la Chine veut contrôler des régions occidentales peuplées par des populations qui sont soit de confession de bouddhisme tibétain soit de confession musulmane. Si dans les régions de Tibet, les violences du régime de Mao ont permis très vite un peuplement Han et une colonisation progressive (le bouddhisme tibétain est poursuivi mais surveillé, organisé et dans un cadre imposé par le régime, malgré l’existence d’une dissidence) mais se calment quelque peu. Cependant, dans le Xianjiang, la politique répressive se poursuit : à la suite d’affrontements interethniques en 2009 dans la région (elle est traditionnellement un lieu de tensions entre les Ouïgours, musulmans sunnites turcophones et le pouvoir qui a du mal à y imposer son autorité depuis le XIXe siècle), le gouvernement chinois refuse toute expression religieuse non contrôlée. Ainsi, il reprend des politiques traditionnelles dites « d’éducation aux lois ». Profitant de l’engagement de certains Ouïgours dans le combat islamiste terroriste auprès d’Al-Qaïda (avec quelques attentats sur le territoire chinois) et d’un retour à un certain conservatisme dans des quartiers de villes ou des campagnes (forme d’affirmation identitaire), il s’en prend aux 11 millions d’habitants musulmans de la région. Ainsi, sans faire de distinction entre les formes d’opposition (de la violence terroriste à la simple résistance pacifique religieuse de volonté de respect des traditions ou à l’opposition intellectuelle de défense des droits des individus), la répression est multiforme : cours obligatoire pour les personnes jugées trop zélées sur le plan religieux, camps d’enfermement sans critères précis d’arrestation mais visant essentiellement les individus ayant participé à une prière collective ou appris l’Islam à des enfants, ayant des contacts dans des pays considérés comme suspects car musulmans comme l’Egypte, la Malaisie ou la Turquie, détenant une version du Coran non autorisée (environ entre 1 et 2 millions de personnes concernées), etc. Pendant ces moments, il s’agit de dénoncer l’Islam, apprendre le chinois et faire louange du Parti communiste chinois. Cette violence ne se limite pas à la seule région mais s’étend sur out le territoire voire même prend une dimension internationale par la poursuite en Europe des membres de la diaspora.
- La religion vue comme une entité étrangère et non nationaliste. En Chine, en 1957, le pouvoir crée « une association catholique patriotique » qui nomme les évêques et refuse toute autorité du Vatican. Ce n’est pas la force numérique des catholiques qui inquiète (12 millions en 2018) mais c’est la capacité de l’autorité papale à attirer et faire perdre leur sentiment d’attachement nationaliste aux croyants. Malgré un accord intervenu en 2018, prévoyant une reconnaissance entre la Chine continentale et le Vatican (un de derniers Etats à reconnaître Taïwan) et un processus reconnu de nomination des évêques, la pression sur les chrétiens restent fortes dans une perspective de sinisation des religions venues de l’étranger. La Chine détient en 2019 aussi le triste record de la première place en ce qui concerne la détention.
1 131 chrétiens y ont été arrêtés ou emprisonnés en 2018. Avec des persécutions en très forte hausse, le pays passe de la 43 e place à la 27e place des pays les plus persécuteurs envers les minorités religieuses. Dans la région du Xinjiang, 6 000 chrétiens ouïghours (tous les Ouïghours ne sont pas musulmans) auraient été envoyés dans des « camps de rééducation ». Le gouvernement attend de l’Église qu’elle « réponde aux exigences du PCC ». Un processus de sinisation est à l’œuvre. Contrôle et identification des croyants se développent via les nouvelles technologies.
Bilan : en Chine, la situation est alors très complexe sur le plan religieux. En raison du refus du pouvoir de voir apparaître toute forme d’organisation ou de structure pour les religions, celles-ci se tournent vers une pratique plus individualiste plutôt que sur des obligations sociales collectives. De fait, se crée un plus grand foisonnement des pratiques religieuses d’où la difficulté pour l’Etat à arriver à les maîtriser ou à se mettre en situation de dialogue d’où sa volonté de sinisation.
II L’EXEMPLE FRANÇAIS : UN COMBAT CONTRE UNE INSTITUTION POUR LA FAIRE PASSER AU SECOND PLAN TANT SUR LE NIVEAU POLITIQUE QU’INTELLECTUEL A L’ECHELLE COLLECTIVE.
Pour la France, ce qui est plus complexe, c’est ce qui fut nommé le combat laïque, aux multiples aspects et qui n’a pas les mêmes dimensions selon les époques. On peut partir de la construction de la loi votée en 1905 intitulée Loi de Séparation de l’Eglise et de l’Etat qui marque la fin d’un combat laïque et républicain contre l’Eglise qui prend des dimensions politiques et intellectuelles.
Une loi peut-être une loi de combat ou d’apaisement. La Loi de séparation de 9 décembre 1905 mérite d’être qualifiée de loi d’apaisement. Il ne s’agit pas ici d’en faire l’inventaire mais d’en donner trois articles essentiels :
Ainsi, l’article 1 déclare que « La République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes ». Les quelques mesures restrictives sont prises dans l’intérêt de l’ordre public et relèvent du droit commun. Le gouvernement ne dispose plus de moyens de pression : nomination des évêques par le pape (14 dès le début 1906), libre assemblée épiscopale des évêques en mai 1906 (la première fois depuis le régime concordataire), liberté des synodes pour les protestants et régime de liberté pour les cultes non reconnus.
Dans l’article 2, la République « ne reconnaît, ni ne subventionne aucun culte » sauf les aumôneries dans les lieux publics (écoles, hôpitaux, asiles et prisons). De fait, les Eglises c’est-à-dire les organisations religieuses deviennent des corps constitués indépendants de droit privé. Par ailleurs, la loi ne subventionne pas les cultes mais peut subventionner des écoles et des associations de diverse nature (sportive, culturelle, caritative, etc.) d’origine confessionnelle.
Dans l’article 4, il est prévu que, dans un délai d’un an, les édifices de culte seront confiés à des associations cultuelles qui sont chargées du culte, c’est-à-dire passent sous la responsabilité de l’Eglise. Cet article provoque un fort débat entre des laïques conciliateurs et des laïques qui estiment les concessions trop lourdes ou qui veulent continuer le combat. Pour ces derniers, cet article permet à l’Eglise de conserver un poids essentiel et empêcherait l’éventuelle naissance d’un catholicisme républicain.
B1- Dans le temps long.
Cette loi ne peut s’expliquer sans faire référence aux relations des régimes politiques français avec la religion et les Eglises qui la représentent.
Il faut bien prendre en compte le facteur numérique : en France, les religions minoritaires (essentiellement protestante et juive) ne représentent pas un danger politique même si elles peuvent être victimes de représentations négatives pour certains courants politiques.
De fait, il sera essentiellement abordé la question des relations des régimes politiques avec l’Eglise catholique.
Je vais rappeler rapidement quelques points qui sont créateurs de continuité, certes insuffisamment explicatives :
-les relations politiques entre la monarchie d’Ancien Régime et l’Eglise catholique. Cette monarchie se veut à la fois fidèle à la foi chrétienne et a combattu les « hérétiques » des cathares aux protestants, dans une optique de confortation de son pouvoir et à la fois force politique capable de ne pas être dominée par la force politique papale d’où le concept du gallicanisme (la papauté n’est vécue comme une seule autorité spirituelle mais le pouvoir sur l’organisation de l’Eglise est entre les mains de l’Etat),
– la représentation des membres de l’Eglise comme constitutifs d’un ordre social. En effet, sous l’Ancien Régime, le clergé constitue un ordre social au même titre que la noblesse et le reste de la population dite du « Tiers-Etat ». Cet ordre du clergé qui avait ses tribunaux particuliers, ses lois ou ses privilèges fiscaux, composé de 60 000 moines ou religieuses et de70 000 prêtres et évêques répartis dans 135 diocèses en 1789, verse une subvention à l’Etat et a une certaine autonomie. Ces avantages en font un ordre social considéré comme privilégié même s’il y a une véritable inégalité dans ses membres : les évêques sont issus de la noblesse et les prêtres de la classe moyenne.
– le basculement religieux dans les années 1770-1780 : en effet, l’époque des Lumières marque des mutations dans l’organisation des Etats et dans les aspirations spirituelles ou les pratiques dévotionnelles de la population (il ne s’agit pas d’un reflux religieux ni d’irreligion). Cela pousse à s’interroger sur la place de la religion dans la société et de multiples interrogations (sort des minorités et question de la tolérance par exemple). Cela fragilise l’Eglise (et au-delà la base de l’absolutisme monarchique) : la question de son rapport avec l’Etat est nette (ce n’est pas combat entre athées et croyants).
Ces deux points jouent alors un rôle important dans la perception des populations envers cet ordre. En effet, lors de l’Assemblée de 1789, les évêques sont surreprésentés (14% des députés), témoignant de leur influence politique et de leur capacité à travailler ensemble (notamment dans le cadre de l’Assemblée générale annuelle). Leur rôle politique apparaît comme conservateur voire antirévolutionnaire.
Enfin, l’Assemblée constituante débat de la réorganisation du clergé en 1790 et décrète le 12 juillet 1790 la Constitution civile du clergé. Selon ce texte, soumis au pape, les membres du clergé doivent prêtre serment de fidélité à la Nation, à la loi et au roi. Fin novembre 1790, face au silence de la papauté, l’Assemblée ordonne les prestations de serment. En mars et avril 1791, le pape condamne le texte et toute la Révolution ce qui provoque une vague anticléricale (engouement pour des pièces de théâtre hostiles au clergé régulier). Le clergé se retrouve scindé entre les « jureurs » assermentés et les « réfractaires » : la France se retrouve dans une bataille religieuse à la dimension politique aggravé par l’interdiction faite aux réfractaires d’exercer toute activité. Ce combat d’abord politique a aussi alors une dimension sociale : en effet, si la population ne remet pas en cause les fondements théologiques, elle porte un regard critique envers les fonctions considérées comme privilégiées et inutiles (les chanoines et les ordres réguliers). En revanche, elle se montre très favorable aux activités d’enseignement ou d’assistance médicale de l’Eglise et souhaite leur développement en mettant fin aux privilèges du haut-clergé.
La Révolution marque bien la naissance d’une conception qui traverse la vie publique et politique français jusqu’à 1905 : sortir l’Eglise du champ politique et lui reconnaître son seul rôle éducatif ou d’entraide tout en restant fidèle au respect du principe de foi. Même pendant la période de la Terreur (dont les limites chronologiques sont discutées) : le 07 mai 1794, la Convention décrète sur l’ordre de Robespierre l’existence de l’Etre suprême et celle de l’immortalité de l’âme. Il entend ainsi faire acte fondateur en donnant une base morale à la République : certes, il a combattu l’Eglise catholique en s’associant à la politique de la Constituante mais s’est opposé avec fermeté aux déclamations hostiles à la religion en tant que telle. Il s’est opposé aux hébertistes, convaincu que la déchristianisation ne plaît pas au peuple attaché à l’existence d’un Dieu juste et croit en la nécessité d’une règle morale pour la nouvelle société que la raison ne suffit pas à construire. Il y a une autre lecture de l’Etre suprême : donner au pouvoir en place, à la dictature, une dimension morale que la politique violente mise en place n’offre pas. Les députés se montrent sceptiques envers cette position et le manifestent lors de la fête de l’Etre suprême le 08 juin 1794. La population n’adhère pas à ce principe, étant attachée à la religion chrétienne.
De même, la Révolution se marque par un autre processus : la déchristianisation de l’espace public. Ainsi, dans les fêtes publiques et les cérémonies officielles, les symboles utilisés portent des références nouvelles comme la nature ou l’Antiquité, panthéonisation de personnes reconnues comme symboles de la Nation, cérémonies laïques associées aux cérémonies religieuses (baptême, mariage, enterrements), calendrier révolutionnaire (qui ne fait pas de référence religieuse mais qui échoue en raison de la faible adhésion des populations).
Enfin, naît la réelle volonté de séparer Eglise et Etat. Le 21 février 1795 (loi du 3 ventôse an III), la loi rétablit la liberté des cultes et établit la Séparation de l’Eglise et de l’Etat. La reconstruction des cultes est difficile car elle doit s’inscrire dans la Constitution : ainsi, le calendrier décadaire (sur 10 jours) rend les cérémonies religieuses impossibles à tenir. Cette politique républicaine alterne entre conciliation et restriction d’où une montée de l’irréligion, de la dégradation des lieux de culte (on veut se débarrasser de leurs symboles), etc. et une difficulté à trouver un équilibre entre Etat et religion.
C’est Napoléon Bonaparte qui, par le Concordat de 1802, trouve un équilibre ; convaincu qu’une société ne peut vivre sans dieu et que les cultes révolutionnaires ont échoué, il veut remettre en avant les valeurs qu’il attribue à l’Eglise, surtout celle du respect des autorités, pilier de l’identité sociale (on respecte l’autorité du père dans le Code civil de 1804). Pour lui, il faut pacifier le paysage religieux : récupération des églises et chapelles par le clergé, non-tenue de manifestions non-religieuses dans celles-ci, cérémonie envers le pape décédé Pie VI et rencontre avec le pape Pie VII, etc. Le Concordat prévoit que les évêques soient nommés par le Premier Consul (puis l’Empereur, le Roi et enfin les gouvernements des Républiques) et investis canoniquement par le pape.
Tout au long du XIXe siècle, le Concordat n’est pas remis en cause même si sous la Troisième République, les tensions entre l’Eglise et l’Etat sont fortes. En effet, après 1870, dans un pays où le gouvernement est républicain et démocratique mais où l’opinion publique tend vers une restauration monarchique, les politiques tendent à affaiblir toutes les valeurs qui peuvent aller dans ce sens. C’est pourquoi, ce n’est pas la religion catholique qui est attaquée mais l’Eglise plus directement. Il s’agit d’affaiblir son influence et ainsi rendre plus essentielles les valeurs de la République dans la sphère publique, les valeurs et principes religieux devant être limités à la sphère privée.
B2- Dans le temps court.
La présence du gouvernement Emile Combes
Le 27 avril et 11 mai 1902, au cours d’un scrutin qui mobilise beaucoup les électeurs, les radicaux l’emportent ; ils sont alors dirigés par Léon Bourgeois à l’Assemblée nationale et surtout par Emile Combes au gouvernement (celui-ci remplace le libéral et modéré Waldeck-Rousseau qui démissionne en évoquant son état de santé mais est surtout gêné par l’anticléricalisme affiché par la nouvelle coalition politique).
Le 07 juin 1902, le nouveau gouvernement est formé et s’appuie sur une majorité parlementaire composée de quatre groupes politiques : les radicaux, les radicaux-socialistes, l’Union démocratique socialiste et les socialistes. Cette majorité, intitulée Délégation des Gauches a pour objectif essentiel de préparer le travail parlementaire et assurer la cohésion du gouvernement et du groupe majoritaire des députés.
Dès le début, Emile Combes affirme sa volonté de s’attaquer au « péril clérical ».
L’anticléricalisme a été très fort à la suite de l’Affaire Dreyfus. En effet, les Assomptionnistes du journal La Croix ou les jésuites, perçus comme ceux qui confessent et influencent l’armée ont fait oublier que parmi l’Eglise, beaucoup sont partisans de Dreyfus si bien que la gauche, victorieuse des élections de 1902 veut prendre sa revanche.
La pression sur les Congrégations enseignantes.
Cette volonté anticléricale prend une dimension symboliquement violente. En effet, Emile Combes utilise tous les outils de loi pour affaiblir l’Eglise et ce qu’elle représente dans la société et surtout sur le plan politique. Il s’agit de mettre fin à l’emprise politique de l’Eglise.
L’exemple le plus marquant est celui des Chartreux. Avant la Révolution, la Chartreuse constitue un lieu d’Assistance publique : expulsés en 1792, les moines reviennent en 1816 et produisent de la liqueur pour retrouver leur richesse d’antan. Cette activité leur permet d’offrir du travail, de construire un hôpital et des activités charitables. Mais, l’Etat n’a jamais reconnu leur congrégation. En 1880, lors de la courte bataille de Jules Ferry contre les congrégations non-autorisées, il laisse les Chartreux tranquilles en raison de leur popularité. Mais, pour Combes, elle est la congrégation, industrielle et commerciale, riche et influente qu’il veut combattre. C’est pourquoi le 28 avril 1903, les forces de l’ordre enfoncent la porte de service : 23 moines sont amenés, encadrés chacun par deux gendarmes, sous les cris de la foule. Le colonel de Coubertin, chef des deux escadrons de dragons, démissionne le lendemain, honteux de la mission qu’il a dû remplir.
De fait, toutes les congrégations sont dissoutes si bien que les religieux n’ont que pour solution d’intégrer la vie séculière ou de quitter la France : l’armée les déloge. Pour les congrégations enseignantes, on attend la fin de l’année scolaire pour appliquer l’expulsion : 1716 établissements religieux d’enseignement sont alors fermés pour les hommes et 10 000 pour les femmes.
Les expulsions se font parfois dans un climat tendu et parfois violent, essentiellement dans les régions très catholiques (ailleurs, l’opinion publique est quelque peu indifférente).
Mais, en Bretagne, le combat s’inscrit dans un combat contre l’Etat français ; ainsi, en septembre 1902, Emile Combes demande aux préfets des différents bretons de vérifier que le catéchisme se fait en langue française et de suspendre le traitement des prêtres si ce n’est pas le cas. Les prêtres trouvent soutien auprès des élus bretons alors que Combes s’appuie sur les républicains hors Bretagne. Combes suspend les traitements des prêtres en 1903 jusqu’au milieu 1904, persuadé que le contenu de l’enseignement du catéchisme en breton comprend des aspects politiques, absents de la version française. Il contribue à conforter l’idée que la culture bretonne est liée à la foi catholique.
Le 07 juillet 1904, une loi interdit tout enseignement congréganiste, y compris pour les congrégations autorisées, dans un délai de dix ans, et n’autorise plus les religieux à se présenter au concours de l’agrégation et enlève tout signe religieux des cours de justice. Pour beaucoup de catholiques, la question de l’exil se pose et de nombreux parents envoient leurs enfants étudier à l’étranger dans des établissements religieux.
Cependant, les établissements religieux ne ferment pas tous de manière définitive : en effet, plus de la moitié d’entre eux ouvrent sous une forme laïcisée et parfois cela permet renouvellement et modernisation dans les pratiques pédagogiques et dans le contenu enseigné. Cependant, mis à part quelques ajustements, l’enseignement reste le même avec dans le personnel, des religieux laïcisés. Combes veut remédier à cette situation en refusant à ce personnel religieux laïcisé (avec autorisation de leur hiérarchie et sans habit spécifique) d’enseigner qu’au même endroit qu’auparavant pour les obliger à un déplacement perturbant, dans un lieu où ils ne sont pas connus. Ce projet est cependant rejeté par le Sénat (même si la Chambre l’adopte) car il est considéré comme attentatoire aux libertés individuelles.
De plus, se pose la question des manuels utilisés par les enseignants. En mars 1903, le Conseil supérieur de l’Instruction publique interdit la réédition de l’Histoire de France du père Loriquet. Sont particulièrement condamnés les chapitres sur la Réforme protestante, qualifiées dans l’ouvrage, de secte favorable aux inclinaisons malsaines humaines et sur les philosophes du XVIIIe siècle, vus comme des auteurs d’infamies, remplies de contradictions et encourageant à tous les crimes.
De même, Emile Combes manifeste aussi une certaine provocation : en septembre 1903, il décide de faire un bilan de sa politique au cours de l’inauguration d’un monument en hommage à Ernest Renan à Tréguier en Bretagne. La statue de Renan est au pied de la cathédrale et Emile Combes intervient le jour de la messe pour annoncer son intention d’interdire tout enseignement religieux. Cette provocation est vue comme une atteinte à la foi par les catholiques locaux qui organisent une contre-manifestation à faible distance. Il faut alors mobiliser 6000 soldats pour séparer les deux manifestations.
Cette politique ne se limite pas aux seules frontières françaises : en effet, les relations avec la papauté connaissent un tournant décisif. Combes rompt les relations avec le Vatican : en effet, le président du Conseil prévoit de se rendre à Rome à l’invitation du roi italien Victor-Emmanuel III mais le pape Pie X considère que cela serait une offense ( en fonction depuis août 1903 et plus intransigeant que son prédécesseur Léon XIII). En effet, le Vatican ne reconnaît pas la prise de Rome par le royaume italien et le pape considère la présence d’un officiel français comme une offense. Mais, Emile Combes effectue sa visite du 24 au 25 avril 1904 provoquant des manifestations enthousiastes des anticléricaux italiens. Le pape se plaint auprès des puissances catholiques et de multiples incidents amènent une rupture : le 31 juillet 1904, l’ambassade du Vatican est fermée et la mission du nonce terminée (par ailleurs, selon les Concordat, les évêques ne peuvent quitter leur diocèse sans autorisation du diocèse mais les évêques de Laval et de Dijon se rendent à Rome sans la demander). Pour Emile Combes, c’est la papauté qui ne veut plus du Concordat en le respectant pas.
Le contexte du vote de la Loi de la Séparation de l’Eglise et de l’Etat.
De 1902 à 1904, sous le gouvernement d’Emile Combes, la situation est donc tendue entre l’Eglise et les autorités françaises.
Lorsque le gouvernement français annonce sa décision de voter une loi de Séparation en septembre 1904, le sujet est déjà présent dans l’opinion publique. Cependant, cette décision est très discutée, outre entre ceux qui veulent le maintien du Concordat, mais aussi entre partisans de la laïcité. On peut distinguer trois courants :
- – l’extrême gauche, libre-penseuse et antireligieuse, comptant entre 50 et 60 députés, multiplie les propositions qui prévoient de déclarer comme biens nationaux les propriétés ecclésiastiques et de confier la gestion des églises par un comité d’éducation qui pourrait proposer d’autres activités à leur intérieur que les seules activités religieuses. Leur but est alors, en s’inspirant de la Révolution française, de réduire à néant toute influence religieuse,
- – le deuxième courant parie sur une implosion de l’Eglise. Selon leur stratégie, la Séparation de l’Eglise et de l’Etat doit permettre à l’institution ecclésiastique, privée de tout soutien financier et juridique, de se retrouver en situation difficile. En effet, selon ce courant, l’Eglise se retrouverait en situation de concurrence religieuse si bien que des prêtres ou des fidèles passeraient à la Réforme ou rejoindraient des courants schismatiques du catholicisme. C’est ce courant qui alimente des associations comme celle du prêtre devenu pasteur, Félix Meillon, destinée à créer des regroupements de prêtres et fidèles hors de toute hiérarchie ecclésiale (entreprise soutenue par Georges Clémenceau) ou qui peut retrouver des liens avec les lois présentées entre 1902 et 1905 sous Emile Combes. Ce dernier craint un contre-pouvoir épiscopal (crainte permanente en France depuis la Révolution) et cherche à interdire toute réunion d’Eglises au-delà de l’échelon départemental en octobre 1904 en vue d’une Séparation qui laisserait alors l’Eglise hors-contrôle gouvernemental. Le but est d’empêcher la construction d’une hiérarchie homogène, capable de donner des consignes aux prêtres et fidèles,
- – un troisième courant modéré est à l’origine des travaux préparatoires, menés depuis 1903, dont est issue la loi de Séparation. Ce courant regroupe des politiques de tendance politique et de sensibilité diverses : les députés socialiste Francis de Pressens, fils de pasteur et auteur de la proposition de loi déposée le 07 avril 1903, Jaurès et Briand ou le radical Ferdinand Buisson. Cependant, elle est considérée comme trop hostile au sentiment religieux comme les députés catholiques ou protestants.
- Le contexte est plus calme avec la démission d’Emile Combes, à la suite du scandale des fiches (on espionne les officiers militaires catholiques et on inscrit cela sur des fiches permettant de freiner ou ralentir leur carrière). Le ministère Rouvier poursuit sa politique mais en positions plus fragile.
Le 04 mars 1905, un projet de loi a été adoptée en commission parlementaire et débattu en séance dès le 21 mars. Mais, le projet préparé dès 1903 en Commission parlementaire n’est pas accepté car considéré comme anti-religieux. En effet, cette loi comporte des éléments anticléricaux (comme la possibilité de célébrer des fêtes civiques dans les églises, hors des heures de culte) mais offre la possibilité de leur gestion à des associations cultuelles. C’est le projet retouché par Aristide Briand qui ne veut pas apparaître comme anti-religieux ou hostile à l’Eglise qui est finalement adopté. C’est pourquoi on peut parler de loi d’apaisement.
Cependant, quelques conflits demeurent, notamment au sujet de la gestion des lieux des biens de l’Eglise. Pour les lieux cultuels, ils sont confiés gratuitement à des associations cultuelles qui se constituent progressivement : elles doivent en assurer les frais de réparation, d’assurances etc. mais dès 1907 Etat et collectivités locales peuvent participer aux frais. Des terrains, avec des baux emphytéotiques de 99 ans (et les emprunts pour une construction garantis par les collectivités locales) sont cédés. Pour les bâtiments à usage non-cultuel, ils doivent devenir propriété de l’Etat dans un délai de cinq ans
Cependant, pour bien déterminer les biens de l’Eglise, le gouvernement décide de faire un inventaire des 70 000 biens et de leur contenu en décembre 1905 mais c’est la circulaire de février 1906 permettant l’ouverture des tabernacles qui crée des tensions et des violences pendant deux mois. Le gouvernement est même renversé et c’est Clémenceau, pourtant anticlérical, qui empêche les inventaires en cas de tensions.
De son côté, la hiérarchie catholique tente de calmer ses partisans en vue d’arriver à une conciliation. Les intellectuels catholiques vont dans ce sens. Le 26 mars 1906, l’Eglise accepte la Séparation ce que confirment les évêques français réunis en assemblée en janvier 1907. Le régime de Séparation est peu à peu précisé et accepté.
C’est la papauté qui condamne la loi dès février 1906, notamment à travers l’encyclique Vehementer nos de Pie X et crée une rupture des relations diplomatiques qui reprennent en 1921 (après des années de discussion et de modération).
Bilan : On voit bien que, dès le 18e siècle, les gouvernements tentent de trouver un équilibre avec l’Eglise. Ce combat est accompagné de réelles violences aux multiples facettes.
III FORGER DES REPRESENTATIONS NEGATIVES SUR LES RELIGIONS.
Sur les juifs.C’est la religion qui a été et est la plus touchée par les représentations négatives. Cela s’explique essentiellement par le fait qu’elle est une minorité à l’échelle mondiale (hormis Israël). De plus, sa population étant peu importante (Il y a 14 millions de juifs soit 0,2% de la population mondiale dont 1/3 vit en Israël mais moins qu’avant la Shoah soit 17 millions de juifs en 1939), toute sa population est considérée comme pratiquante et croyante même si la réalité est quelque plus complexe.On peut voir que des représentations négatives sont profondément ancrées et contribuent à alimenter des attitudes racistes et antisémites. Les représentations négatives perdent peu à peu leur dimension religieuse (même si elles s’en nourrissent) dès le 18eme et 19eme siècles : la population juive perd peu à peu son image de peuple déicide auprès des chrétiens même si elle peut être utilisée par des auteurs antisémites (l’Eglise la refuse dans son catéchisme du Concile de Trente en 1566 et la récuse au Concile de Vatican II en 1965). L’antisémitisme laïc se nourrit de ces représentations.Les clichés les plus fréquents se retrouvent autour de quelques points clés :Le « juif » est présenté comme un manipulateur qui cherché à contrôler le monde de l’argent et de la communication. Cette image vient de la fameuse histoire du « prêt à usure » du Moyen-âge : selon les règles chrétiennes, un chrétien ne peut prêter de l’argent avec un taux d’intérêt à un autre chrétien. Pour le faire, il doit passer par un intermédiaire c’est-à-dire quelqu’un d’une autre religion. Or, les nobles chrétiens veulent faire fructifier leur argent et utilisent des populations juives à cet effet. En conséquence, le juif n’est qu’un intermédiaire (un contrôleur qui donne l’amende mais ne la perçoit pas mais est insulté pour cela). Il n’est en rien un financier qui tisse des liens avec d’autres de sa communauté (il existe cependant une forme de solidarité qui permet d’atténuer les difficultés). Par ailleurs, le niveau de vie des populations juives est équivalent à celui des populations qui l’environnent : ces minorités sont relativement protégées dans certaines villes si on a besoin de leurs services dans l’artisanat et le commerce. Mais, dès le 12e siècle en Europe occidentale et 17e siècle, les populations juives voient leur niveau de vie s’aggraver (la vie commerciale et artisanale se fait dans des confréries ou des corporations dont elles sont exclues) et subissent des violences, reprenant ces clichés fortement mâtinés de discours religieux (Judas l’Iscariote qui a vendu Jésus aux Romains est une image courante).La réussite de la famille Rothschild permet d’entretenir ce mythe du juif riche et qui travaille de manière cachée : en 2019, une banque française a présenté sur son site, que cette famille était présente partout dans le monde et avait des intérêts dans l’ensemble du monde financier en étant présente dans toutes les banques centrales. Fausse nouvelle courante des réseaux sociaux, reprise sans précaution par la banque qui a présenté ses excuses.Les juifs constituent une communauté traversée par l’idée d’une solidarité entre elle et depuis la Seconde guerre mondiale envers Israël. Certes, toute population minoritaire a tendance à s’entraider et se protéger mutuellement comme on le voit, par exemple, dans les diasporas. Mais, outre que ce phénomène n’a pas les mêmes ressorts selon les populations concernées, il tend à oublier la diversité des communautés minoritaires. Si on prend la communauté juive française, l’évolution de la diversification sociale et culturelle est très nette dès 1791, date de la mise sur pied d’égalité des juifs et des chrétiens. Ce sont alors des Français juifs qui, s’intègrent en profitant de l’apparition de nouveaux métiers avec la Révolution industrielle. Ils font alors le pari d’une éducation moderne complétant l’enseignement religieux. Cette population acquiert ainsi un meilleur niveau de vie mais les Juifs d’Europe de l’est, chassés par les pogroms et les violences, vivent pauvrement comme les autres immigrés, italiens, espagnols, polonais. L’attachement au judaïsme évolue (comme ailleurs en Europe) : le Grand Sanhédrin, assemblée de rabbins et notables mise en place par Napoléon Ier, reconnaît la supériorité du Code civil sur les principes religieux. De fait, être juif n’est pas seulement être pratiquant (la pratique diminue comme dans le reste de la population), cela peut être simplement une référence culturelle ou familiale. De fait, les violences prennent une dimension moins collective en Europe de l’ouest mais individuelle alors que le caractère collectif de l’antisémitisme demeure en Europe orientale, y compris après la Shoah.Après celle-ci, est crée l’Etat d’Israël, résultat de la naissance d’une « nation juive ». Au 19ème, le mouvement nationaliste a touché l’ensemble des populations européennes qui s’inventent une conscience nationale, cherchant des identificateurs communs (la langue, l’histoire, la culture, etc.) oubliant la complexité et la diversité. Consciente de son caractère diasporique, sous la pression d’un antisémitisme moderne (l’affaire Dreyfus en est un exemple révélateur), une partie de la population juive adhère au mouvement sioniste. Celui-ci cherche la création d’un Etat juif (le peuple juif devient alors aussi une nation). C’est cette nation qui est alors combattue et la Shoah contribue à faire céder les Etats à l’idée de la création de l’Etat d’Israël en 1947. Cette naissance en novembre 1947 crée une opposition avec les Palestiniens. Leur soutien européen défend alors l’idée d’une inégalité de traitement diplomatique, économique, militaire, etc. entre Israeliens et Palestiniens : une partie de ce mouvement qualifié d’antisioniste reprend alors les mêmes clichés pour l’expliquer. On retrouve l’idée d’influence de la communauté juive sur le plan financier, la force du soutien de la diaspora juive mondiale qui influencerait les chefs d’Etat, etc. En 2008, un professeur d’histoire contemporaine à l’université de Tel-Aviv, Shlomo Sand, publie un livre intitulé « Comment le peuple juif fut inventé » montrant comment des communautés fondent des mythes pour se définir comme peuple (comme tous les autres peuples). Ce livre est fort bien accueilli (au-delà des débats éventuels) par des milieux antisionistes pour dire que la création d’Israël est alors une imposture. Ceux-ci oublient que les sionistes radicaux utilisent les mêmes arguments (la non-existence du peuple palestinien). Sur les musulmans.La représentation négative sur les musulmans se construit de la même manière ; cependant, aujourd’hui, la question de l’Islam reste essentielle dans celle-ci. En France, près de la moitié de la population sondée en 2011 considère les musulmans comme une menace. Comment alors l’expliquer ? Dans « Laïcité entre passion et raison », Jean Baubérot met en avant comme élément fondateur l’affaire du foulard de Creil en 1989 qui prend autant de place dans les médias que la chute du mur de Berlin. Dans un contexte tendu sur la question islamique ( la fatwa de Khomeiny contre les Versets sataniques de Salman Rushdie et la condamnation par certains imams de France de la chanson de Véronique Sanson Allah ), le 06 octobre 1989, le principal du collège refuse à trois jeunes collégiennes de rentrer dans l’établissement parce qu’elles portent un foulard. Le sujet donne naissance à une violente polémique entre :ceux qui refusent toute forme de communautarisme. Ainsi, le philosophe Guy Coq estime que cela traduit une volonté de s’emparer de l’espace de l’école laïque et crée ainsi une compétition entre les communautés religieuses. Pour lui, cela tue l’esprit de l’école soit accueillir l’humain et non le représentant d’une communauté. D’autres comme Régis Debray, Elisabeth Badinter ou Alain Finkielkraut y voir la défaite de l’esprit de l’école, la tolérance et le respect de l’autre. Ils mettent en avant qu’on ne peut accepter au nom de la diversité culturelle les combattants d’une idéologie religieuse. Au nom de la République et de ses valeurs, on refuse cette expression religieuse,ceux qui défendent l’idée d’une volonté intégratrice. Des sociologues ou des politiques comme Alain Touraine ou Harlem Désir pensent que l’école doit accueillir tout le monde et qu’elle peut avec son enseignement combattre les discours les plus récalcitrants à l’intégration.Cette affaire ne trouve qu’une solution juridique imparfaite et ambigüe (on interdit les signes ostentatoires religieux à l’école). Si pour l’école, la question s’est apaisée (la majorité des élèves voilées ont pris l’habitude de retirer le foulard à l’entrée), le débat s’est porté sur d’autres espaces : hôpitaux, lieux publics de toute sorte, universités, et même espace extérieur pour les plus hostiles à ces manifestations religieuses. Parfois, le débat porte sur les signes religieux des autres religions, mais celui-ci est porté par des défenseurs d’une laïcité intransigeante.Cette affaire des foulards de Creil crée alors l’idée d’une laïcité qui était heureuse depuis le conflit sur l’école privée en 1984 : l’Etat prend en compte la réalité et la valeur de cette dernière et ne cherche plus à l’absorber. Or, cette paix semble remise en cause par l’individualisation des comportements sur le plan religieux, notamment de la part des musulmans, les autres confessions semblant se soumettre aux règles communes. Un jeune sikh fut exclu en raison de son sous-turban (mais sa présentation par les médias relève plus de l’anecdotique amusant) : cela a permis au Conseil d’Etat de préciser, à nouveau (après 2004), en 2007 que le signe religieux refusé est celui qui montre l’ostensible de l’appartenance religieuse. Ainsi, les foulards apparaissent comme une remise en cause du collectif, du vivre-ensemble perçu comme le résultat d’un Etat laïque.Cependant, la question est plus complexe. En effet, elle relève plus d’une crise identitaire française. En effet, avant 1914, l’identité française se construit sur un combat laïque et trouve son expression la plus forte à la veille de la guerre. Mais, la guerre et les désenchantements qui la suivent, les conflits violents avant, pendant et après la Seconde guerre mondiale, la défaillance des institutions républicaines lors des crises de la guerre d’Algérie ou de mai 1968, etc. rendent plus fragiles la capacité à définir une identité nationale. Celle-ci trouve alors dans les musulmans un moyen de se rédéfinir. Jean Claude Kaufmann montre comment cette identité s’est reconstruite. Jusqu’à la fin du 20ème siècle, ce sont les institutions qui fixent les bornes de l’identité à travers une morale laïque ; l’individu sait comment se comporter et se construire à travers les chemins fixés par l’Etat. Cependant, l’Etat est devenu simplement gestionnaire et ses institutions se sont désacralisées comme l’école. De fait, c’est l’individu qui doit construire son identité et le collectif apparaît comme secondaire. La religion devient alors un choix possible de vie.Par ailleurs, la question sociale interfère avec le comportement individuel : l’exclusion territoriale et les difficultés d’intégration apparaissent comme des obstacles difficiles à surmonter. C’est pourquoi l’individu se sent rejeté dans le collectif et cherche alors à construire son identité dans un comportement extrême qui permette de l’identifier : la religion est alors un moyen de se distinguer.Les musulmans sont alors plus visibles (même si leur lecture religieuse reste très incomplète et partielle) et perçus comme des perturbateurs d’une identité qui se cherche sur le plan national. Celle-ci montre alors les musulmans comme un opposé, un contraire et si la tolérance n’est pas forcément remise en cause, elle demande une discrétion certaine et une expression religieuse encore plus individualisée. Cette vision oublie la réalité et la diversité des comportements sociaux, économiques et politiques des musulmans ; elle crée des représentations négatives.Bilan : Les représentations négatives des populations ayant une religion différente que la majorité des espaces où elles sont présentes ne s’appuient que rarement sur la religion à proprement dite. Même si les institutions religieuses refusent les discours négatifs, ceux-ci se construisent sur des schémas sociologiques ou identitaires qui prennent prétexte de la différence religieuse.CONCLUSIONLes violences contre les religions sont multiformes (détournement de leurs contenus ce qui permet de construire des images négatives ou de justifier une tentative d’élimination, volonté de les éliminer du champ territorial, politique ou identitaire) et ont des degrés différents (déportation ou massacres, exils, représentations négatives, combats politiques). Elles ont été et restent un champ de l’action, publique ou individuelle.
Jean Louis Schlegel, La part des religions dans les conflits actuels
Jean Louis Schlegel, La part des religions dans les conflits actuels
Jean Louis Schlegel, philosophe et sociologue des religions.
On impute aux religions une lourde responsabilité dans les conflits. Qu’en est-il ? Quelles questions cela pose-t-il aux politiques et aux religions ?
Quelle est « la part des religions dans les conflits actuels » ? La question est pertinente. Les conflits impliquant « du religieux » sont multiples, tantôt anciens et tantôt récents, parfois très lointains et parfois très proches et très actuels. Des conflits lointains impliquant des groupes religieux d’un même pays ou de pays différents, ont souvent des incidences géopolitiques importantes ; des évolutions religieuses récentes chez nous, dans nos sociétés européennes démocratiques, suscitent irritations, récriminations, animosités et parfois violences verbales. Je voudrais parler des deux, au risque de traiter deux sujets dans le même exposé, mais il m’importe de montrer la complexité multiple du fait religieux et de la place du religieux aujourd’hui.
Sur le terrain, les situations dans les pays et les régions du monde sont à chaque fois différentes, de multiples facteurs et fractures entrent en ligne de compte : historiques, géographiques, ethniques, politiques, économiques, sociaux, culturels…, et il faudrait pour chaque situation une étude spéciale que seul un chercheur ou un spécialiste de ces pays et de ces situations pourrait assurer. Je me bornerai donc à un seul conflit en apparence fortement relié à la religion : la le rejet et la répression des Rohingyas musulmans en Birmanie par la majorité bouddhiste. Je me contenterai d’évoquer ensuite, presque en passant, un conflit « intra-religieux », en l’occurrence celui qui oppose durement, au Proche-Orient, les musulmans sunnites et chiites. Dans la seconde partie de ces réflexions, je présenterai quelques processus religieux et des tendances juridiques et sociologiques en cours, qui mettent en cause directement les religions et modifient leur rapport à l’Etat à la société, tout en faisant l’objet d’interprétations multiples.
I/. Le conflit religieux en Birmanie.
On pourrait en évoquer d’autres, qui opposent aussi des religions différentes, et s’apparentent donc à des « guerres de religion » :
- En Centre Afrique, la majorité chrétienne s’oppose à une minorité musulmane.
- En Inde, la majorité hindouiste s’en prend aux minorités chrétienne et musulmane.
- Au Pakistan, la majorité musulmane opprime notamment la petite minorité chrétienne.
- Au Proche-Orient, les minorités chrétiennes dans les divers pays sont en grande difficulté, individuelle et collective, par rapport aux majorités musulmanes.
Tous ces théâtres de violences posent (à des degrés divers) la question : le religieux est-il bien le marqueur qui est la principale cause de ces conflits ? Par rapport à la majorité bouddhiste, force est de constater que les Rohingyas de Birmanie cumulent les différences « non religieuses ». Ils forment non seulement une ethnie de religion musulmane, mais parlent une langue d’origine indo-européenne et vivent pour l’essentiel dans une région particulière située à l’ouest de la Birmanie. Ils sont persécutés par des Birmans (de l’ethnie bama) qui considèrent que l’identité birmane est liée au bouddhisme. Pour ces Birmans identitaires, les Rohingyas sont d’origine bengali, c’est-à-dire lointainement originaires de l’Inde. Or les Birmans sont aussi, pour des raisons historiques, « indianophobes ». On peut ajouter que du temps de la colonisation, les Anglais avaient favorisé, semble-t-il, les Rohyngyas, ce qui explique peut-être pourquoi, depuis l’indépendance du pays en 1948, les Rohingyas sont nettement discriminés , y compris juridiquement. On leur fait payer les avantages du temps de la colonisation. Ils ne possèdent même pas la citoyenneté myanmar, le nom actuel de la Birmanie ; privés de droits, comme dans un régime d’apartheid, ils vivent dans des conditions misérables. La région où ils habitent aurait des atouts économiques importants, un sous-sol avec du gaz et de pétrole, mais aussi des pierres précieuses et des minerais, et il fait donc l’objet de multiples convoitises.
Les exactions de l’armée birmane qui les ont fait fuir en Malaisie et au Bengladesh sont dénoncées par les organisations humanitaires comme une épuration ethnique voire un génocide, mais l’ONU n’a pas réussi à faire traduire les généraux birmans responsables devant la Cour de Justice internationale pour « crimes contre l’humanité » – car la Chine et la Russie ont mis leur veto à une telle condamnation.
Si la tragédie des Rohyngyas n’avait concerné qu’une persécution et une discrimination contre un groupe musulman dans un coin perdu monde, même avec tout une facette d’« épuration ethnique » voire génocidaire, l’affaire aurait-elle été ébruitée et internationalisée au point où elle l’a été ? On peut en douter, mais un autre élément, médiatique pour ainsi dire, est entré en ligne de compte : il se trouve que la présidente de la Birmanie n’est autre que Mme Ang Sun Kyi, résistante mémorable à la dictature militaire, prix Nobel de la paix en 1991 et, pour cette raison, figure extrêmement admirée dans le monde. Or, Ang Sun Kyi a non seulement observé un « silence religieux » surprenant sur les exactions contre les Rohyngyas, mais elle a, au contraire, dénoncé l’action et les protestations internationales, en les accusant de désinformation. Les Rohyngyas qui espéraient son soutien en ont donc été pour leurs frais, mais on peut dire malgré tout que la célébrité de la présidente silencieuse, ou le scandale de son silence, ont contribué à donner une dimension sinon géopolitique du moins internationale à un conflit autrement confiné à la Birmanie et à ses voisins immédiats. Il en a été de même finalement de la visite du pape François en Birmanie en 2017 : il n’a certes pu parler directement des Rohyngyas aux dirigeants birmans (il leur en aurait parlé en privé, et il les a mentionnés explicitement au Bangla Desh voisin), mais la couverture de son voyage a très largement mis en avant le sort des Rohingyas et les massacres dont était victime cette minorité… dans un pays qui, il faut le préciser, reste par ailleurs une destinée touristique appréciée par les Occidentaux !
Restons-en là. On pourrait sans nul doute montrer une complexité identique dans les autres lieux de conflits interreligieux que j’ai cités, et a fortiori un expert ou un chercheur le pourrait. Mais on peut déjà tirer quelques leçons intéressantes de la violence religieuse en Birmanie.
D’abord, un aspect surprendra certainement bien des Occidentaux dans ce conflit : l’agresseur n’est pas l’islam mais le bouddhisme, qu’ils considèrent volontiers comme la religion pacifique par excellence, ou la seule religion vraiment pacifique. En fait, ce constat oblige peut-être surtout à une rectification de notre vocabulaire : l’islam, le bouddhisme, de même que le christianisme, le judaïsme, etc., sont pluriels : il y a des islams, des bouddhismes, et peut-être vaudrait-il mieux parler de musulmans et de bouddhistes divers et divisés, au lieu d’ « essentialiser » les religions du monde, c’est-à-dire de les caractériser par des qualités universelles et éternelles, présentes sous toutes les latitudes et toutes les longitudes. Les Occidentaux ne voient souvent du bouddhisme que la doctrine remarquable telle qu’elle est présentée par des leaders charismatiques comme le Dalaï Lama ou Mathieu Ricard (pour le bouddhisme tibétain), ou par des maîtres zen (du bouddhisme japonais). Pourtant, dans les lieux où le bouddhisme est la religion vivante du peuple, il présente en réalité toutes les caractéristiques d’une religion populaire remplie de superstitions de toutes sortes, dominée par des moines parfois corrompus et ignorants et utilisée par les pouvoirs à des fins qui n’ont rien à voir avec la piété monastique. Le leader birman opposé aux Rohingyas est du reste un moine, le vénérable Ashin Wirathu, si violent dans ses propos exterminateurs qu’on l’a comparé à Hitler… Rappelons aussi que durant la Seconde Guerre mondiale, des sages bouddhistes du bouddhisme zen, de grande renommée et de haut niveau, ont soutenu l’idéologie guerrière et nationaliste du Japon. La maladie nationaliste peut frapper et frappe donc partout. Cependant, il ne faut pas l’oublier non plus : la violence physique, surtout la violence nationaliste extrême, est en général due à un nombre infime de violents exaltés, pour qui le salut réside dans l’élimination de l’autre religieux.
En deuxième lieu, de quoi parle-t-on au juste, de religion ou de politique ? Dans le cas des Rohingyas et finalement surtout des Birmans, beaucoup d’autres dimensions entrent en ligne de compte, mais vu de loin, la religion semble la principale responsable des violences. Elle est en tout cas l’élément le plus visible. Pourquoi est-elle mobilisée ou mobilisable au profit de l’identité nationale, de l’honneur national et du nationalisme ? Probablement parce que la religion est liée à l’histoire longue et à l’identité des nations et des groupes humains, à leur origine et à leur maintien durable sur un territoire, à leur mémoire historique dans ses aspects glorieux comme dans ses échecs, à leur capacité de « lien social’. La fonction « anthropologique », comme ont dit, d’une religion est éminente. Sa fonction est aussi de protéger et de consoler – et quand tout fiche le camp, comme aujourd’hui avec la mondialisation : elle est par excellence ce qui reste quand tout semble perdu. Pour cette raison, la religion est ce qu’il y a de plus facilement mobilisable, car elle donne des motifs intérieurs pour lutter et se sacrifier. De surcroît, comme le montre Olivier Roy dans la Sainte Ignorance (2008) et tout récemment dans L’Europe est-elle chrétienne ?, la religion de beaucoup de croyants et d’adeptes est aujourd’hui déterritorialisée, privée de son sol natal et de son socle culturel par la mondialisation, qui délocalise les corps et les esprits, de sorte qu’il ne reste que du « religieux pur » déculturé, particulièrement vulnérable au sentiment et aux passions, jouet des nationalisme et des tendances identitaires et fondamentalistes.
Le troisième point à souligner, présent dans tous les conflits que j’ai signalés, est la question non résolue des relations entre majorités et minorités religieuses, a fortiori quand la religion de la majorité est aussi la religion officielle – mais même quand elle ne l’est plus. On ne peut pas compter ici sur la bonne volonté du pouvoir politique et de la religion majoritaire ou officielle pour garantir le droit des minorités religieuses. Seule la séparation juridique entre les religions et l’Etat permet de garantir le pluralisme religieux, la liberté religieuse égale pour tous, i.e. la liberté de conscience et la liberté de culte et d’expression de toutes les communautés présentes sur un territoire, ainsi que la tolérance, voire plus – des relations amicales, le dialogue, le respect mutuel, etc. – entre les diverses communautés religieuses. Le droit ne peut pas tout, certes : de manière ouverte ou déguisée, le pouvoir politique peut favoriser la religion majoritaire, ou ne pas protéger réellement et suffisamment la liberté religieuse des groupes minoritaires : c’est en partie le cas au Proche-Orient, notamment dans un pays comme l’Egypte où les Coptes chrétiens en représentent que 10% de la population et sont en butte à l’hostilité des Frères musulmans et d’autres islamistes violents.
Excursus : la violence au sein de la même religion
Puisque le Proche-Orient a été évoqué, il faut dire un mot du conflit sans merci, aujourd’hui, entre musulmans chiites (présents au PO en Iran, en Syrie, en Irak, à Bahrein, au Liban…) et musulmans sunnites (ceux d’Arabie saoudite en particulier, dit wahhabites). Je rappelle que pour l’islam en général les Sunnites représentent de 85 à 90 % des musulmans, et donc les Chiites de 10 à 15% – sauf qu’au Proche-Orient où ils sont concentrés, ils représentent une proportion beaucoup plus importante.
Le conflit date du premier siècle de l’islam, donc des origines. Il portait sur la succession du prophète pour la conduite de l’islam : succession parmi les premiers compagnons (sunnites) ou familiale (chiites) ? Cette scission et ses développements sont très bien racontés dans de multiples livres sur les origines et le premier siècle de l’islam, il est donc inutile d’y revenir. Soulignons surtout que cette querelle à propos du « vrai » successeur du prophète a produit en fin de compte non seulement une scission initiale, mais, plus tard, deux types de communautés, censées croire au même Dieu unique, Allah, et pourtant profondément différentes dans leur organisation, leur doctrine, leurs rites, leurs traditions… Une des différences les plus visibles vient de ce que les Chiites ont un clergé, une caste de religieux séparée, absente dans le sunnisme, ce qui implique notamment un autre rapport au politique.Toute proportion gardée, on peut faire l’analogie avec les différences entre catholiques et protestants : alors qu’ils ont une règle de foi commune, un « credo » commun, les divergences entre les deux Eglise sont très fortes et ont été intériorisée de chaque côté depuis quatre siècles. Ce qui fait vraiment difficulté aujourd’hui n’est pas la « doctrine » (ce sur quoi on s’est séparé), mais le rôle du pape, le célibat des prêtres, le rôle de Marie et des saints. Il en va un peu de même pour les sunnites et les chiites.
Cependant, au fil des siècles, et surtout au XX°, le conflit entre les deux communautés semblait s’être apaisé pour de bon et relever du passé. Or il a été fortement ranimé dans la seconde moitié du XX° siècle par deux événements : la révolution iranienne en 1979, qui a donné les rênes du pouvoir au clergé chiite, et donc replacé le chiisme au centre de l’Etat le plus puissant du Proche-Orient ; et d’autre part, le rôle clef de l’Arabie saoudite, énorme puissance pétrolière, mais aussi pays de l’islam dit wahhabite, un islam sunnite très rigoriste (né au XVIII° siècle) qu’il s’est mis à exporter activement en même temps que son pétrole, non seulement dans les pays sunnites mais dans le monde entier.
Cette scission a de multiples et grandes conséquences géopolitiques. Soulignons surtout le chambardement des blocs d’alliances au Proche Orient : on a d’un côté les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite, désormais allié d’Israël ; de l’autre, la Russie (et la Chine) avec l’Iran et la Syrie, sans oublier la Turquie qui s’est rapprochée de la Russie (et sans compter que M. Poutine s’efforce aussi d’avoir de bons rapports avec l’Arabie Saoudite et Israël). Tous combattent Daesh – armée sunnite qui a prétendu restaurer « califat » mythique, mais avec des intérêts multiples et divergents.
On peut aussi souligner une conséquence latérale du conflit. Nombreux sont ceux qui craignent l’ « islam conquérant » qui pourrait submerger l’Europe voire « remplacer » ses peuples chrétiens ; ils insistent sur le danger de l’ « islam » comme tel et n’arrêtent pas de chercher dans le Coran les versets violents pour justifier l’idée qu’on a affaire à une religion par nature dangereuse – un islam à la fois fort, violent et porté à la conquête, par rapport à un Occident décadent où le christianisme est affaibli. Cette vision semble bien sûr confirmée par la folie furieuse des combattants de Daesh et par leurs attentats meurtriers dans le monde, ou encore par la difficile intégration des musulmans dans les mœurs des pays occidentaux où ils viennent s’installer pour des raisons économiques et politiques. La réalité est pourtant différente : on a aujourd’hui un islam faible ou affaibli, très divisé, en état d’implosion, et par conséquent aussi en pleine crispation identitaire, et pour cette raison, en effet, les plus radicaux deviennent capables de toutes les violences et d’entrer en en pleine « prophétie autoréalisatrice » pour créer l’apocalypse.
A propos du conflit actuel entre sunnites et chiites aussi, il importe enfin d’ajouter, pour répondre à la question initiale, que selon de nombreux spécialistes, on a affaire non pas d’abord à un conflit religieux, mais à un conflit politique entre l’Iran et l’Arabie Saoudite pour le leadership au Proche Orient – un combat où la religion n’est qu’un prétexte et un moyen pour mobiliser les foules contre l’ennemi démonisé.
2/ La guerre des valeurs entre religions et monde séculier
J’ai parlé jusqu’à présent de la part des religions dans les conflits armés de l’heure, sur de nouveaux théâtres où elles trouvent à s’exercer dans la période récente, à travers la répression des croyants d’autres religions, celle de « frères ennemis » dans la même religion, ou encore le terrorisme contre les mécréants, etc.
Il faut cependant ouvrir maintenant un autre volet, plus invisible, plus psychologique, sociologique et anthropologique. Il concerne les rapports conflictuels des religions avec nos sociétés modernes, ou postmodernes, sur la question des mœurs et des valeurs. On peut résumer le problème de la manière suivante : depuis une cinquantaine d’années – la fin des années 60 et le début des années 70 -, le fossé s’est creusé entre les valeurs des religions et celles du monde séculier. A partir de ces années-là, on a assisté à une « rupture anthropologique » (une rupture sur la vision de l’homme, de son action et de ses fins), qui a laissé les religions à quai pour ainsi dire, et certaines plus que d’autres, en particulier l’Eglise catholique, mais aussi toutes les tendances « conservatrices » des autres religions et cultes (en particulier les évangéliques dans le protestantisme, mais aussi les juifs et les musulmans traditionnalistes). L’individualisme n’a cessé de croître partout, en particulier dans les classes moyennes (mais en fait, aujourd’hui, dans tous les milieux sociaux). Il est lié à de nouvelles et multiples possibilités de consommation et dû à l’accès de nouvelles découvertes et techniques, dans le domaine médical surtout, qui permettent de privilégier les valeurs d’autonomie et d’autoréalisation personnelle. Au sein même de l’individualisme devenu la norme dominante, il s’agit de déployer toujours davantage sa singularité individuelle, de devenir radicalement soi, d’effectuer son parcours propre.
L’évolution des moeurs et des valeurs est particulièrement sensible dans le domaine du « biohumain », celui des conduites sexuelles, conjugales, procréatives, maritales, aussi de l’identité sexuelle (et aussi de la fin de vie). On a parlé de révolution sexuelle, et le terme n’est pas usurpé. A travers les nouveaux comportements et les législations qui les accompagnent et « permettent » de les vivre légalement (les religions les traitent de « permissives »), des impératifs religieux constitutifs pour les religions soient perçus comme en porte à faux par rapport à des valeurs modernes et contestées voire mises à mal très concrètement. Comme dit Olivier Roy, dans ce contexte les religions deviennent un « problème ». Elles irritent. Elles sont ressenties comme hostiles. Pire encore : non seulement elles sont perçues comme divergentes et empêcheuses de progrès sur des questions d’actualité, mais une part de leur loi et de leurs mœurs constitutives semblent devenues inacceptables pour les modernes, persuadés que ce sont eux qui représentent à la fois la vérité, la liberté et le progrès. J’en donnerai ci-dessous un certain nombre d’exemples, à propos du judaïsme, du christianisme et de l’islam, tout en soulignant que je ne partage pas, loin de là, toutes les valeurs ou les prétendues valeurs des modernes, en tout cas les côtés simplistes et grossiers de leur justification. Ce qui nous intéresse ici, c’est le fossé, la divergence qui s’est creusée entre les religions et la modernité. Il en résulte une forme de guerre symbolique entre le monde séculier et certains croyants, une guerre qui peut déboucher, dans certains cas et en certains lieux, sur des violences physiques.
L’Eglise catholique
Depuis les années 60 et en particulier depuis 1968, année de Mai 68 mais aussi de l’encyclique Humanae Vitae, la divergence de la doctrine morale catholique s’est creusée par rapport non seulement aux mœurs mais aux droits accordés aux individus dans le sens de la liberté et de l’égalité. L’Eglise catholique a un grand avantage pour l’observateur : elle produit un grand nombre de textes où elle explicite clairement ses positions. Pour dire les choses simplement : en les lisant, on voit bien qu’on est passé de la convergence, jusque dans les années 60, à la divergence par rapport à la société séculière, laïque. En 1881, dans sa célèbre lettre aux instituteurs, Jules Ferry pouvait encore les rassurer en expliquant que la morale laïque était la morale de nos pères, la morale de toujours, la morale chrétienne, tout simplement. On peut donner facilement des exemples de ces convergences. Ainsi, il est vrai que la République laïque a institué le droit de divorcer dans les années 1880, mais jusque dans les années 1960, le divorce était perçu par les laïques autant que par les catholiques comme un mal à éviter autant que faire se peut – pour le bien des enfants ; divorcer était perçu comme un échec finalement, et le divorce soumis à des conditions sévères. Sur l’avortement aussi, la législation civile était très sévère, à l’unisson de la condamnation de l’Eglise, pour des raisons morales partagées quant au respect de la vie et au refus de l’infanticide – sans compter le « natalisme » de l’Etat et de l’Eglise. Les relations sexuelles avant le mariage ou hors mariage existaient, bien sûr, mais pas question de cohabiter avant le mariage civil et/ou religieux : en France, la République elle-même protégeait le mariage – et le mariage entre un homme et une femme exclusivement. L’homosexualité ouvertement assumée subissait la commune réprobation de l’Eglise et de l’Etat. La congruence était évidente aussi quant aux droits des femmes, c’est-à-dire quant au non droit, à l’inégalité juridique, sociale, culturelle des femmes, etc. (rappelons encore une fois qu’en France, le droit de vote des femmes date de 1946).
Mais autant les convergences entre l’Etat séculier et l’Eglise étaient fortes naguère, autant les divergences sont accentuées aujourd’hui. Non seulement les démocraties libérales, mais même des Etats autoritaires ont connu de fortes évolutions du droit sur la contraception, l’avortement, le mariage, le divorce, les droits égaux des femmes, le droit des homosexuels, des enfants, des handicapés, sur la procréation médicalement assistée, la recherche sur l’embryon… Dans ce contexte, l’Eglise catholique a évidemment le droit de dire son opposition à des lois civiles au nom de sa propre loi, mais ces refus ont un prix. Dans une démocratie d’opinion, il est risqué, sur les questions dites sociétales, de s’affronter à la fois au Parlement qui vote des lois et à l’opinion publique qui les approuve. Dans la seconde moitié du XX° siècle, cette distorsion explique en grande partie, aux yeux des sociologues de la religion, le déclin considérable de l’Eglise catholique en termes d’adhésion et de pratique. Elle explique aussi non pas le renouveau de l’anticléricalisme d’antan, celui « de papa », qui venait d’anticléricaux connaissant bien l’Eglise, mais l’apparition d’une hostilité ouverte de l’opinion publique, y compris et surtout ignorante, comme on le voit à propos de la pédophilie des prêtres, où seul compte aujourd’hui le sort des victimes et la condamnation sans réserve des responsables, en l’occurrence des évêques et du pape.
Dans le contexte de l’évolution récente du droit, qui est celle des droits individuels de plus en plus intériorisés par le sens commun, on voit des mises en cause puissantes des religions, et notamment de l’Eglise catholique, par exemple à propos du statut et du traitement discriminatoire des femmes : les féministes y voient un sexisme inacceptable. Quand l’Eglise refuse le mariage des homosexuels, elle est taxée d’homophobie. A propos des prêtres pédophiles qu’elle est accusée d’avoir protégés en les dénonçant pas, on a pu lire de toute part des mises en cause du célibat obligatoire imposé aux prêtres ou, encore pire, du secret de la confession (mis en cause légalement dans un Etat régional australien). L’Eglise a dû admettre, de facto, qu’elle ne pouvait plus traiter le problème des prêtres pédophiles en interne, mais que c’était à la justice civile qu’elle devait en quelques sorte « livrer » les prêtres défaillants, considérés comme des criminels (la loi sur les droits des enfants et l’évolution des mentalités après 1990 ont joué un grand rôle dans ce sens). Dans la mise en cause du célibat religieux des femmes et des hommes, même s’il est choisi, certains accusent une violence et une contrainte symboliques : il s’apparenterait sinon à une mutilation, du moins à une forme de servitude volontaire. Pour le dire autrement, c’est toute une immunité cléricale et religieuse qui est mise en cause.
Tout cela est exagéré, et témoigne certainement d’une grande ignorance religieuse. Mais force est de constater désormais l’incompréhension répandue par rapport à la « discipline » religieuse (le célibat, le refus de la communion aux divorcés remariés…), perçue comme une forme de violence imposée, dans un contexte, bien sûr, où les valeurs de liberté et d’égalité, en particulier de sexe et de genre, sont portées au pinacle.
Les Eglises protestantes
Elles sont fortement divisées entre une tendance dite libérale, ouverte aux évolutions fût-ce avec des réserves critiques, et une vaste galaxie de protestants évangéliques qui prônent une éthique rigoriste et jouent, dans certains pays, un rôle politique très important, qui peut faire la différence au moment des élections. Les deux exemples récents de cette importance politique sont les Etats-Unis de Donald Trump et le Brésil de Jaïr Bolsonaro, à l’élection desquels ils ont contribué fortement. Dans les deux cas, le libéralisme économique que ces évangéliques prônent est inversement proportionnel à leurs opinions illibérales sur les questions dites sociétales, c’est-à-dire, en particulier, à leur opposition à la légalisation de l’IVG et aux droits égaux des homosexuels (en outre, aux Etats-Unis ils sont en général favorables à la peine de mort).
En France, l’Eglise protestante officielle – l’EPUdF (Eglise protestante unie de France), qui réunit depuis quelques années les calvinistes (ou réformés) et les luthériens – conserve certes sa tradition d’ouverture critique à la modernité sous ses divers aspects. Mais il faut savoir qu’elle est maintenant très minoritaire par rapport aux protestants évangéliques, qui compteraient environ 400 000 membres – et des membres motivés – contre 100 000 membres affiliés à l’Eglise officielle (affiliés mais plus ou moins « appartenants »). Les évangéliques sont membres de l’EPUdF, mais, par exemple, ils ont menacé il y a quelques années de la quitter quand un synode décida, il y a quelques années, que les pasteurs de l’Eglise pouvaient bénir des unions homosexuelles. Cet exemple montre du reste à quels points les conflits dont je parle ne sont pas seulement entre le dehors et le dedans des Eglises et des religions : ils traversent les religions et les cultes.
Le judaïsme
Il est affecté par les mêmes scissions et les mêmes divisions sur les questions sociétales entre les libéraux et les orthodoxes. Un autre point est intéressant à signaler ici, très typique de l’évolution récente des mentalités : il s’agit de la circoncision[1] – laquelle concerne aussi les musulmans. Elle est mise en cause aujourd’hui en certaines régions, par des tribunaux, au nom des droits de l’enfant. Un jugement allemand de 2012 l’a considérée comme un « délit pour coups et blessures », même quand elle est effectuée par un médecin, en la considérant à la fois comme une atteinte à l’intégrité corporelle de l’enfant, donc une violence physique, et une atteinte à sa liberté religieuse – puisqu’on lui inflige un marqueur religieux irréversible sans qu’il ait pu choisir. Autrement dit, on oppose la liberté religieuse de l’enfant à celle des parents : la religion ne serait donc plus l’inscription dans une tradition, mais un choix absolument individuel, qui devrait échapper à tout contexte et toute contrainte extérieurs. En Allemagne ce jugement a été cassé par le Bundestag, pour la raison que la religion juive et la religion musulmane devaient pouvoir vivre dans ce pays. Mais pour autant, l’argumentation du tribunal n’a pas été contestée. Actuellement seule l’Islande a interdit la circoncision, mais les pays scandinaves sont tentés de le faire aussi. Et des voix s’élèvent pour qu’elle soit pratiquée exclusivement à l’hôpital par un médecin. Pour toutes les raisons que j’ai dites, la circoncision est discutée aujourd’hui dans le judaïsme libéral, et sa pratique est en recul. Celles et ceux qui sont opposés à la circoncision allèguent aussi la souffrance réelle de l’enfant lors de l’opération, et le fait qu’elle est un marqueur de l’inégalité entre les femmes et les hommes (elle « consacre » en quelque sorte d’entrée de jeu la supériorité masculine). Notons aussi que les règles internes du divorce, qui soumet la femme aux décisions masculines, sont contestées par les tendances non orthodoxes du judaïsme contemporain.
L’islam
La question de la circoncision concerne aussi les musulmans qui ne vivent pas dans les pays d’islam et, surtout dans ses versions islamistes ou islamisantes, l’islam est concerné bien sûr aussi par les discriminations à l’égard des femmes, des homosexuels et d’autres groupes. Mais deux autres points méritent une mention particulière : le voile et l’abattage rituel.
Après avoir semblé diminuer dans l’espace public jusque dans les années 70, le port du voile et du foulard ou d’un mélange des deux s’est sensiblement accru, dans toutes les générations de femmes musulmanes, non seulement dans les pays musulmans mais aussi dans les pays d’immigration. Beaucoup prétendent le porter librement. Mais pour les féministes françaises et d’autres, ces femmes le font sous contrainte : au-delà du forçage par leurs maris et par les garçons de la famille, au-delà même du fait que beaucoup de femmes musulmanes, mêle cultivées et émancipées, le portent « librement », c’est, pour ces critiques féministes et autres, une injonction religieuse devenue inadmissible. Le voile est compris par les féministes comme le symbole par excellence de l’oppression féminine en islam, et par conséquent aussi ce qui provoque le plus d’irritations et de conflits.
Un autre lieu de friction entre les musulmans et la modernité la plus récente est celui de l’abattage rituel. Il est aujourd’hui interdit dans certains pays, comme le Danemark. Ici la question sensible porte d’une part sur la souffrance de l’animal, devenue en soi inadmissible pour beaucoup. Et d’autre part, sur le droit des animaux, qui l’emporterait sur le droit des religions ; les défenseurs de ces droits de l’animal se manifestent aussi par rapport à la boucherie en général, à l’expérimentation animale, aux chasseurs et aux fourreurs. C’est l’anthropocentrisme, affirmé notamment par Descartes, qui est mis en cause : selon les militants pro-animalistes, l’homme n’est pas, comme il le dit, « maître et possesseur » de la nature. Sa domination sur les animaux, affirmée dans le ch. 1 du livre de la Genèse, est tout à fait contestable. Pour les « antispécistes », opposés à la distinction entre espèce humaine et espèce animale, cette dernière a même dignité et mérite autant de considération que l’espèce humaine. Concrètement, au-delà de l’abattage rituel des animaux destinés à la boucherie et éventuellement au-delà de l’abstention totale de viande animale, cela met en cause, bien sûr, le sacrifice du mouton lors de la fête musulmane de l’Aïd el Kébir, la « grande fête » où les familles musulmanes sacrifient un mouton. Est contestée alors une pratique festive qui implique la violence contre un animal, et aussi du fait que le rituel pour le tuer en l’égorgeant au couteau semble désormais particulièrement cruel.
Je conclus. Tout ce précède est évidemment objet de discussions et de contestations, et d’évaluations différentes. La sociologie n’est pas une science exacte : les faits sociaux et les évolutions sociétales dont elle parle peuvent être vrais, mais leur interprétation sur les responsabilités reste ouverte. Quoi qu’il en soit, on voit bien quels défis ces évolutions représentent pour les religions. On comprend qu’elles puissent se sentir menacées dans leur existence même et que, se sentant menacées, elles deviennent à leur tour menaçantes. Ou que du moins certains de leurs adeptes donnent une interprétation apocalyptique du moment présent, ou qu’ils y voient le temps de l’apocalypse, et qu’ils croient devoir lui apporter leur concours. Dans les lieux de conflits avec des conséquences géopolitiques, les religions peuvent à la fois jouer un rôle majeur en exacerbant les nationalismes, et être instrumentalisées au service des causes les moins honorables. Dans les démocraties libérales, fortement marquées par l’individualisme, elles sont sommées de se rendre aux principes de liberté et d’égalité réinterprétés dans le sens de l’individualisme et de la réalisation personnelle – mettant ainsi en danger ou risquant de perdre leur identité propre ; si elles résistent à cette injonction (explicite ou implicite) au nom de leurs propres principes, elles risquent le désintérêt et l’abandon d’individus soumis pour leur part aux contraintes évidentes ou anonymes du monde moderne.
La situation des croyants n’est donc pas confortable : d’un côté, on aimerait qu’ils résistent à des pouvoirs autoritaires qui les utilisent à des fins inhumaines, opposées aux droits de l’homme. De l’autre, on préfèrerait non qu’ils « s’adaptent » aux nouveaux droits qui permettent une expression débridée de l’affirmation de soi, mais si « tout est permis », qu’ils soient capables de discerner le « bon » ou le « bien » du nouveau. Pour les croyants qui excluent toute violence pour s’imposer aux autres ou se faire entendre, et qui prônent en permanence la paix, on peut comprendre que la situation présente soit vécue dans une relative angoisse. Le défi est celui de l’espérance et de l’inventivité créatrices. A vrai dire, la menace qui pèse n’est pas sur les croyances elles-mêmes : on n’est pas dans le vide mais dans le trop plein. La menace est sur les religions comme institutions et comme traditions vivantes, et c’est leur vitalité et leur justesse pour dire et faire est en cause.
[1] Je m’inspire dans ce qui suit, et pour l’ensemble des développements de cette seconde partie, de l’ouvrage récent d’Olivier Roy, L’Europe est-elle chrétienne ?, Seuil, 2019).
Dominique Santelli, Eduquer à la relationnalité, vers une civilisation de l’amour
Eduquer à la relationnalité, vers une civilisation de l’amour
L’engagement de l’Eglise dans le dialogue entre les religions est une contribution à la paix du monde. L’enseignement catholique y participe pleinement.
En cette fin de première journée il est temps de poser la question : « que pouvons-nous faire à l’École et tout particulièrement à l’école catholique pour lutter contre la violence en général et contre la violence religieuse en particulier ? » ou plus directement « comment éduque-t-on en école catholique à désamorcer la violence ? »
Nous devons partir d’un constat : nos sociétés sont multiculturelles et pluralistes. C’est un état de fait qui place tous les citoyens dans une irréversible situation de mises en présence des différences. Celles-ci sont diverses, culturelles, religieuses ou convictionnelles. Cette pluralité religieuse se retrouve aujourd’hui dans l’école sans qu’elle ait été vraiment pensée… Pensée dans la formation, formation des maitres, formation des chefs d’établissement, formation des APS, des personnels éducatifs, des personnels de restauration etc., pensée dans les projets éducatifs, et ne craignons pas de le dire pensée dans le projet de l’enseignement catholique même tout au moins jusqu’à peu de temps ! Or cette pluralité religieuse est perçue et vécue par certains comme une source de violence, violence qui peut surgir de manière brutale dans nos écoles.
Il y a maintenant presque 20 ans, les attentats du 11 septembre, la menace terroriste a exacerbé les replis communautaristes et fait entrer dans les établissements scolaires un climat de tensions et d’inquiétudes face auquel nous nous sommes trouvés de nombreuses fois démunis devant répondre en classe aux questions des élèves ou gérer en cours de récréation des conflits sans s’y avoir été vraiment préparés.
Depuis les choses ont avancé. Le Comité National de l’Enseignement Catholique a voté le 8 juillet 2016 un texte qui a pour visée de sensibiliser, d’encourager et de préparer l’ensemble des acteurs des communautés éducatives à cette urgence de mettre en œuvre un dialogue à multiples facettes au sein de l’école de façon murie, décidée, lucide et confiante, au service d’une société non-violente. Ce texte s’intitule « L’interculturel et l’interreligieux à l’Ecole catholique : éduquer au dialogue pour une civilisation de l’amour »[1]. Le Secrétariat général et les instances nationales de l’Enseignement catholique ont été précédés et stimulés dans leur réflexion par le texte « Eduquer au dialogue interculturel dans l’Ecole catholique- Vivre ensemble pour une civilisation de l’amour »[2] publié à Rome le 28 octobre 2013 par la Congrégation pour l’Education catholique. Mon exposé va fortement s’appuyer et citer ces deux textes.
Ne nous y trompons pas! L’école catholique est par nature une école du dialogue. Ayant comme l’Eglise vocation à être selon Paul VI « en conversation avec le monde » l’école catholique est attentive au dialogue interculturel et interreligieux non pas parce que le contexte national ou international l’exigerait tout à coup ou parce que la localisation de tel ou tel établissement lui imposerait…. Non ! L’école catholique est une école du dialogue par vocation. Résolument ouverte à tous, elle accueille la pluralité comme une richesse et non comme une contrainte imposée par les circonstances ou comme un risque potentiel de violence.
DES CHANGEMENTS DECISIFS QUI ENGAGENT LA RESPONSABILITE DE L’ECOLE CATHOLIQUE
Le texte d’orientation du SGEC est un texte fort qui veut prendre en compte les changements importants au sein de notre société et qui entend opposer à la violence le dialogue. Ce texte a ensuite été complété par 4 livrets pour permettre aux équipes de mieux se l’approprier.
Joseph Herveau, coordinateur de ce dossier d’accompagnement, s’est expliqué sur la genèse de ce travail : « On a vécu de notre projet, de façon un peu tacite, en le pensant pour une société qui avait une référence chrétienne et on continue à en vivre de cette façon-là. Or, le tournant est là. Il faut penser à vivre ce projet-là, et c’est possible, d’autres pays le font, il y a de l’enseignement catholique au Maroc, au Liban… et on voit bien que leur façon de faire l’enseignement catholique n’est pas conçu pour un pays qui est majoritairement chrétien. Aujourd’hui, notre projet a besoin d’être repensé dans le contexte de la société française telle qu’elle est aujourd’hui et qui inclut de la diversité culturelle et religieuse, ça fait partie de notre mission que de l’accueillir mais il faut s’outiller pour le faire. »
Or parler du dialogue interreligieux n’est pas une évidence dans le climat sociétal actuel. Il suffit d’ouvrir les journaux ou un navigateur Internet pour s’en rendre compte. C’est un fait, la diversité des cultures et des religions pose problème et divise. Notre société a de la peine à faire face à la différence et à la diversité. Certains ne pensent la diversité que dans une volonté d’assimilation alors que pour d’autres elle est synonyme de violence et de difficulté.
L’école a une responsabilité. Il lui faut penser aujourd’hui autrement les différences qu’elles soient culturelles ou religieuses. Sans être naïf ! Sans nier les obstacles, sans nier les difficultés. Mais on voit bien que si on s’attarde trop sur les obstacles et les difficultés, on va manquer d’horizon.
Il y a 20 ans un autre texte romain intitulé l’Ecole catholique au seuil du 3ème millénaire disait déjà, « l’éducation et l’école catholique se trouvent affrontées à de nouveaux défis et sont appelés à un courageux renouvellement ». EDIEC 55 réitère la même injonction « Le contexte social actuel appelle l’école catholique à agir, en raison de l’apport spécifique qu’elle peut offrir ». Sous l’effet conjugué de la mondialisation et du métissage de la société française, l’interculturel et l’interreligieux s’invitent dans nos classes et l’école, comme d’autres institutions doit apprendre aujourd’hui à gérer la diversité des publics.
L’école catholique a donc une responsabilité. Cette responsabilité ne consiste pas à faire une école catholique pour des catholiques mais une véritable école catholique ouverte à tous qui ne s’enferme pas dans un “identitarisme” qui est à lui-même sa propre fin.
Quelle est donc la responsabilité de l’école catholique ? La première est le témoignage : EDIEC 57 « La présence chrétienne dans la réalité multiforme des diverses cultures doit être montrée et démontrée, autrement dit elle doit se rendre visible, repérable et consciente ». Entendons-nous bien, il ne s’agit de multiplier les crucifix dans les classes ou de rendre les messes obligatoires pour tous nos élèves ! Non mais de témoigner au sens où on pose clairement notre identité lors de moments privilégiés tels que les entretiens d’inscription. C’est dans la rencontre féconde de l’altérité que nous donnons à voir notre identité.
Je cite le texte romain : « La contribution que le catholicisme peut apporter à l’éducation et au dialogue interculturel est sa référence à la centralité de la personne humaine ». Il nous faut donc déployer une anthropologie qui met l’homme au centre. Ce témoignage prend donc forme chaque fois que nous faisons de la personne humaine le centre de toute éducation. Cela me semble-t-il demande à être régulièrement repensé. EDIEC « L’école catholique doit réfléchir sur sa propre identité, car ce qu’elle peut “donner” c’est d’abord ce qu’elle est » Il est donc nécessaire d’écrire, de réécrire, de relire régulièrement nos projets, projets d’éducation, projets d’établissement, projets d’animation pastorale… afin de vérifier s’ils sont véritablement catholiques c’est à dire ouvert aux autres !
Et le texte du SGEC nous y invite fortement puisque dit-il §24 « nous avons à développer un style éducatif propre ». Qu’est-ce qui caractériserait cette révolution pédagogique que nous devons faire? Trois choses dit le SGEC :
Premièrement l’ouverture aux cultures à travers toutes les possibilités que nous offrent les programmes, la diversité des élèves, des enseignants, l’ouverture aux autres cultures par les voyages, les échanges etc.
Deuxièmement, aller chercher le meilleur de chaque culture car « c’est ce qu’elle a de meilleur qui la caractérise. ». Enseigner certes les croisades mais aussi les riches échanges dans le monde méditerranéen…
Pour, troisièmement approfondir sa propre culture. Non seulement cela prend du sens dans une société en voie de déculturation mais n’est-ce pas le but de l’altérité que de mieux se connaître soi-même ?
On a là un enjeu éducatif de taille que le texte romain énonce ainsi dans le §50 « développer une identité consciente de sa propre richesse et tradition culturelle. »
Beau programme ! On peut tenter d’en dégager une méthodologie en trois points : entrer par les convergences, éduquer à la complexité et développer l’esprit critique.
Entrer par les convergences :
SGEC 41 « La déclaration conciliaire Nostra Aetate offre pour cela une approche éclairante. Sans nier ni sous-estimer les différences entre les religions, elle choisit de regarder en priorité ce qui est convergent voire commun, et de s’y appuyer en vue d’un dialogue fécond. Car si l’approche « par les différences », peut sembler attractive au premier abord, elle risque aussi dans certains cas d’occuper tout l’espace du dialogue et de faire des différences des murs difficilement franchissables, au détriment de ce qui est pourtant convergent, partagé, ou commun. »
C’est donc sur la base de ce qui est commun que l’on peut éduquer à la complexité. Le problème religieux est un problème complexe par la diversité des religions, par les courants qui traversent chacune, par la complexité même du « croire » et du « ne pas croire ». Donc l’éducation à la religion est une éducation à la complexité des phénomènes humains et à la complexité de la vie du monde. Il serait d’ailleurs plus juste de parler de société multiconvictionnelle et multireligieuse si l’on veut prendre en compte tous les élèves car dans nos établissements les diverses appartenances religieuses dit le SGEC 26 « cohabitent aussi avec différentes formes d’indifférence religieuse, d’agnosticisme ou d’athéisme ». Il nous faut SGEC 27 « permettre l’accès à une telle complexité sans simplification ni réduction pour pouvoir s’y situer, y grandir, s’y construire »
« 28 Mais toute culture procède de rencontres diverses et d’apports extérieurs nombreux. Un système éducatif ouvert sur l’Europe et sur le monde ne peut que sensibiliser à la riche multiplicité des cultures, pour initier à EDIEC 63 « l’ouverture critique et raisonnée à la mondialité et à ses multiples interdépendances. » Cet enjeu traverse le domaine 5 du socle commun, la représentation du monde et de l’activité humaine qui « initie à la diversité des expériences humaines et des formes qu’elles prennent : les découvertes scientifiques et techniques, les diverses cultures, les systèmes de pensée et de conviction, l’art et les oeuvres, les représentations par lesquelles les femmes et les hommes tentent de comprendre la condition humaine et le monde dans lequel ils vivent..»
Pour conclure cette première partie nous voyons bien que la profonde transformation que nous sommes appelés à vivre au vu du contexte pluriel d’aujourd’hui engage d’une part une claire lisibilité du caractère catholique de l’école, une claire lisibilité de son identité chrétienne, pour inventer ce style éducatif qui se caractérise par une initiation à l’altérité culturelle et religieuse, seule condition par laquelle la violence peut être surmontée.
LES DIFFERENTES FORMES DU DIALOGUE : Éduquer au dialogue par le dialogue.
Tout cela devrait nous conduire à mettre au centre du style éducatif l’éducation au dialogue. Nous faisons l’hypothèse que nous ne pouvons éduquer au dialogue que par le dialogue.
En effet SGEC 29 « au-delà de la simple recherche de connaissances sur l’autre, il s’agit de former « au respect des valeurs, des cultures et des religions » pour favoriser EDIEC 63. « la construction d’un horizon commun d’appartenance à une même humanité»
Le dialogue conduit à la connaissance mutuelle et requiert une bienveillance réciproque. Il ne vise pas à un unanimisme superficiel, ou à des consensus trop rapidement obtenus. Le dialogue comprend légitimement la confrontation et peut ne pas mener à un accord des idées, sans pour autant entraîner un affrontement entre les personnes.
Spontanément on pense que le dialogue est entre les personnes, éventuellement entre des communautés mais nous devons élargir cette notion à d’autres formes :
Par le dialogue des savoirs il s’agit de permettre aux élèves d’apprendre qu’il y a différentes manières d’aborder et de connaître la réalité. L’approche scientifiques n’est pas l’approche philosophique ou artistique. En effet SGEC 30 « un style éducatif marqué par le souci du dialogue se préoccupe de mettre en relation diverses rationalités qui donnent accès ensemble à une vision globale du monde. Loin de relativiser les savoirs, la transversalité suppose au contraire de les approfondir en les mettant en contact étroit les uns avec les autres. Aucune discipline n’est dit EDIEC 67« une île habitée par un savoir distinct et clos » La finalité des disciplines sitôt qu’on les articulent les unes aux autres participe à ce dialogue des savoirs. C’est bien ce que nous faisons lorsque nous proposons des EPI, des Parcours et tous les projets interdisciplinaires que l’on peut inventer sans attendre des injonctions ministérielles.
Une autre forme du dialogue est le dialogue entre les religions
Le texte romain nous donne une définition de religion : EDIEC 7 « La religion peut être conçue comme représentant la dimension transcendante de la culture et, en un certain sens, son âme » Mais nous dit le SGEC le phénomène religieux est bien plus large : 31 « un dialogue interculturel authentique est également un dialogue despersonnes s’interrogeant sur l’origine, la vie, et la destinée de l’homme. Bien sûr, de telles questions sont également partagées par des personnes athées ou agnostiques. » Donc la religion ne se réduit pas à des institutions, la religion ne se réduit pas à des religions particulières. Il nous faut le penser dans nos établissements, dans nos programmes d’animation pastorale, dans nos enseignements de faits religieux…
Troisième forme du dialogue, le dialogue entre foi et raison
Le croire et la raison sont deux modes d’appréhension de l’expérience humaine. L’un et l’autre sont nécessaires. Il faut à la fois croire et raisonner. La raison sans croire tombe dans le rationalisme. Le croire sans la raison tombe dans le subjectivisme. Il en va de même lorsqu’il s’agit de l’expérience du divin. Ce dialogue entre deux modes d’appréhension de la réalité a non seulement toute sa place dans nos établissements, mais est porteur d’une contribution unique et irremplaçable au service d’une formation intégrale de la personne.
Dernière forme du dialogue, le dialogue entre culture et foi
SGEC 32 « L’école catholique est une école, chargée de transmettre la culture, en même temps qu’elle est une institution d’Eglise chargée d’annoncer l’Evangile. C’est donc un espace privilégié pour le dialogue entre culture et foi,qui (…) permet d’articuler le savoir et le croire, et contribue à donner à la transmission de la culture un caractère évangélique ». EDIEC 63 « Il s’agit donc de mettre en valeur dans chaque culture ses richesses évangéliques (ex : le sens de l’hospitalité dans la culture arabo-musulmane, le sens de la méditation dans les cultures asiatiques…) »
« L’école catholique ouverte à tous ne peut pour ce motif renoncer à la liberté de proposer la foi, dans le respect de la liberté des consciences. Celles et ceux qui vivent dans une autre tradition religieuse sont souvent reconnaissants de trouver un lieu où la référence à la transcendance peut s’exprimer. Se partage ainsi une vision de l’homme porteur d’une dimension spirituelle. » On a tous entendu de parents musulmans au moment de l’inscription « au moins chez vous ils entendent parler de dieu »
SGEC 34 « Ainsi, le dialogue porte en lui-même une dimension profondément éducatrice qui a besoin d’être promue et redécouverte aujourd’hui, de sorte qu’il faut éduquer au dialogue pour pouvoir éduquer par le dialogue et réciproquement. » Mais attention : le dialogue ne s’enseigne pas ! Il est de l’ordre de l’initiation. Cela pose la question des personnes, des lieux, des temps et des modes. Que serait un projet éducatif d’initiation au dialogue si ce dialogue avec les élèves, les parents etc. n’était vécu dans les différentes instances ?
L’AXE CENTRAL, LA RELATIONNALITÉ
Si maintenant nous essayons de saisir quel est le cœur de ce style éducatif, quel est l’axe central de cette pédagogie, on trouve la réponse dans EDIEC 42 « Il s’agit d’assumer la relationnalité comme paradigme pédagogique fondamental, moyen et fin pour le développement de l’identité même de la personne ». Nous sommes là au centre de notre exposé. Essayons de le développer.
Repérons bien ce que dit le texte romain : la relationnalité comme paradigme fondamental. L’homme est un être de relation dans son identité même (fondement anthropologique). Il est constitué en communauté dans la famille humaine appelée à la relation d’amour entre les êtres (fondement théologique) et l’éducation a pour but de développer son aptitude et sa vocation à la relation. Le texte se fait insistant : moyen et fin. La relation est à la fois un moyen par lequel on advient à son humanité, plus un être est capable de relation avec des gens différents plus il s’humanise. Ce moyen est aussi une fin, à savoir que le but de la vie humaine dans l’anthropologie chrétienne, c’est l’amour entre les êtres (en langage théologique : la communion des saints).
Entrer en relation avec d’autres dans ce contexte suppose une prise en compte éducative spécifique. Et il est « de la responsabilité de l’Ecole d’offrir les outils qui permettront aux jeunes en situation d’interaction avec des cultures différentes, de les comprendre et de les mettre en relation avec la leur ». On est bien là dans la construction d’une identité relationnelle telle que Ricoeur l’énonce. Dans le contexte actuel où certains prônent des identités fermées il s’agit d’apprendre à vivre des identités d’ouverture. D’où l’idée que l’on retrouve dans le texte romain §50 d’un « échange constant vécu entre identité et altérité dans une dynamique de compénétration. »
SGEC 35 « Dans une société qui n’a jamais donné autant de place à l’individu, une telle éducation au dialogue et par le dialogue contribue de façon significative à une indispensable éducation à la relation qui permet de se décentrer de soi-même pour prendre autrui véritablement en considération, dans une mise en œuvre complète de la « formation intégrale de la personne » EDIEC 47 qui caractérise la mission de l’Ecole catholique, et qui intègre entre autres les dimensions sociale et relationnelle. »
Plus concrétement… SGEC 37 « Plusieurs des piliers structurant l’Enseignement Moral et Civique facilitent cette éducation à la relation. Le domaine « la sensibilité : soi et les autres » se donne pour objet de former à l’expression respectueuse d’autrui et à l’écoute. Le domaine « le jugement : penser par soi-même et avec les autres » vise à « développer les aptitudes à la réflexion critique : en recherchant les critères de validité des jugements moraux ; en confrontant ses jugements à ceux d’autrui dans une discussion ou un débat argumenté. ». Enfin, le domaine « agir individuellement et collectivement » appelle, au-delà des appartenances, à s’engager solidairement »
Par ailleurs, l’éducation à la relation dans un établissement scolaire ne doit pas se penser qu’horizontale, entre groupes. SGEC 38 « L’éducation à la relation s’ouvre sur des champs divers : relations intergénérationnelles (y compris entre enfants et jeunes d’âges différents), relation entre garçons et filles, relations entre enseignants et élèves, etc. »
Il en résulte qu’il n’y a d’éducation, c’est à dire d’humanisation qui s’ouvre à l’universel, qu’à la rencontre de l’autre. La relation à l’autre est à la fois le but et le moyen d’une véritable éducation. C’est ce que rappelle l’article 119 du Statut de l’Enseignement Catholique : « L’École catholique est une communauté sociale participant à la vie des autres communautés humaines, ouverte à la réalité et non repliée sur elle-même. Ainsi, les élèves y grandissent comme des personnes capables de s’ouvrir toujours plus aux autres, à la réalité du monde, à Dieu et au service de l’universel. Elle se veut un lieu privilégié pour la formation au sens de l’éthique personnelle et communautaire, au dialogue, à la coopération, et au partage des différences. »
Dans le cadre de notre session nous pouvons affirmer que l’éducation à la relation ou encore au dialogue par le dialogue, à l’interculturalité et à l’interreligieux est la meilleure contribution que l’école peut apporter au dépassement de la violence. Nous y sommes déjà engagés, nous recevons là la confirmation de ce que nous essayons de vivre et un encouragement à déployer ce style éducatif. Pour cela nous pouvons encore nous donner quelques points d’attention.
QUELQUES POINTS D’ATTENTION POUR TERMINER
Ouvrir les programmes à la perspective interculturelle
EDIEC 68 « Un programme ouvert à la perspective interculturelle propose à l’attention des élèves l’étude de civilisations jusqu’alors inconnues ou lointaines. » Certains concepteurs de programme devraient s’appuyer sur le texte romain pour leur proposition de modification de programme d’histoire par exemple. Un retour au roman national (nos ancêtres les Gaulois, on enseigne trop l’islam, l’Afrique n’est jamais rentrée dans l’histoire, les aspects positifs de la colonisation…) est loin de correspondre aux souhaits de la congrégation pour l’éducation catholique !
Un nécessaire enseignement « scientifique » de la religion catholique
En effet EDIEC 73. « le concile Vatican II rappelle que : « les droits des parents se trouvent violés lorsque les enfants sont contraints de suivre des cours ne répondant pas à la conviction religieuse des parents, d’où le respect du caractère scientifique de cet enseignement mais il est aussi violé lorsque est imposée une forme unique d’éducation d’où toute formation religieuse est exclue ». Cette affirmation trouve confirmation dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et autres déclarations et conventions de la communauté internationale.
En revanche comme le dit clairement le texte romain §74. « Il convient en outre de remarquer que l’enseignement scolaire de la religion catholique a une finalité spécifique par rapport à la catéchèse. Cette dernière, en effet, favorise l’adhésion personnelle au Christ et la maturation de la vie chrétienne. L’enseignement scolaire, par contre, transmet aux élèves des connaissances concernant l’identité du christianisme et de la vie chrétienne. (…) »
Pour cela encore faut-il penser la formation dans ce domaine car cela suppose des compétences nouvelles pour enseignants et dirigeants :
En effet EDIEC 84 « De nouvelles capacités professionnelles sont requises chez les enseignants et dirigeants des écoles, visant à recomposer et à faire dialoguer les différences, en proposant des horizons communs qui respectent la singularité des itinéraires de développement et des visions du monde. Pour qui occupe une responsabilité de direction, (…) soit capable de rappeler les valeurs de référence (…)
86. Pour qu’une école puisse se développer en tant que communauté professionnelle, il est nécessaire que ses membres apprennent à mener une réflexion et une recherche conjointes, pour être une communauté de pratiques partagées, avec des idées et une recherche communes. »
CONCLUSION : EDUQUER AU DIALOGUE SUPPOSE DE PASSER DU VIVRE ENSEMBLE AU VIVRE EN FRERES ET SOEURS
SGEC 40 « Un projet éducatif enraciné dans l’évangile ne saurait se contenter d’une forme passive de coexistence prônant un « vivre ensemble » minimaliste qui se satisferait d’une vague «tolérance» de l’autre. C’est au vivre en frères et sœurs que l’École catholique entend particulièrement contribuer, sans oublier que la fraternité/ sororité ne signifie pas toujours une entente cordiale acquise facilement, ou du premier coup, mais la ferme conviction d’appartenir à une même et unique famille humaine. Il faut oser la mise en projet d’un apprentissage patient de la diversité, assortie d’une redécouverte et d’un approfondissement de la tradition chrétienne pour laquelle la diversité n’est pas un problème à régler, mais une richesse à accueillir, ».
Et EDIEC 47 « pousse à réfléchir sur le lien crucial et stratégique unissant “amour de l’éducation” et “éducation à l’amour” en tant qu’éléments essentiels et indissociables, par lesquels le regard de l’éducateur et celui de l’apprenant se trouvent réciproquement orientés vers le bien, le respect et le dialogue. »
Nous avons là une belle feuille de route ! L’enjeu est à la mesure de l’ampleur du défi pour une école républicaine encline peut être pas depuis Charlemagne mais au moins depuis le XIXème siècle à uniformiser les différences au nom de la transmission de valeurs communes, uniformisation qui ne peut que générer de l’exclusion et de la violence
Si l’église et donc l’école catholique ne peut rien rejeter « de ce qui est vrai et saint dans les autres religions », alors elle ne peut ni nier ni lisser les différences, ni en faire la marque de fabrique de nos relations qui prises par ce biais ne peuvent être que conflictuelles. Il nous faut au contraire aller puiser dans ces différences pour préparer les jeunes à bâtir un horizon commun où la violence est surmontée.
[1] ci-après nommé SGEC
[2] ci-après nommé EDIEC