La violence dans la Bible : de la corruption à l’émiettement
La Bible a la réputation d’être un texte violent et en disant cela, c’est particulièrement le Premier Testament qui est visé. Un ami libraire me racontait comment une femme était un jour rentrée dans son magasin pour demander une Bible. Lui en ayant proposé une, elle réagit en disant qu’elle ne voulait que le Nouveau Testament car l’Ancien Testament était trop violent. En me racontant l’histoire, il concluait : « Pourvu qu’elle ne tombe pas sur la crucifixion ! ». La Bible n’est pas un texte violent au sens où il inciterait à la violence. Mais il s’agit effectivement d’un corpus qui raconte la violence, la montre, la met en scène et ce faisant, met le lecteur face à cette réalité et lui permet de la travailler. C’est en soi une grande chance. Dans la liturgie catholique, le choix a été fait de redécouper les textes pour que les passages soient plus abordables, plus audibles. Ont ainsi été enlevés tous les passages, trop difficiles, trop sombres, trop compliqués, trop nous. Pourtant, si on enlève de la Bible tous ces moments, comment fait-on pour travailler sur nos vies difficiles, sombres et compliquées? Nous avons besoin que la Bible nous donne à voir la violence et les mécanismes qui y aboutissent, nous avons besoin de cette violence pour nous comprendre, pour la repérer et pour imaginer, individuellement et/ou collectivement, comment en sortir.
La violence comme corruption de soi
Mon approche sera synchronique. L’idée est d’étudier comment, dans le texte biblique, la question de la violence est abordée en travaillant sur sa première apparition dans le corpus. La première dénomination d’une réalité est toujours une forme de conscientisation, de réflexivité qui permet au narrateur comme au lecteur de travailler le sujet. Or, la première occurrence du terme de violence, hâmâs, a lieu en Gn 6,11, soit seulement six chapitres après le début du livre. Avant ce premier emploi, la violence est déjà apparue sous la forme du meurtre de Abel par Caïn et avant lui, peut-être aussi, dans des attitudes de toute-puissance et de lâcheté de la part d’Adam et d’Eve. En six chapitres, le narrateur biblique a fait basculer l’être humain dans la violence sans jamais pourtant la définir. Le premier emploi du terme est donc l’occasion de s’expliquer sur ce qui est en jeu dans cette attitude.
En Genèse 6, le premier à se rendre compte de la violence et de son caractère problématique, c’est Dieu lui-même. Comme il l’a fait précédemment pour la solitude d’Adam – « il n’est pas bon que l’homme soit seul ! » (Gn 2,18) – il repère que la violence ne peut pas être un mode relationnel acceptable. Le passage qui en explicite les enjeux est le suivant.
«La terre s’était corrompue devant Dieu et s’était remplie de violence. Dieu regarda la terre et la vit corrompue car toute chair avait perverti sa conduite sur la terre. Dieu dit à Noé : Pour moi la fin de toute chair est arrivée ! Car à cause des hommes la terre est remplie de violence et je vais les détruire avec la terre[1] ». Gn 6,11-12
Dans ce court extrait qui donne à voir ce que Dieu constate, le lecteur apprend deux choses. La première est que la violence surprend Dieu lui-même : Dieu ne s’y attendait pas, il ne semblait pas l’avoir anticipée. Le premier constat est donc celui de la surprise et d’une forme d’innocence de Dieu. La deuxième information est que la violence est en capacité de mettre en échec la création. Quelque chose, quelque part a mal tourné qui en train de faire rater son but à la création. Elle est donc une force puissante de destruction du crée et du pouvoir de création lui-même. C’est ce danger qui pousse Dieu à intervenir rapidement pour y mettre un terme et qui donne lieu à une analyse de ce qu’est la violence. Dans cet extrait, le terme « corrompu » est rappelé deux fois et semble clairement être associé à la violence. En hébreu, « corrompu », shâhat, a le sens de « détruire, abîmer, gâcher, rater, pourrir, ruiner». La violence est donc associée à quelque chose qui se désagrège, qui est atteint dans son intégrité. Dieu repère la violence et intervient quand trop de réalités sont abîmées, détruites, gâchées, quand trop d’actes sont venus ronger l’intégrité de la création.
Or, dans le verset, une cause de ce qui est au sens strict un « gâchis » est pointée : « toute chair avait perverti sa conduite sur la terre ». L’hébreu est ici, comme souvent, plus concret dans sa façon de décrire le monde. Nous pourrions traduire ce verset par « Dieu vit la terre et voilà elle était abîmé parce que toute chair avait abîmé son chemin sur la terre » ou encore, selon la traduction d’André Chouraqui, « Elohîms voit la terre et voici, elle est détruite. Oui, toute chair avait détruit sa route sur la terre. » La langue hébraïque exprime le fait que, dans la vie, passer à côté de son chemin propre est la cause principale de la corruption de l’homme et de sa violence. Pour la Bible, le chemin sur la terre désigne la vie et ce que l’humain en fait, partant du principe que la vie de chaque personne consiste à cheminer c’est-à-dire à avancer patiemment sur sa propre route, debout, de déséquilibre en déséquilibre. L’image se retrouve, par exemple, en Michée 6,8. « On t’a fait connaître, ô homme, ce qui est bien, ce que le SEIGNEUR exige de toi: rien d’autre que de respecter le droit, aimer la fidélité et t’appliquer à marcher avec ton Dieu! » La vie humaine est donc un chemin à parcourir et ce chemin peut être semé d’illusions ou de projections. Dans un livre très justement intitulé Le chemin de l’homme, le philosophe Martin Buber précise l’enjeu de ce cheminement.
« Dieu ne dit pas : « Tel chemin mène à moi, mais tel autre n’y mène pas », mais il dit ceci : « Tout ce que tu fais peut être un chemin vers moi, pourvu que tu le fasses de telle manière que cela te conduise à moi. » Mais ce qu’est cette chose que peut et doit faire cet homme précisément et aucun autre, cela ne peut se révéler à lui qu’à partir de lui-même. Ici, en effet, le fait de lorgner ce qu’un autre a accompli et de s’efforcer de l’imiter ne peut qu’induire en erreur ; car, ce faisant, il perd de vue ce à quoi lui seul est appelé. »[2]
Martin Buber insiste sur le fait que, selon la pensée biblique, le chemin d’une vie qui va de l’homme à Dieu ou de l’homme à lui-même, est unique pour chaque être humain. Pour chacun, il existe ainsi une possibilité de se rapprocher de Dieu et ce chemin n’est autre que la vie de la personne, son histoire, ses convictions et ses doutes, son questionnement propre, ses potentialités et ses faiblesses. Il n’y a pas d’autre moyen d’aller vers Dieu que d’y aller à partir de ce que l’on vit et de ce que l’on ne vit pas. Un des enjeux majeurs du chemin consiste donc à se reconnaître et à s’accepter pour comprendre par où passe la route. Ce chemin, unique et inachevé, est à découvrir pas après pas, par tâtonnement et recherches successives. Il demande de la patience et de l’écoute[3]. Le risque est à tout moment de se décentrer c’est-à-dire non plus d’inventer sa vie à partir de son potentiel propre mais d’imiter, de suivre, de singer, de jalouser, d’envier le chemin de l’autre et de dénigrer le sien. Il s’agit alors d’un simulacre de chemin.
En Gn 6, c’est un dysfonctionnement de ce type que Dieu semble constater. La terre s’est remplie de violence car les personnes ne marchent plus sur le chemin qui est le leur. Dit autrement, la violence est liée à un problème d’identité. Quand les humains ne respectent plus leur singularité, ils s’entament. Leur existence se pourrit quand ils choisissent de prendre le chemin du voisin plutôt que le leur. La première violence est donc toujours une violence envers soi-même, une trahison de soi, une impossibilité à dire Je, à accéder à sa subjectivité. Voilà peut-être pourquoi Jésus ne sera jamais violent lui qui essaiera, conversation après conversation, de toujours se correspondre, d’inventer son unicité en respectant celle de l’autre. La violence naît donc du fait d’abîmer son chemin propre, activité relativement facile à entreprendre. Si cette analyse biblique s’avère juste, prendre soin de son chemin en arrêtant de se trahir serait donc le meilleur moyen pour diminuer la violence et arrêter de la nourrir.
Le passage de Gn6 que nous venons d’étudier montrerait donc un lien de cause à effet entre se désagréger soi-même et générer de la violence envers soi et envers les autres. Mais si le désagrégement de soi est la cause de la violence, la violence désagrège et démantèle aussi celui qui la subit.
La violence comme émiettement de l’autre
Je me propose de montrer cet autre versant du démantèlement, celui que la violence génère, à partir de l’étude d’un autre terme de la violence, la brutalité. Là encore, le terme de « brutalité », pérèkh, est peu employé puisqu’on ne le trouve que six fois dans le corpus hébreu de la Bible. Mais d’emblée, il existe un point commun entre la corruption, la désagrégation liée à la violence et le terme de « brutalité ». En hébreu, le terme de « brutalité » est construit sur une racine qui signifie « émietter ». L’étymologie dit ainsi explicitement qu’être brutal consiste à émietter la personne c’est-à-dire à mettre à mal son unité, son intégrité, son processus d’unification. Cela se comprend aisément à un niveau physique. Le premier interdit de la violence consiste à préserver le corps, à ne pas abîmer ses membres, à ne pas l’entailler, à ne pas l’entamer physiquement.
Mais en travaillant sur le terme[4], j’ai été étonnée par une bizarrerie présente dans les deux premières occurrences du terme de « brutalité » relatives aux travaux forcés.
« Alors les Égyptiens asservirent les fils d’Israël avec brutalité et leur rendirent la vie amère par une dure servitude : mortier, briques, tous travaux des champs, bref toutes les servitudes qu’ils leur imposèrent avec brutalité. » Exode 1,13.
Ce qui surprend ici, c’est qu’il n’est pas possible de réduire la brutalité à n’être qu’une violence physique car la servitude et les travaux forcés sont présents dans le texte bien avant que le terme de brutalité ne soit mentionné. Il semble donc que la contrainte physique ne suffise pas à générer de la brutalité et que cette dernière nécessite quelque chose en plus ou en moins, quelque chose de bien particulier qui n’est pas forcément présent dans la contrainte physique. Quelque chose de plus subtil doit se produire pour qu’il y ait brutalité, quelque chose doit lâcher chez la personne pour qu’il y ait émiettement. Le passage suivant, qui concerne une situation de surendettement, fournit un éclairage supplémentaire.
«Si ton frère a des dettes à ton égard et qu’il se vende à toi, tu ne l’asserviras pas à une tâche d’esclave ; tu le traiteras comme un salarié ou comme un hôte ; il sera ton serviteur jusqu’à l’année du jubilé ; alors il sortira de chez toi avec ses enfants et il retournera à son clan ; il retournera dans la propriété de ses pères. En effet, ceux que j’ai fait sortir du pays d’Égypte sont mes serviteurs ; ils ne doivent pas être vendus comme on vend des esclaves. Tu ne domineras pas sur lui avec brutalité ; c’est ainsi que tu auras la crainte de ton Dieu. » (Lv 25,39-43)
Dans ce passage, la Bible énonce les critères pour qu’il n’y ait pas brutalité envers la personne endettée. Le premier consiste à la traiter en salarié ou en hôte et non pas en esclave. Rashi, l’exégète juif du 12s, explique à ce propos la notion d’esclavage d’une façon étonnamment moderne. Est asservissante une tâche inutile imposée dans le but d’humilier la personne, en lui disant par exemple, « chauffe-moi cette coupe si ce n’est pas nécessaire, creuse sous cette vigne jusqu’à mon retour[5] ». Le second critère visant à limiter la brutalité consiste à respecter l’année du jubilé, ce moment collectif où toutes les dettes sont remises[6]. Cette impératif signifie implicitement qu’il est interdit de prétendre avoir des droits sur l’entièreté de la vie d’une personne. Est donc brutale toute contrainte qui se veut sans limite de temps. Le troisième critère met en lumière le fait que la vie d’une personne est faite de relations. L’année du jubilé, la personne sera donc libérée avec toute sa famille. On comprend alors, à l’inverse, que la brutalité consiste à couper la personne de tous ces liens et à l’isoler dans un face-à-face destructeur. Quatrième et dernier critère, la Bible enjoint de ne pas oublier que la personne, en retournant auprès de ses ancêtres, a une histoire à raconter qui la dépasse et qui lui donne de la valeur et du poids.
Agir avec quelqu’un sans brutalité consiste donc à ne pas le couper de la dimension sensée de sa vie, de ses relations, de son histoire familiale et de son futur. Ne pas le brutaliser, c’est ne pas l’émietter dans son intégrité psychique, dans sa vie intérieure en s’interdisant de réduire en morceaux ce qui fait sens chez lui, la valeur de sa vie et de son travail. Toutes les formes modernes de brutalité et donc de violence, rentrent dans ce cadre. Le harcèlement familial, scolaire ou professionnel consiste en un émiettement dangereux qui aboutit au fait que la singularité de la personne ne fait plus sens. La personne est « en vrac » parce que les bouts de vie et de relations qui la constituent soit ne tiennent plus ensemble soit ne valent plus rien à ses propres yeux. Dans le harcèlement comme dans toutes les formes de perversité, la personne est réduite à n’être qu’un atome isolé de son histoire et de ses relations. L’émiettement peut donc prendre des formes très différentes mais qui toutes concourent au démantèlement de la personne, processus d’autant plus grave qu’il contrecarre le long et délicat travail d’unification de soi-même.
La dernière occurrence du terme «brutalité », Ezéchiel 34,4, associe brutalité et violence.
« « Malheur aux bergers d’Israël qui se paissent eux-mêmes ! N’est-ce pas le troupeau que les bergers doivent paître ? Vous mangez la graisse, vous vous revêtez de la toison, sacrifiant les bêtes grasses ; mais le troupeau, vous ne le paissez pas. Vous n’avez pas fortifié les bêtes débiles, vous n’avez pas guéri la malade, vous n’avez pas fait de bandage à celle qui avait une patte cassée, vous n’avez pas ramené celle qui s’écartait, vous n’avez pas recherché celle qui était perdue, mais vous avez exercé votre autorité par la violence et la brutalité. Mon troupeau s’est dispersé sur toute la surface du pays sans personne pour le chercher, sans personne qui aille à sa recherche. »
Ce passage est particulièrement intéressant car il apporte trois éclairages supplémentaires. Le premier est que la brutalité et la violence ne consistent pas forcément à donner des coups ou à avoir une action destructrice. Elles consistent également à ne pas intervenir alors même qu’une situation risque de dégénérer. Est donc violente et brutale toute attitude d’inaction et de constat passif devant une situation de faiblesse.
Ne pas agir pour fortifier les plus faibles, c’est déjà de la violence et de la brutalité.
Ne pas tenter de guérir les malades, c’est déjà de la violence et de la brutalité.
Ne pas soigner ceux qui se sont blessés, c’est déjà de la violence et de la brutalité.
Ne pas tenter de ramener ceux qui se coupent de la communauté, c’est déjà de la violence et de la brutalité.
Ne pas partir à la recherche de ceux qui se perdent, c’est déjà de la violence et de la brutalité.
La brutalité n’est donc pas seulement le fait de provoquer un émiettement de la personne. Elle consiste également à ne pas tout mettre en œuvre pour que cet émiettement n’ait pas lieu alors même que les premiers signes de fissures sont visibles. La Bible étend l’accusation de non assistance à personne en danger à toutes les faiblesses liées à la maladie, à la solitude, aux échecs de la vie, à la phobie scolaire, à l’indifférence….
Le second constat est qu’il y a une brutalité propre aux personnes en responsabilité. Le texte d’Ezéchiel vise le statut de berger c’est-à-dire celui de personnes ayant une responsabilité envers un troupeau quelque soit son nombre et sa qualité. La brutalité est d’autant plus criante quand ceux dont le rôle est de prendre soin de la communauté et de chacun de ses membres ne le font pas. Le texte identifie le profit comme étant à l’origine de ce manquement. Plutôt que d’être au service du troupeau pour faire grandir chacun de ses membres, les bergers abuseraient de leur fonction pour augmenter leurs gains ou satisfaire leurs propres désirs. Ce constat est l’occasion de souligner que le corpus biblique, corpus religieux, dénonce les dérives du pouvoir religieux et politique. Cette analyse réflexive est salvatrice car la Bible ne se contente pas de dénoncer la violence inhérente à l’humanité. Elle repère et dénonce la violence au cœur même des organisations, des systèmes ou des discours qui sont censés conduire à Dieu ou agir en son nom. Faisant cela, la Bible a un temps d’avance. Elle permet de penser les dysfonctionnement inhérents au pouvoir politique ou religieux qui se légitimeraient de son corpus. Elle montre également, et sans compromission, que les courageux qui osent critiquer l’organisation, régulièrement, en meurent. C’est le cas de plusieurs prophètes, c’est le cas de Jésus. La Bible n’est donc pas une maison témoin, qui présenterait un monde idéal qu’il s’agirait simplement de mettre en pratique pour bien vivre devant Dieu. Elle montre les dysfonctionnements et les perversités inhérentes à l’entreprise, elle identifie l’envers du décor. Elle donne ainsi à voir qu’aucun lieu n’est à l’abri de la violence et de la brutalité, fût-ce les lieux en charge de la révélation. A partir de là, le travail de réflexion et de pensée est facilité. Le lecteur peut ainsi réagir à cette perversion des responsabilités et réfléchir à la meilleure façon de s’y opposer.
Le troisième élément de réflexion présent dans ce texte concerne les conséquences de la brutalité à un niveau communautaire. De même que la brutalité génère un émiettement de la personne à un niveau physique, psychologique et spirituel, la brutalité produit un émiettement de la communauté. « Mon troupeau s’est dispersé sur toute la surface du pays sans personne pour le chercher, sans personne qui aille à sa recherche » La brutalité individuelle et personnelle quand elle est générée par une personne ayant une responsabilité au niveau du groupe a des conséquences sur l’ensemble. Et cet émiettement communautaire touche à la cohérence du groupe, à ce qu’il fait ou ne fait pas ensemble. La brutalité se repère ainsi par le résultat qu’elle produit chez la personne et dans le groupe.
L’intégrité comme réponse unique, personnelle et fragile.
Corruption en amont, émiettement en aval. Alors Dieu se met en quête de celui qui ne se trahit pas. Il trouve Noé et le choisit pour redémarrer la création. Noé est-il non-violent ? Le texte ne le dit pas mais il précise « Noé, homme juste, fût intègre au milieu des générations de son temps. Il suivit les voies du Dieu » (Gn 6,9). Noé est juste et intègre et cela signifie qu’il fait ce qu’il peut pour rester lui-même, pour adhérer et pratiquer ce qui lui semble juste, pour avancer sur son chemin. Noé ne s’émiette pas, il ne cherche pas à émietter les autres alors Dieu parie sur lui pour re-créer le monde. Et c’est là un nouveau constat. Quand Dieu lui-même veut lutter contre la violence, il ne le fait pas de l’extérieur. La Bible le montre dans l’incapacité de pouvoir/vouloir changer le monde du dehors. La violence se combat ou plutôt se désarme de l’intérieur. En choisissant Noé, Dieu s’en remet à la probité d’un homme qui tente de marcher selon son chemin, devant Dieu. C’est un pari risqué mais Dieu ne semble pas en avoir d’autres. C’est un pari risqué car très rapidement, cela échoue. Après le déluge, la violence revient et repart de plus belle. Un juste intègre ne suffit donc pas à éradiquer la violence. Non seulement, on ne peut s’attaquer à la violence que de l’intérieur, par un changement personnel au cœur même de sa propre intériorité, mais le fait qu’un seul le fasse ne suffit pas à supprimer la violence chez tous les autres. Dieu apprend lui-même que le désarmement de la violence se rejoue à chaque génération pour chacun d’entre nous. Il n’y a pas d’antidote collectif à la violence. Il peut y avoir des gardes-fous, des mises en gardes, des lois mais aucun dispositif collectif ne peut venir garantir que la violence ne rejaillira pas, ne renaîtra pas. La violence est inhérente à l’humanité au sens où il n’est pas possible de séparer l’une de l’autre. Vouloir se débarrasser de la violence reviendrait à se débarrasser de la personne. Là où il y a une vie humaine, là où il y a un chemin à parcourir, il y a un potentiel de violence. Alors s’il n’est pas possible de se débarrasser de la violence, il reste à la traverser, à la regarder en face, à la désarmer de l’intérieur. Il reste à éviter de s’émietter et de se trahir. Il reste à pratiquer la justice, aimer la bonté et à marcher humblement avec son Dieu! Il reste à lire la Bible et à regarder Jésus refuser, pas après pas, de se trahir.
[1] Les traductions de la Bible seront celles de la Traduction Œcuménique Biblique. Les exceptions seront clairement mentionnées.
[2] Martin Buber, Le chemin de l’homme . Edition du Rocher, 1989, p.20-21.
[3] Le philosophe Emmanuel Mounier de cette recherche. « Il faut découvrir en soi, sous le fatras des distractions, le désir même de chercher cette unité vivante, écouter longuement les suggestions qu’elle nous chuchote, l’éprouver dans l’effort et l’obscurité, sans jamais être assurée de la tenir. Cela ressemble plus qu’à rien d’autre à un appel silencieux, dans une langue que notre vie se passerait à traduire. » E. Mounier, Le personnalisme, PUF, p.61
[4] Marie-Laure Durand. Tu n’émietteras pas ton frère, Mediaspaul, 2019.
[5] Le Pentateuque avec commentaires de Rachi et notes explicatives, Le Lévitique, Fondation Samuel et Odette Levy, 1978, p .197
[6] Cf. Lv 25,8-55