Catégorie : 2019 Violence et liberté
Béatrice Bérenger, Débattre à partir des mythes: un laboratoire de dialogue pour cultiver la fraternité
Pierre Montfraix, Religion et Droit: comment maîtriser la violence?
Mélanie Dumas, Scènes de blasphème
Patrick Parodi, Les violences contre les religions ou quand les religions sont victimes de violence
Les violences contre les religions ou quand les religions sont victimes de violence.
INTRODUCTION
Les combats contre les religions ont un aspect multiforme car les religions sont elles-mêmes multiformes ; de fait, les comprendre doit amener à prendre en compte plusieurs éléments. En effet, les religions sont un ensemble de croyances, de pratiques, de traditions qui peuvent être faites dans le cadre d’institutions ecclésiales, plus ou moins organisées ou centralisées.
Ainsi, dans les Etats communistes de Russie et d’Europe de l’est, on ne peut admettre dans le principe politique en vigueur, que la construction d’un homme nouveau par l’idéologie (ce qui oblige à la soumission à celle-ci et à l’admission de sa supériorité intellectuelle et explicative dans l’ordre du monde) puisse être concurrencée par la croyance, la foi en un être supérieur, souvent lui-même explicatif de la construction du monde. Ce n’est pas un seul combat intellectuel : les régimes répriment ceux qui portent la parole de la foi (ou tentent d’en limiter l’influence ou la prégnance). Ainsi, dans la Chine actuelle, si on ne combat pas réellement la foi chrétienne (parce que numériquement elle ne représente pas un danger), on tente de limiter l’influence du Vatican d’où la création d’une deuxième « Eglise » (même si des accords semblent se mettre en place). Cependant, le gouvernement chinois continue sa politique de répression de certaines religions considérées comme trop influentes le bouddhisme tibétain ou l’Islam dans les régions de l’ouest que le pouvoir cherche à coloniser. Autre exemple : les gouvernements républicains français combattent avant tout l’Eglise catholique car elle est porteuse d’une influence politique qu’ils cherchent à combattre mais aussi car ils ont la volonté d’ancrer dans la population l’idée de supériorité des règles républicaines à celles de l’Eglise catholique perçue comme hostile à ce régime. Dans le cas français, on combat l’institution pour que ce qu’elle représente passe comme une autorité secondaire comme les valeurs et la vision du monde qu’elle représente.
De fait, les violences n’ont pas un caractère unique : elles vont de la répression militaire et politique à un combat sur la place des valeurs religieuses ou non-religieuses dans la société ou à la construction de représentations religieuses négatives.
Les combats religieux restent d’actualité et ne se sont pas seulement représentatifs d’une volonté de domination d’une religion sur une autre.
I L’IDENTITE RELIGIEUSE, VICTIME DES VIOLENCES DES REVENDICATIONS NATIONALISTES, ETHNIQUES ET POLITIQUES.
La religion est victime car elle sert de prétexte à un combat politique et subit ainsi une déformation discursive.
Depuis plusieurs années, de très nombreuses villes ont été l’objet d’attaques violentes et meurtrières de la terreur islamiste : Paris, Londres, Nice, Charm-el-Cheikh, New-York, Madrid, Istanbul, etc. revendiqués par des réseaux terroristes divers et plus ou moins lâches Al-Qaïda, Daech, etc. Ces réseaux s’emparent d’une notion pervertie, celle de la guerre sainte, cherchant à nier toute trace du passé et voulant recréer un Islam des premiers temps, celui du Prophète, de ses compagnons et des califes. Ainsi, Ben Laden a-t-il retracé la geste de Mahomet, fuyant l’Arabie saoudite qu’il juge comme impie pour les montagnes afghanes afin de relancer la guerre. C’est une réappropriation de la tradition mais aussi une réinvention de celle-ci, destinée à cacher les échecs des guérillas islamistes sur le modèle afghan au début des années 1990 en Bosnie, Algérie, etc. La religion est ici le prétexte à une dérive religieuse.
Les autres religions sont aussi victimes de cette situation : les juifs ultra-orthodoxes ont résisté Bible en main au plan de démantèlement des colonies en Cisjordanie d’Ariel Sharon et continuent à étendre leur influence aujourd’hui selon le même prétexte religieux. Les évangélistes poussent certains présidents américains à la guerre. Les nationalistes hindous s’en prennent aux chrétiens et aux musulmans en Inde et en Birmanie, ce sont les extrémistes bouddhistes qui chassent les Rohingya. Les exemples actuels ou passés sont multiples, parfois avec la bénédiction d’autorités religieuses, contribuant à une déformation du message religieux et de la place de l’histoire dans sa construction.
Dans un monde d’effondrement des grandes idéologies et des difficultés à comprendre les nouveaux repères culturels, économiques et politiques, l’identitaire trouve alors une source dans le religieux, mais dans un religieux certain et de fait, perçu comme intolérant. Cette forme d’intolérance trouve sa légitimité dans les pratiques du passé qu’elle décontextualise : des croisades aux guerres de religion, des massacres aux conversions forcées. Mais, elle ignore les évolutions et les changements des discours officiels et des pratiques quotidiennes des croyants.
C’est alors le discours modéré des religions qui est non perçu soit par les extrémistes qui ne trouvent dans la religion qu’un prétexte de revendications (identitaires ou autres) soit par les tenants d’une laïcité dure refusant toute expression ou reconnaissance du fait religieux.
La religion est victime car elle est niée dans son rôle identitaire et culturel.
Ce sont le plus souvent les Etats totalitaires et porteurs d’une idéologie qui refusent de reconnaître cette place.
On peut prendre l’exemple chinois car il ne se limite pas à une seule répression mais la politique chinoise comprend souvent plusieurs aspects dans la violence exercée contre les religions :
- L’accusation de ne pas favoriser la modernité. Celle-ci naît au début du XXe siècle quand l’Empire est remplacé par la République déclarée en 1912. En effet, l’Empire avait une religion, le confucianisme, qui n’a pas de structure nationale mais laisse la place à de multiples cultes locaux et saints locaux qui ont une fonction sociale. Par ailleurs, la démarche spirituelle individuelle est avantagée et retrouve même une certaine vigueur à la fin de l’Empire, cherchant de multiples inspirations. Cependant, la République s’inspire des démocraties modernes, notamment française, en considérant l’organisation religieuse comme archaïque et contraire à l’impératif de modernisation (les échecs de la Chine au XIXe siècle et début XXe face aux Occidentaux et le Japon, plus détachés du fait religieux, en sont vus comme l’argument essentiel). Si la tolérance religieuse est reconnue, l’Etat s’attaque aux « superstitions » religieuses qui ne peuvent être clairement associées à une religion reconnue et refuse la reconnaissance de toute religion nationale. Les répressions sont nombreuses : destructions des lieux de culte, interdiction de fêtes et de rituels, surveillance des ministres de culte. Cette approche contribue au développement des religions minoritaires qu’elles soient en complicité ou en hostilité au régime et au changement du confucianisme, devenu davantage une approche philosophique (moyen pour les pratiquants de préserver cette religion nationale) et une pratique personnelle d’hygiène de vie.
Le paradoxe de cette situation est l’apparition de pratiques comme le qigong, sorte de technique de santé, inspiré des pratiques anciennes, dans les années 1980-1990, encouragées par le gouvernement, les présentant même comme cause de la réussite économique de la Chine. Le développement de ces techniques, aux dimensions spirituelles mais ayant une présentation moderne, à travers les techniques de méditation, respiration, etc. est important. Il a pu aboutir au mouvement du Falungong, nostalgique des valeurs anciennes et regrettant l’esprit altruiste (y compris de la période révolutionnaire). Celui-ci peut alors se présenter comme un combat final entre les forces du bien et les forces du mal, représentées par les politiques corrompus ou usant de la violence. Ce discours apocalyptique provoque la répression violente par le régime depuis 1999.
- La religion opposée à une maîtrise territoriale. Depuis, les années 1950, dans une perspective de contrôle des frontières, la Chine veut contrôler des régions occidentales peuplées par des populations qui sont soit de confession de bouddhisme tibétain soit de confession musulmane. Si dans les régions de Tibet, les violences du régime de Mao ont permis très vite un peuplement Han et une colonisation progressive (le bouddhisme tibétain est poursuivi mais surveillé, organisé et dans un cadre imposé par le régime, malgré l’existence d’une dissidence) mais se calment quelque peu. Cependant, dans le Xianjiang, la politique répressive se poursuit : à la suite d’affrontements interethniques en 2009 dans la région (elle est traditionnellement un lieu de tensions entre les Ouïgours, musulmans sunnites turcophones et le pouvoir qui a du mal à y imposer son autorité depuis le XIXe siècle), le gouvernement chinois refuse toute expression religieuse non contrôlée. Ainsi, il reprend des politiques traditionnelles dites « d’éducation aux lois ». Profitant de l’engagement de certains Ouïgours dans le combat islamiste terroriste auprès d’Al-Qaïda (avec quelques attentats sur le territoire chinois) et d’un retour à un certain conservatisme dans des quartiers de villes ou des campagnes (forme d’affirmation identitaire), il s’en prend aux 11 millions d’habitants musulmans de la région. Ainsi, sans faire de distinction entre les formes d’opposition (de la violence terroriste à la simple résistance pacifique religieuse de volonté de respect des traditions ou à l’opposition intellectuelle de défense des droits des individus), la répression est multiforme : cours obligatoire pour les personnes jugées trop zélées sur le plan religieux, camps d’enfermement sans critères précis d’arrestation mais visant essentiellement les individus ayant participé à une prière collective ou appris l’Islam à des enfants, ayant des contacts dans des pays considérés comme suspects car musulmans comme l’Egypte, la Malaisie ou la Turquie, détenant une version du Coran non autorisée (environ entre 1 et 2 millions de personnes concernées), etc. Pendant ces moments, il s’agit de dénoncer l’Islam, apprendre le chinois et faire louange du Parti communiste chinois. Cette violence ne se limite pas à la seule région mais s’étend sur out le territoire voire même prend une dimension internationale par la poursuite en Europe des membres de la diaspora.
- La religion vue comme une entité étrangère et non nationaliste. En Chine, en 1957, le pouvoir crée « une association catholique patriotique » qui nomme les évêques et refuse toute autorité du Vatican. Ce n’est pas la force numérique des catholiques qui inquiète (12 millions en 2018) mais c’est la capacité de l’autorité papale à attirer et faire perdre leur sentiment d’attachement nationaliste aux croyants. Malgré un accord intervenu en 2018, prévoyant une reconnaissance entre la Chine continentale et le Vatican (un de derniers Etats à reconnaître Taïwan) et un processus reconnu de nomination des évêques, la pression sur les chrétiens restent fortes dans une perspective de sinisation des religions venues de l’étranger. La Chine détient en 2019 aussi le triste record de la première place en ce qui concerne la détention.
1 131 chrétiens y ont été arrêtés ou emprisonnés en 2018. Avec des persécutions en très forte hausse, le pays passe de la 43 e place à la 27e place des pays les plus persécuteurs envers les minorités religieuses. Dans la région du Xinjiang, 6 000 chrétiens ouïghours (tous les Ouïghours ne sont pas musulmans) auraient été envoyés dans des « camps de rééducation ». Le gouvernement attend de l’Église qu’elle « réponde aux exigences du PCC ». Un processus de sinisation est à l’œuvre. Contrôle et identification des croyants se développent via les nouvelles technologies.
Bilan : en Chine, la situation est alors très complexe sur le plan religieux. En raison du refus du pouvoir de voir apparaître toute forme d’organisation ou de structure pour les religions, celles-ci se tournent vers une pratique plus individualiste plutôt que sur des obligations sociales collectives. De fait, se crée un plus grand foisonnement des pratiques religieuses d’où la difficulté pour l’Etat à arriver à les maîtriser ou à se mettre en situation de dialogue d’où sa volonté de sinisation.
II L’EXEMPLE FRANÇAIS : UN COMBAT CONTRE UNE INSTITUTION POUR LA FAIRE PASSER AU SECOND PLAN TANT SUR LE NIVEAU POLITIQUE QU’INTELLECTUEL A L’ECHELLE COLLECTIVE.
Pour la France, ce qui est plus complexe, c’est ce qui fut nommé le combat laïque, aux multiples aspects et qui n’a pas les mêmes dimensions selon les époques. On peut partir de la construction de la loi votée en 1905 intitulée Loi de Séparation de l’Eglise et de l’Etat qui marque la fin d’un combat laïque et républicain contre l’Eglise qui prend des dimensions politiques et intellectuelles.
Une loi peut-être une loi de combat ou d’apaisement. La Loi de séparation de 9 décembre 1905 mérite d’être qualifiée de loi d’apaisement. Il ne s’agit pas ici d’en faire l’inventaire mais d’en donner trois articles essentiels :
Ainsi, l’article 1 déclare que « La République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes ». Les quelques mesures restrictives sont prises dans l’intérêt de l’ordre public et relèvent du droit commun. Le gouvernement ne dispose plus de moyens de pression : nomination des évêques par le pape (14 dès le début 1906), libre assemblée épiscopale des évêques en mai 1906 (la première fois depuis le régime concordataire), liberté des synodes pour les protestants et régime de liberté pour les cultes non reconnus.
Dans l’article 2, la République « ne reconnaît, ni ne subventionne aucun culte » sauf les aumôneries dans les lieux publics (écoles, hôpitaux, asiles et prisons). De fait, les Eglises c’est-à-dire les organisations religieuses deviennent des corps constitués indépendants de droit privé. Par ailleurs, la loi ne subventionne pas les cultes mais peut subventionner des écoles et des associations de diverse nature (sportive, culturelle, caritative, etc.) d’origine confessionnelle.
Dans l’article 4, il est prévu que, dans un délai d’un an, les édifices de culte seront confiés à des associations cultuelles qui sont chargées du culte, c’est-à-dire passent sous la responsabilité de l’Eglise. Cet article provoque un fort débat entre des laïques conciliateurs et des laïques qui estiment les concessions trop lourdes ou qui veulent continuer le combat. Pour ces derniers, cet article permet à l’Eglise de conserver un poids essentiel et empêcherait l’éventuelle naissance d’un catholicisme républicain.
B1- Dans le temps long.
Cette loi ne peut s’expliquer sans faire référence aux relations des régimes politiques français avec la religion et les Eglises qui la représentent.
Il faut bien prendre en compte le facteur numérique : en France, les religions minoritaires (essentiellement protestante et juive) ne représentent pas un danger politique même si elles peuvent être victimes de représentations négatives pour certains courants politiques.
De fait, il sera essentiellement abordé la question des relations des régimes politiques avec l’Eglise catholique.
Je vais rappeler rapidement quelques points qui sont créateurs de continuité, certes insuffisamment explicatives :
-les relations politiques entre la monarchie d’Ancien Régime et l’Eglise catholique. Cette monarchie se veut à la fois fidèle à la foi chrétienne et a combattu les « hérétiques » des cathares aux protestants, dans une optique de confortation de son pouvoir et à la fois force politique capable de ne pas être dominée par la force politique papale d’où le concept du gallicanisme (la papauté n’est vécue comme une seule autorité spirituelle mais le pouvoir sur l’organisation de l’Eglise est entre les mains de l’Etat),
– la représentation des membres de l’Eglise comme constitutifs d’un ordre social. En effet, sous l’Ancien Régime, le clergé constitue un ordre social au même titre que la noblesse et le reste de la population dite du « Tiers-Etat ». Cet ordre du clergé qui avait ses tribunaux particuliers, ses lois ou ses privilèges fiscaux, composé de 60 000 moines ou religieuses et de70 000 prêtres et évêques répartis dans 135 diocèses en 1789, verse une subvention à l’Etat et a une certaine autonomie. Ces avantages en font un ordre social considéré comme privilégié même s’il y a une véritable inégalité dans ses membres : les évêques sont issus de la noblesse et les prêtres de la classe moyenne.
– le basculement religieux dans les années 1770-1780 : en effet, l’époque des Lumières marque des mutations dans l’organisation des Etats et dans les aspirations spirituelles ou les pratiques dévotionnelles de la population (il ne s’agit pas d’un reflux religieux ni d’irreligion). Cela pousse à s’interroger sur la place de la religion dans la société et de multiples interrogations (sort des minorités et question de la tolérance par exemple). Cela fragilise l’Eglise (et au-delà la base de l’absolutisme monarchique) : la question de son rapport avec l’Etat est nette (ce n’est pas combat entre athées et croyants).
Ces deux points jouent alors un rôle important dans la perception des populations envers cet ordre. En effet, lors de l’Assemblée de 1789, les évêques sont surreprésentés (14% des députés), témoignant de leur influence politique et de leur capacité à travailler ensemble (notamment dans le cadre de l’Assemblée générale annuelle). Leur rôle politique apparaît comme conservateur voire antirévolutionnaire.
Enfin, l’Assemblée constituante débat de la réorganisation du clergé en 1790 et décrète le 12 juillet 1790 la Constitution civile du clergé. Selon ce texte, soumis au pape, les membres du clergé doivent prêtre serment de fidélité à la Nation, à la loi et au roi. Fin novembre 1790, face au silence de la papauté, l’Assemblée ordonne les prestations de serment. En mars et avril 1791, le pape condamne le texte et toute la Révolution ce qui provoque une vague anticléricale (engouement pour des pièces de théâtre hostiles au clergé régulier). Le clergé se retrouve scindé entre les « jureurs » assermentés et les « réfractaires » : la France se retrouve dans une bataille religieuse à la dimension politique aggravé par l’interdiction faite aux réfractaires d’exercer toute activité. Ce combat d’abord politique a aussi alors une dimension sociale : en effet, si la population ne remet pas en cause les fondements théologiques, elle porte un regard critique envers les fonctions considérées comme privilégiées et inutiles (les chanoines et les ordres réguliers). En revanche, elle se montre très favorable aux activités d’enseignement ou d’assistance médicale de l’Eglise et souhaite leur développement en mettant fin aux privilèges du haut-clergé.
La Révolution marque bien la naissance d’une conception qui traverse la vie publique et politique français jusqu’à 1905 : sortir l’Eglise du champ politique et lui reconnaître son seul rôle éducatif ou d’entraide tout en restant fidèle au respect du principe de foi. Même pendant la période de la Terreur (dont les limites chronologiques sont discutées) : le 07 mai 1794, la Convention décrète sur l’ordre de Robespierre l’existence de l’Etre suprême et celle de l’immortalité de l’âme. Il entend ainsi faire acte fondateur en donnant une base morale à la République : certes, il a combattu l’Eglise catholique en s’associant à la politique de la Constituante mais s’est opposé avec fermeté aux déclamations hostiles à la religion en tant que telle. Il s’est opposé aux hébertistes, convaincu que la déchristianisation ne plaît pas au peuple attaché à l’existence d’un Dieu juste et croit en la nécessité d’une règle morale pour la nouvelle société que la raison ne suffit pas à construire. Il y a une autre lecture de l’Etre suprême : donner au pouvoir en place, à la dictature, une dimension morale que la politique violente mise en place n’offre pas. Les députés se montrent sceptiques envers cette position et le manifestent lors de la fête de l’Etre suprême le 08 juin 1794. La population n’adhère pas à ce principe, étant attachée à la religion chrétienne.
De même, la Révolution se marque par un autre processus : la déchristianisation de l’espace public. Ainsi, dans les fêtes publiques et les cérémonies officielles, les symboles utilisés portent des références nouvelles comme la nature ou l’Antiquité, panthéonisation de personnes reconnues comme symboles de la Nation, cérémonies laïques associées aux cérémonies religieuses (baptême, mariage, enterrements), calendrier révolutionnaire (qui ne fait pas de référence religieuse mais qui échoue en raison de la faible adhésion des populations).
Enfin, naît la réelle volonté de séparer Eglise et Etat. Le 21 février 1795 (loi du 3 ventôse an III), la loi rétablit la liberté des cultes et établit la Séparation de l’Eglise et de l’Etat. La reconstruction des cultes est difficile car elle doit s’inscrire dans la Constitution : ainsi, le calendrier décadaire (sur 10 jours) rend les cérémonies religieuses impossibles à tenir. Cette politique républicaine alterne entre conciliation et restriction d’où une montée de l’irréligion, de la dégradation des lieux de culte (on veut se débarrasser de leurs symboles), etc. et une difficulté à trouver un équilibre entre Etat et religion.
C’est Napoléon Bonaparte qui, par le Concordat de 1802, trouve un équilibre ; convaincu qu’une société ne peut vivre sans dieu et que les cultes révolutionnaires ont échoué, il veut remettre en avant les valeurs qu’il attribue à l’Eglise, surtout celle du respect des autorités, pilier de l’identité sociale (on respecte l’autorité du père dans le Code civil de 1804). Pour lui, il faut pacifier le paysage religieux : récupération des églises et chapelles par le clergé, non-tenue de manifestions non-religieuses dans celles-ci, cérémonie envers le pape décédé Pie VI et rencontre avec le pape Pie VII, etc. Le Concordat prévoit que les évêques soient nommés par le Premier Consul (puis l’Empereur, le Roi et enfin les gouvernements des Républiques) et investis canoniquement par le pape.
Tout au long du XIXe siècle, le Concordat n’est pas remis en cause même si sous la Troisième République, les tensions entre l’Eglise et l’Etat sont fortes. En effet, après 1870, dans un pays où le gouvernement est républicain et démocratique mais où l’opinion publique tend vers une restauration monarchique, les politiques tendent à affaiblir toutes les valeurs qui peuvent aller dans ce sens. C’est pourquoi, ce n’est pas la religion catholique qui est attaquée mais l’Eglise plus directement. Il s’agit d’affaiblir son influence et ainsi rendre plus essentielles les valeurs de la République dans la sphère publique, les valeurs et principes religieux devant être limités à la sphère privée.
B2- Dans le temps court.
La présence du gouvernement Emile Combes
Le 27 avril et 11 mai 1902, au cours d’un scrutin qui mobilise beaucoup les électeurs, les radicaux l’emportent ; ils sont alors dirigés par Léon Bourgeois à l’Assemblée nationale et surtout par Emile Combes au gouvernement (celui-ci remplace le libéral et modéré Waldeck-Rousseau qui démissionne en évoquant son état de santé mais est surtout gêné par l’anticléricalisme affiché par la nouvelle coalition politique).
Le 07 juin 1902, le nouveau gouvernement est formé et s’appuie sur une majorité parlementaire composée de quatre groupes politiques : les radicaux, les radicaux-socialistes, l’Union démocratique socialiste et les socialistes. Cette majorité, intitulée Délégation des Gauches a pour objectif essentiel de préparer le travail parlementaire et assurer la cohésion du gouvernement et du groupe majoritaire des députés.
Dès le début, Emile Combes affirme sa volonté de s’attaquer au « péril clérical ».
L’anticléricalisme a été très fort à la suite de l’Affaire Dreyfus. En effet, les Assomptionnistes du journal La Croix ou les jésuites, perçus comme ceux qui confessent et influencent l’armée ont fait oublier que parmi l’Eglise, beaucoup sont partisans de Dreyfus si bien que la gauche, victorieuse des élections de 1902 veut prendre sa revanche.
La pression sur les Congrégations enseignantes.
Cette volonté anticléricale prend une dimension symboliquement violente. En effet, Emile Combes utilise tous les outils de loi pour affaiblir l’Eglise et ce qu’elle représente dans la société et surtout sur le plan politique. Il s’agit de mettre fin à l’emprise politique de l’Eglise.
L’exemple le plus marquant est celui des Chartreux. Avant la Révolution, la Chartreuse constitue un lieu d’Assistance publique : expulsés en 1792, les moines reviennent en 1816 et produisent de la liqueur pour retrouver leur richesse d’antan. Cette activité leur permet d’offrir du travail, de construire un hôpital et des activités charitables. Mais, l’Etat n’a jamais reconnu leur congrégation. En 1880, lors de la courte bataille de Jules Ferry contre les congrégations non-autorisées, il laisse les Chartreux tranquilles en raison de leur popularité. Mais, pour Combes, elle est la congrégation, industrielle et commerciale, riche et influente qu’il veut combattre. C’est pourquoi le 28 avril 1903, les forces de l’ordre enfoncent la porte de service : 23 moines sont amenés, encadrés chacun par deux gendarmes, sous les cris de la foule. Le colonel de Coubertin, chef des deux escadrons de dragons, démissionne le lendemain, honteux de la mission qu’il a dû remplir.
De fait, toutes les congrégations sont dissoutes si bien que les religieux n’ont que pour solution d’intégrer la vie séculière ou de quitter la France : l’armée les déloge. Pour les congrégations enseignantes, on attend la fin de l’année scolaire pour appliquer l’expulsion : 1716 établissements religieux d’enseignement sont alors fermés pour les hommes et 10 000 pour les femmes.
Les expulsions se font parfois dans un climat tendu et parfois violent, essentiellement dans les régions très catholiques (ailleurs, l’opinion publique est quelque peu indifférente).
Mais, en Bretagne, le combat s’inscrit dans un combat contre l’Etat français ; ainsi, en septembre 1902, Emile Combes demande aux préfets des différents bretons de vérifier que le catéchisme se fait en langue française et de suspendre le traitement des prêtres si ce n’est pas le cas. Les prêtres trouvent soutien auprès des élus bretons alors que Combes s’appuie sur les républicains hors Bretagne. Combes suspend les traitements des prêtres en 1903 jusqu’au milieu 1904, persuadé que le contenu de l’enseignement du catéchisme en breton comprend des aspects politiques, absents de la version française. Il contribue à conforter l’idée que la culture bretonne est liée à la foi catholique.
Le 07 juillet 1904, une loi interdit tout enseignement congréganiste, y compris pour les congrégations autorisées, dans un délai de dix ans, et n’autorise plus les religieux à se présenter au concours de l’agrégation et enlève tout signe religieux des cours de justice. Pour beaucoup de catholiques, la question de l’exil se pose et de nombreux parents envoient leurs enfants étudier à l’étranger dans des établissements religieux.
Cependant, les établissements religieux ne ferment pas tous de manière définitive : en effet, plus de la moitié d’entre eux ouvrent sous une forme laïcisée et parfois cela permet renouvellement et modernisation dans les pratiques pédagogiques et dans le contenu enseigné. Cependant, mis à part quelques ajustements, l’enseignement reste le même avec dans le personnel, des religieux laïcisés. Combes veut remédier à cette situation en refusant à ce personnel religieux laïcisé (avec autorisation de leur hiérarchie et sans habit spécifique) d’enseigner qu’au même endroit qu’auparavant pour les obliger à un déplacement perturbant, dans un lieu où ils ne sont pas connus. Ce projet est cependant rejeté par le Sénat (même si la Chambre l’adopte) car il est considéré comme attentatoire aux libertés individuelles.
De plus, se pose la question des manuels utilisés par les enseignants. En mars 1903, le Conseil supérieur de l’Instruction publique interdit la réédition de l’Histoire de France du père Loriquet. Sont particulièrement condamnés les chapitres sur la Réforme protestante, qualifiées dans l’ouvrage, de secte favorable aux inclinaisons malsaines humaines et sur les philosophes du XVIIIe siècle, vus comme des auteurs d’infamies, remplies de contradictions et encourageant à tous les crimes.
De même, Emile Combes manifeste aussi une certaine provocation : en septembre 1903, il décide de faire un bilan de sa politique au cours de l’inauguration d’un monument en hommage à Ernest Renan à Tréguier en Bretagne. La statue de Renan est au pied de la cathédrale et Emile Combes intervient le jour de la messe pour annoncer son intention d’interdire tout enseignement religieux. Cette provocation est vue comme une atteinte à la foi par les catholiques locaux qui organisent une contre-manifestation à faible distance. Il faut alors mobiliser 6000 soldats pour séparer les deux manifestations.
Cette politique ne se limite pas aux seules frontières françaises : en effet, les relations avec la papauté connaissent un tournant décisif. Combes rompt les relations avec le Vatican : en effet, le président du Conseil prévoit de se rendre à Rome à l’invitation du roi italien Victor-Emmanuel III mais le pape Pie X considère que cela serait une offense ( en fonction depuis août 1903 et plus intransigeant que son prédécesseur Léon XIII). En effet, le Vatican ne reconnaît pas la prise de Rome par le royaume italien et le pape considère la présence d’un officiel français comme une offense. Mais, Emile Combes effectue sa visite du 24 au 25 avril 1904 provoquant des manifestations enthousiastes des anticléricaux italiens. Le pape se plaint auprès des puissances catholiques et de multiples incidents amènent une rupture : le 31 juillet 1904, l’ambassade du Vatican est fermée et la mission du nonce terminée (par ailleurs, selon les Concordat, les évêques ne peuvent quitter leur diocèse sans autorisation du diocèse mais les évêques de Laval et de Dijon se rendent à Rome sans la demander). Pour Emile Combes, c’est la papauté qui ne veut plus du Concordat en le respectant pas.
Le contexte du vote de la Loi de la Séparation de l’Eglise et de l’Etat.
De 1902 à 1904, sous le gouvernement d’Emile Combes, la situation est donc tendue entre l’Eglise et les autorités françaises.
Lorsque le gouvernement français annonce sa décision de voter une loi de Séparation en septembre 1904, le sujet est déjà présent dans l’opinion publique. Cependant, cette décision est très discutée, outre entre ceux qui veulent le maintien du Concordat, mais aussi entre partisans de la laïcité. On peut distinguer trois courants :
- – l’extrême gauche, libre-penseuse et antireligieuse, comptant entre 50 et 60 députés, multiplie les propositions qui prévoient de déclarer comme biens nationaux les propriétés ecclésiastiques et de confier la gestion des églises par un comité d’éducation qui pourrait proposer d’autres activités à leur intérieur que les seules activités religieuses. Leur but est alors, en s’inspirant de la Révolution française, de réduire à néant toute influence religieuse,
- – le deuxième courant parie sur une implosion de l’Eglise. Selon leur stratégie, la Séparation de l’Eglise et de l’Etat doit permettre à l’institution ecclésiastique, privée de tout soutien financier et juridique, de se retrouver en situation difficile. En effet, selon ce courant, l’Eglise se retrouverait en situation de concurrence religieuse si bien que des prêtres ou des fidèles passeraient à la Réforme ou rejoindraient des courants schismatiques du catholicisme. C’est ce courant qui alimente des associations comme celle du prêtre devenu pasteur, Félix Meillon, destinée à créer des regroupements de prêtres et fidèles hors de toute hiérarchie ecclésiale (entreprise soutenue par Georges Clémenceau) ou qui peut retrouver des liens avec les lois présentées entre 1902 et 1905 sous Emile Combes. Ce dernier craint un contre-pouvoir épiscopal (crainte permanente en France depuis la Révolution) et cherche à interdire toute réunion d’Eglises au-delà de l’échelon départemental en octobre 1904 en vue d’une Séparation qui laisserait alors l’Eglise hors-contrôle gouvernemental. Le but est d’empêcher la construction d’une hiérarchie homogène, capable de donner des consignes aux prêtres et fidèles,
- – un troisième courant modéré est à l’origine des travaux préparatoires, menés depuis 1903, dont est issue la loi de Séparation. Ce courant regroupe des politiques de tendance politique et de sensibilité diverses : les députés socialiste Francis de Pressens, fils de pasteur et auteur de la proposition de loi déposée le 07 avril 1903, Jaurès et Briand ou le radical Ferdinand Buisson. Cependant, elle est considérée comme trop hostile au sentiment religieux comme les députés catholiques ou protestants.
- Le contexte est plus calme avec la démission d’Emile Combes, à la suite du scandale des fiches (on espionne les officiers militaires catholiques et on inscrit cela sur des fiches permettant de freiner ou ralentir leur carrière). Le ministère Rouvier poursuit sa politique mais en positions plus fragile.
Le 04 mars 1905, un projet de loi a été adoptée en commission parlementaire et débattu en séance dès le 21 mars. Mais, le projet préparé dès 1903 en Commission parlementaire n’est pas accepté car considéré comme anti-religieux. En effet, cette loi comporte des éléments anticléricaux (comme la possibilité de célébrer des fêtes civiques dans les églises, hors des heures de culte) mais offre la possibilité de leur gestion à des associations cultuelles. C’est le projet retouché par Aristide Briand qui ne veut pas apparaître comme anti-religieux ou hostile à l’Eglise qui est finalement adopté. C’est pourquoi on peut parler de loi d’apaisement.
Cependant, quelques conflits demeurent, notamment au sujet de la gestion des lieux des biens de l’Eglise. Pour les lieux cultuels, ils sont confiés gratuitement à des associations cultuelles qui se constituent progressivement : elles doivent en assurer les frais de réparation, d’assurances etc. mais dès 1907 Etat et collectivités locales peuvent participer aux frais. Des terrains, avec des baux emphytéotiques de 99 ans (et les emprunts pour une construction garantis par les collectivités locales) sont cédés. Pour les bâtiments à usage non-cultuel, ils doivent devenir propriété de l’Etat dans un délai de cinq ans
Cependant, pour bien déterminer les biens de l’Eglise, le gouvernement décide de faire un inventaire des 70 000 biens et de leur contenu en décembre 1905 mais c’est la circulaire de février 1906 permettant l’ouverture des tabernacles qui crée des tensions et des violences pendant deux mois. Le gouvernement est même renversé et c’est Clémenceau, pourtant anticlérical, qui empêche les inventaires en cas de tensions.
De son côté, la hiérarchie catholique tente de calmer ses partisans en vue d’arriver à une conciliation. Les intellectuels catholiques vont dans ce sens. Le 26 mars 1906, l’Eglise accepte la Séparation ce que confirment les évêques français réunis en assemblée en janvier 1907. Le régime de Séparation est peu à peu précisé et accepté.
C’est la papauté qui condamne la loi dès février 1906, notamment à travers l’encyclique Vehementer nos de Pie X et crée une rupture des relations diplomatiques qui reprennent en 1921 (après des années de discussion et de modération).
Bilan : On voit bien que, dès le 18e siècle, les gouvernements tentent de trouver un équilibre avec l’Eglise. Ce combat est accompagné de réelles violences aux multiples facettes.
III FORGER DES REPRESENTATIONS NEGATIVES SUR LES RELIGIONS.
Sur les juifs.C’est la religion qui a été et est la plus touchée par les représentations négatives. Cela s’explique essentiellement par le fait qu’elle est une minorité à l’échelle mondiale (hormis Israël). De plus, sa population étant peu importante (Il y a 14 millions de juifs soit 0,2% de la population mondiale dont 1/3 vit en Israël mais moins qu’avant la Shoah soit 17 millions de juifs en 1939), toute sa population est considérée comme pratiquante et croyante même si la réalité est quelque plus complexe.On peut voir que des représentations négatives sont profondément ancrées et contribuent à alimenter des attitudes racistes et antisémites. Les représentations négatives perdent peu à peu leur dimension religieuse (même si elles s’en nourrissent) dès le 18eme et 19eme siècles : la population juive perd peu à peu son image de peuple déicide auprès des chrétiens même si elle peut être utilisée par des auteurs antisémites (l’Eglise la refuse dans son catéchisme du Concile de Trente en 1566 et la récuse au Concile de Vatican II en 1965). L’antisémitisme laïc se nourrit de ces représentations.Les clichés les plus fréquents se retrouvent autour de quelques points clés :Le « juif » est présenté comme un manipulateur qui cherché à contrôler le monde de l’argent et de la communication. Cette image vient de la fameuse histoire du « prêt à usure » du Moyen-âge : selon les règles chrétiennes, un chrétien ne peut prêter de l’argent avec un taux d’intérêt à un autre chrétien. Pour le faire, il doit passer par un intermédiaire c’est-à-dire quelqu’un d’une autre religion. Or, les nobles chrétiens veulent faire fructifier leur argent et utilisent des populations juives à cet effet. En conséquence, le juif n’est qu’un intermédiaire (un contrôleur qui donne l’amende mais ne la perçoit pas mais est insulté pour cela). Il n’est en rien un financier qui tisse des liens avec d’autres de sa communauté (il existe cependant une forme de solidarité qui permet d’atténuer les difficultés). Par ailleurs, le niveau de vie des populations juives est équivalent à celui des populations qui l’environnent : ces minorités sont relativement protégées dans certaines villes si on a besoin de leurs services dans l’artisanat et le commerce. Mais, dès le 12e siècle en Europe occidentale et 17e siècle, les populations juives voient leur niveau de vie s’aggraver (la vie commerciale et artisanale se fait dans des confréries ou des corporations dont elles sont exclues) et subissent des violences, reprenant ces clichés fortement mâtinés de discours religieux (Judas l’Iscariote qui a vendu Jésus aux Romains est une image courante).La réussite de la famille Rothschild permet d’entretenir ce mythe du juif riche et qui travaille de manière cachée : en 2019, une banque française a présenté sur son site, que cette famille était présente partout dans le monde et avait des intérêts dans l’ensemble du monde financier en étant présente dans toutes les banques centrales. Fausse nouvelle courante des réseaux sociaux, reprise sans précaution par la banque qui a présenté ses excuses.Les juifs constituent une communauté traversée par l’idée d’une solidarité entre elle et depuis la Seconde guerre mondiale envers Israël. Certes, toute population minoritaire a tendance à s’entraider et se protéger mutuellement comme on le voit, par exemple, dans les diasporas. Mais, outre que ce phénomène n’a pas les mêmes ressorts selon les populations concernées, il tend à oublier la diversité des communautés minoritaires. Si on prend la communauté juive française, l’évolution de la diversification sociale et culturelle est très nette dès 1791, date de la mise sur pied d’égalité des juifs et des chrétiens. Ce sont alors des Français juifs qui, s’intègrent en profitant de l’apparition de nouveaux métiers avec la Révolution industrielle. Ils font alors le pari d’une éducation moderne complétant l’enseignement religieux. Cette population acquiert ainsi un meilleur niveau de vie mais les Juifs d’Europe de l’est, chassés par les pogroms et les violences, vivent pauvrement comme les autres immigrés, italiens, espagnols, polonais. L’attachement au judaïsme évolue (comme ailleurs en Europe) : le Grand Sanhédrin, assemblée de rabbins et notables mise en place par Napoléon Ier, reconnaît la supériorité du Code civil sur les principes religieux. De fait, être juif n’est pas seulement être pratiquant (la pratique diminue comme dans le reste de la population), cela peut être simplement une référence culturelle ou familiale. De fait, les violences prennent une dimension moins collective en Europe de l’ouest mais individuelle alors que le caractère collectif de l’antisémitisme demeure en Europe orientale, y compris après la Shoah.Après celle-ci, est crée l’Etat d’Israël, résultat de la naissance d’une « nation juive ». Au 19ème, le mouvement nationaliste a touché l’ensemble des populations européennes qui s’inventent une conscience nationale, cherchant des identificateurs communs (la langue, l’histoire, la culture, etc.) oubliant la complexité et la diversité. Consciente de son caractère diasporique, sous la pression d’un antisémitisme moderne (l’affaire Dreyfus en est un exemple révélateur), une partie de la population juive adhère au mouvement sioniste. Celui-ci cherche la création d’un Etat juif (le peuple juif devient alors aussi une nation). C’est cette nation qui est alors combattue et la Shoah contribue à faire céder les Etats à l’idée de la création de l’Etat d’Israël en 1947. Cette naissance en novembre 1947 crée une opposition avec les Palestiniens. Leur soutien européen défend alors l’idée d’une inégalité de traitement diplomatique, économique, militaire, etc. entre Israeliens et Palestiniens : une partie de ce mouvement qualifié d’antisioniste reprend alors les mêmes clichés pour l’expliquer. On retrouve l’idée d’influence de la communauté juive sur le plan financier, la force du soutien de la diaspora juive mondiale qui influencerait les chefs d’Etat, etc. En 2008, un professeur d’histoire contemporaine à l’université de Tel-Aviv, Shlomo Sand, publie un livre intitulé « Comment le peuple juif fut inventé » montrant comment des communautés fondent des mythes pour se définir comme peuple (comme tous les autres peuples). Ce livre est fort bien accueilli (au-delà des débats éventuels) par des milieux antisionistes pour dire que la création d’Israël est alors une imposture. Ceux-ci oublient que les sionistes radicaux utilisent les mêmes arguments (la non-existence du peuple palestinien). Sur les musulmans.La représentation négative sur les musulmans se construit de la même manière ; cependant, aujourd’hui, la question de l’Islam reste essentielle dans celle-ci. En France, près de la moitié de la population sondée en 2011 considère les musulmans comme une menace. Comment alors l’expliquer ? Dans « Laïcité entre passion et raison », Jean Baubérot met en avant comme élément fondateur l’affaire du foulard de Creil en 1989 qui prend autant de place dans les médias que la chute du mur de Berlin. Dans un contexte tendu sur la question islamique ( la fatwa de Khomeiny contre les Versets sataniques de Salman Rushdie et la condamnation par certains imams de France de la chanson de Véronique Sanson Allah ), le 06 octobre 1989, le principal du collège refuse à trois jeunes collégiennes de rentrer dans l’établissement parce qu’elles portent un foulard. Le sujet donne naissance à une violente polémique entre :ceux qui refusent toute forme de communautarisme. Ainsi, le philosophe Guy Coq estime que cela traduit une volonté de s’emparer de l’espace de l’école laïque et crée ainsi une compétition entre les communautés religieuses. Pour lui, cela tue l’esprit de l’école soit accueillir l’humain et non le représentant d’une communauté. D’autres comme Régis Debray, Elisabeth Badinter ou Alain Finkielkraut y voir la défaite de l’esprit de l’école, la tolérance et le respect de l’autre. Ils mettent en avant qu’on ne peut accepter au nom de la diversité culturelle les combattants d’une idéologie religieuse. Au nom de la République et de ses valeurs, on refuse cette expression religieuse,ceux qui défendent l’idée d’une volonté intégratrice. Des sociologues ou des politiques comme Alain Touraine ou Harlem Désir pensent que l’école doit accueillir tout le monde et qu’elle peut avec son enseignement combattre les discours les plus récalcitrants à l’intégration.Cette affaire ne trouve qu’une solution juridique imparfaite et ambigüe (on interdit les signes ostentatoires religieux à l’école). Si pour l’école, la question s’est apaisée (la majorité des élèves voilées ont pris l’habitude de retirer le foulard à l’entrée), le débat s’est porté sur d’autres espaces : hôpitaux, lieux publics de toute sorte, universités, et même espace extérieur pour les plus hostiles à ces manifestations religieuses. Parfois, le débat porte sur les signes religieux des autres religions, mais celui-ci est porté par des défenseurs d’une laïcité intransigeante.Cette affaire des foulards de Creil crée alors l’idée d’une laïcité qui était heureuse depuis le conflit sur l’école privée en 1984 : l’Etat prend en compte la réalité et la valeur de cette dernière et ne cherche plus à l’absorber. Or, cette paix semble remise en cause par l’individualisation des comportements sur le plan religieux, notamment de la part des musulmans, les autres confessions semblant se soumettre aux règles communes. Un jeune sikh fut exclu en raison de son sous-turban (mais sa présentation par les médias relève plus de l’anecdotique amusant) : cela a permis au Conseil d’Etat de préciser, à nouveau (après 2004), en 2007 que le signe religieux refusé est celui qui montre l’ostensible de l’appartenance religieuse. Ainsi, les foulards apparaissent comme une remise en cause du collectif, du vivre-ensemble perçu comme le résultat d’un Etat laïque.Cependant, la question est plus complexe. En effet, elle relève plus d’une crise identitaire française. En effet, avant 1914, l’identité française se construit sur un combat laïque et trouve son expression la plus forte à la veille de la guerre. Mais, la guerre et les désenchantements qui la suivent, les conflits violents avant, pendant et après la Seconde guerre mondiale, la défaillance des institutions républicaines lors des crises de la guerre d’Algérie ou de mai 1968, etc. rendent plus fragiles la capacité à définir une identité nationale. Celle-ci trouve alors dans les musulmans un moyen de se rédéfinir. Jean Claude Kaufmann montre comment cette identité s’est reconstruite. Jusqu’à la fin du 20ème siècle, ce sont les institutions qui fixent les bornes de l’identité à travers une morale laïque ; l’individu sait comment se comporter et se construire à travers les chemins fixés par l’Etat. Cependant, l’Etat est devenu simplement gestionnaire et ses institutions se sont désacralisées comme l’école. De fait, c’est l’individu qui doit construire son identité et le collectif apparaît comme secondaire. La religion devient alors un choix possible de vie.Par ailleurs, la question sociale interfère avec le comportement individuel : l’exclusion territoriale et les difficultés d’intégration apparaissent comme des obstacles difficiles à surmonter. C’est pourquoi l’individu se sent rejeté dans le collectif et cherche alors à construire son identité dans un comportement extrême qui permette de l’identifier : la religion est alors un moyen de se distinguer.Les musulmans sont alors plus visibles (même si leur lecture religieuse reste très incomplète et partielle) et perçus comme des perturbateurs d’une identité qui se cherche sur le plan national. Celle-ci montre alors les musulmans comme un opposé, un contraire et si la tolérance n’est pas forcément remise en cause, elle demande une discrétion certaine et une expression religieuse encore plus individualisée. Cette vision oublie la réalité et la diversité des comportements sociaux, économiques et politiques des musulmans ; elle crée des représentations négatives.Bilan : Les représentations négatives des populations ayant une religion différente que la majorité des espaces où elles sont présentes ne s’appuient que rarement sur la religion à proprement dite. Même si les institutions religieuses refusent les discours négatifs, ceux-ci se construisent sur des schémas sociologiques ou identitaires qui prennent prétexte de la différence religieuse.CONCLUSIONLes violences contre les religions sont multiformes (détournement de leurs contenus ce qui permet de construire des images négatives ou de justifier une tentative d’élimination, volonté de les éliminer du champ territorial, politique ou identitaire) et ont des degrés différents (déportation ou massacres, exils, représentations négatives, combats politiques). Elles ont été et restent un champ de l’action, publique ou individuelle.
Jean Louis Schlegel, La part des religions dans les conflits actuels
Jean Louis Schlegel, La part des religions dans les conflits actuels
Jean Louis Schlegel, philosophe et sociologue des religions.
On impute aux religions une lourde responsabilité dans les conflits. Qu’en est-il ? Quelles questions cela pose-t-il aux politiques et aux religions ?
Quelle est « la part des religions dans les conflits actuels » ? La question est pertinente. Les conflits impliquant « du religieux » sont multiples, tantôt anciens et tantôt récents, parfois très lointains et parfois très proches et très actuels. Des conflits lointains impliquant des groupes religieux d’un même pays ou de pays différents, ont souvent des incidences géopolitiques importantes ; des évolutions religieuses récentes chez nous, dans nos sociétés européennes démocratiques, suscitent irritations, récriminations, animosités et parfois violences verbales. Je voudrais parler des deux, au risque de traiter deux sujets dans le même exposé, mais il m’importe de montrer la complexité multiple du fait religieux et de la place du religieux aujourd’hui.
Sur le terrain, les situations dans les pays et les régions du monde sont à chaque fois différentes, de multiples facteurs et fractures entrent en ligne de compte : historiques, géographiques, ethniques, politiques, économiques, sociaux, culturels…, et il faudrait pour chaque situation une étude spéciale que seul un chercheur ou un spécialiste de ces pays et de ces situations pourrait assurer. Je me bornerai donc à un seul conflit en apparence fortement relié à la religion : la le rejet et la répression des Rohingyas musulmans en Birmanie par la majorité bouddhiste. Je me contenterai d’évoquer ensuite, presque en passant, un conflit « intra-religieux », en l’occurrence celui qui oppose durement, au Proche-Orient, les musulmans sunnites et chiites. Dans la seconde partie de ces réflexions, je présenterai quelques processus religieux et des tendances juridiques et sociologiques en cours, qui mettent en cause directement les religions et modifient leur rapport à l’Etat à la société, tout en faisant l’objet d’interprétations multiples.
I/. Le conflit religieux en Birmanie.
On pourrait en évoquer d’autres, qui opposent aussi des religions différentes, et s’apparentent donc à des « guerres de religion » :
- En Centre Afrique, la majorité chrétienne s’oppose à une minorité musulmane.
- En Inde, la majorité hindouiste s’en prend aux minorités chrétienne et musulmane.
- Au Pakistan, la majorité musulmane opprime notamment la petite minorité chrétienne.
- Au Proche-Orient, les minorités chrétiennes dans les divers pays sont en grande difficulté, individuelle et collective, par rapport aux majorités musulmanes.
Tous ces théâtres de violences posent (à des degrés divers) la question : le religieux est-il bien le marqueur qui est la principale cause de ces conflits ? Par rapport à la majorité bouddhiste, force est de constater que les Rohingyas de Birmanie cumulent les différences « non religieuses ». Ils forment non seulement une ethnie de religion musulmane, mais parlent une langue d’origine indo-européenne et vivent pour l’essentiel dans une région particulière située à l’ouest de la Birmanie. Ils sont persécutés par des Birmans (de l’ethnie bama) qui considèrent que l’identité birmane est liée au bouddhisme. Pour ces Birmans identitaires, les Rohingyas sont d’origine bengali, c’est-à-dire lointainement originaires de l’Inde. Or les Birmans sont aussi, pour des raisons historiques, « indianophobes ». On peut ajouter que du temps de la colonisation, les Anglais avaient favorisé, semble-t-il, les Rohyngyas, ce qui explique peut-être pourquoi, depuis l’indépendance du pays en 1948, les Rohingyas sont nettement discriminés , y compris juridiquement. On leur fait payer les avantages du temps de la colonisation. Ils ne possèdent même pas la citoyenneté myanmar, le nom actuel de la Birmanie ; privés de droits, comme dans un régime d’apartheid, ils vivent dans des conditions misérables. La région où ils habitent aurait des atouts économiques importants, un sous-sol avec du gaz et de pétrole, mais aussi des pierres précieuses et des minerais, et il fait donc l’objet de multiples convoitises.
Les exactions de l’armée birmane qui les ont fait fuir en Malaisie et au Bengladesh sont dénoncées par les organisations humanitaires comme une épuration ethnique voire un génocide, mais l’ONU n’a pas réussi à faire traduire les généraux birmans responsables devant la Cour de Justice internationale pour « crimes contre l’humanité » – car la Chine et la Russie ont mis leur veto à une telle condamnation.
Si la tragédie des Rohyngyas n’avait concerné qu’une persécution et une discrimination contre un groupe musulman dans un coin perdu monde, même avec tout une facette d’« épuration ethnique » voire génocidaire, l’affaire aurait-elle été ébruitée et internationalisée au point où elle l’a été ? On peut en douter, mais un autre élément, médiatique pour ainsi dire, est entré en ligne de compte : il se trouve que la présidente de la Birmanie n’est autre que Mme Ang Sun Kyi, résistante mémorable à la dictature militaire, prix Nobel de la paix en 1991 et, pour cette raison, figure extrêmement admirée dans le monde. Or, Ang Sun Kyi a non seulement observé un « silence religieux » surprenant sur les exactions contre les Rohyngyas, mais elle a, au contraire, dénoncé l’action et les protestations internationales, en les accusant de désinformation. Les Rohyngyas qui espéraient son soutien en ont donc été pour leurs frais, mais on peut dire malgré tout que la célébrité de la présidente silencieuse, ou le scandale de son silence, ont contribué à donner une dimension sinon géopolitique du moins internationale à un conflit autrement confiné à la Birmanie et à ses voisins immédiats. Il en a été de même finalement de la visite du pape François en Birmanie en 2017 : il n’a certes pu parler directement des Rohyngyas aux dirigeants birmans (il leur en aurait parlé en privé, et il les a mentionnés explicitement au Bangla Desh voisin), mais la couverture de son voyage a très largement mis en avant le sort des Rohingyas et les massacres dont était victime cette minorité… dans un pays qui, il faut le préciser, reste par ailleurs une destinée touristique appréciée par les Occidentaux !
Restons-en là. On pourrait sans nul doute montrer une complexité identique dans les autres lieux de conflits interreligieux que j’ai cités, et a fortiori un expert ou un chercheur le pourrait. Mais on peut déjà tirer quelques leçons intéressantes de la violence religieuse en Birmanie.
D’abord, un aspect surprendra certainement bien des Occidentaux dans ce conflit : l’agresseur n’est pas l’islam mais le bouddhisme, qu’ils considèrent volontiers comme la religion pacifique par excellence, ou la seule religion vraiment pacifique. En fait, ce constat oblige peut-être surtout à une rectification de notre vocabulaire : l’islam, le bouddhisme, de même que le christianisme, le judaïsme, etc., sont pluriels : il y a des islams, des bouddhismes, et peut-être vaudrait-il mieux parler de musulmans et de bouddhistes divers et divisés, au lieu d’ « essentialiser » les religions du monde, c’est-à-dire de les caractériser par des qualités universelles et éternelles, présentes sous toutes les latitudes et toutes les longitudes. Les Occidentaux ne voient souvent du bouddhisme que la doctrine remarquable telle qu’elle est présentée par des leaders charismatiques comme le Dalaï Lama ou Mathieu Ricard (pour le bouddhisme tibétain), ou par des maîtres zen (du bouddhisme japonais). Pourtant, dans les lieux où le bouddhisme est la religion vivante du peuple, il présente en réalité toutes les caractéristiques d’une religion populaire remplie de superstitions de toutes sortes, dominée par des moines parfois corrompus et ignorants et utilisée par les pouvoirs à des fins qui n’ont rien à voir avec la piété monastique. Le leader birman opposé aux Rohingyas est du reste un moine, le vénérable Ashin Wirathu, si violent dans ses propos exterminateurs qu’on l’a comparé à Hitler… Rappelons aussi que durant la Seconde Guerre mondiale, des sages bouddhistes du bouddhisme zen, de grande renommée et de haut niveau, ont soutenu l’idéologie guerrière et nationaliste du Japon. La maladie nationaliste peut frapper et frappe donc partout. Cependant, il ne faut pas l’oublier non plus : la violence physique, surtout la violence nationaliste extrême, est en général due à un nombre infime de violents exaltés, pour qui le salut réside dans l’élimination de l’autre religieux.
En deuxième lieu, de quoi parle-t-on au juste, de religion ou de politique ? Dans le cas des Rohingyas et finalement surtout des Birmans, beaucoup d’autres dimensions entrent en ligne de compte, mais vu de loin, la religion semble la principale responsable des violences. Elle est en tout cas l’élément le plus visible. Pourquoi est-elle mobilisée ou mobilisable au profit de l’identité nationale, de l’honneur national et du nationalisme ? Probablement parce que la religion est liée à l’histoire longue et à l’identité des nations et des groupes humains, à leur origine et à leur maintien durable sur un territoire, à leur mémoire historique dans ses aspects glorieux comme dans ses échecs, à leur capacité de « lien social’. La fonction « anthropologique », comme ont dit, d’une religion est éminente. Sa fonction est aussi de protéger et de consoler – et quand tout fiche le camp, comme aujourd’hui avec la mondialisation : elle est par excellence ce qui reste quand tout semble perdu. Pour cette raison, la religion est ce qu’il y a de plus facilement mobilisable, car elle donne des motifs intérieurs pour lutter et se sacrifier. De surcroît, comme le montre Olivier Roy dans la Sainte Ignorance (2008) et tout récemment dans L’Europe est-elle chrétienne ?, la religion de beaucoup de croyants et d’adeptes est aujourd’hui déterritorialisée, privée de son sol natal et de son socle culturel par la mondialisation, qui délocalise les corps et les esprits, de sorte qu’il ne reste que du « religieux pur » déculturé, particulièrement vulnérable au sentiment et aux passions, jouet des nationalisme et des tendances identitaires et fondamentalistes.
Le troisième point à souligner, présent dans tous les conflits que j’ai signalés, est la question non résolue des relations entre majorités et minorités religieuses, a fortiori quand la religion de la majorité est aussi la religion officielle – mais même quand elle ne l’est plus. On ne peut pas compter ici sur la bonne volonté du pouvoir politique et de la religion majoritaire ou officielle pour garantir le droit des minorités religieuses. Seule la séparation juridique entre les religions et l’Etat permet de garantir le pluralisme religieux, la liberté religieuse égale pour tous, i.e. la liberté de conscience et la liberté de culte et d’expression de toutes les communautés présentes sur un territoire, ainsi que la tolérance, voire plus – des relations amicales, le dialogue, le respect mutuel, etc. – entre les diverses communautés religieuses. Le droit ne peut pas tout, certes : de manière ouverte ou déguisée, le pouvoir politique peut favoriser la religion majoritaire, ou ne pas protéger réellement et suffisamment la liberté religieuse des groupes minoritaires : c’est en partie le cas au Proche-Orient, notamment dans un pays comme l’Egypte où les Coptes chrétiens en représentent que 10% de la population et sont en butte à l’hostilité des Frères musulmans et d’autres islamistes violents.
Excursus : la violence au sein de la même religion
Puisque le Proche-Orient a été évoqué, il faut dire un mot du conflit sans merci, aujourd’hui, entre musulmans chiites (présents au PO en Iran, en Syrie, en Irak, à Bahrein, au Liban…) et musulmans sunnites (ceux d’Arabie saoudite en particulier, dit wahhabites). Je rappelle que pour l’islam en général les Sunnites représentent de 85 à 90 % des musulmans, et donc les Chiites de 10 à 15% – sauf qu’au Proche-Orient où ils sont concentrés, ils représentent une proportion beaucoup plus importante.
Le conflit date du premier siècle de l’islam, donc des origines. Il portait sur la succession du prophète pour la conduite de l’islam : succession parmi les premiers compagnons (sunnites) ou familiale (chiites) ? Cette scission et ses développements sont très bien racontés dans de multiples livres sur les origines et le premier siècle de l’islam, il est donc inutile d’y revenir. Soulignons surtout que cette querelle à propos du « vrai » successeur du prophète a produit en fin de compte non seulement une scission initiale, mais, plus tard, deux types de communautés, censées croire au même Dieu unique, Allah, et pourtant profondément différentes dans leur organisation, leur doctrine, leurs rites, leurs traditions… Une des différences les plus visibles vient de ce que les Chiites ont un clergé, une caste de religieux séparée, absente dans le sunnisme, ce qui implique notamment un autre rapport au politique.Toute proportion gardée, on peut faire l’analogie avec les différences entre catholiques et protestants : alors qu’ils ont une règle de foi commune, un « credo » commun, les divergences entre les deux Eglise sont très fortes et ont été intériorisée de chaque côté depuis quatre siècles. Ce qui fait vraiment difficulté aujourd’hui n’est pas la « doctrine » (ce sur quoi on s’est séparé), mais le rôle du pape, le célibat des prêtres, le rôle de Marie et des saints. Il en va un peu de même pour les sunnites et les chiites.
Cependant, au fil des siècles, et surtout au XX°, le conflit entre les deux communautés semblait s’être apaisé pour de bon et relever du passé. Or il a été fortement ranimé dans la seconde moitié du XX° siècle par deux événements : la révolution iranienne en 1979, qui a donné les rênes du pouvoir au clergé chiite, et donc replacé le chiisme au centre de l’Etat le plus puissant du Proche-Orient ; et d’autre part, le rôle clef de l’Arabie saoudite, énorme puissance pétrolière, mais aussi pays de l’islam dit wahhabite, un islam sunnite très rigoriste (né au XVIII° siècle) qu’il s’est mis à exporter activement en même temps que son pétrole, non seulement dans les pays sunnites mais dans le monde entier.
Cette scission a de multiples et grandes conséquences géopolitiques. Soulignons surtout le chambardement des blocs d’alliances au Proche Orient : on a d’un côté les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite, désormais allié d’Israël ; de l’autre, la Russie (et la Chine) avec l’Iran et la Syrie, sans oublier la Turquie qui s’est rapprochée de la Russie (et sans compter que M. Poutine s’efforce aussi d’avoir de bons rapports avec l’Arabie Saoudite et Israël). Tous combattent Daesh – armée sunnite qui a prétendu restaurer « califat » mythique, mais avec des intérêts multiples et divergents.
On peut aussi souligner une conséquence latérale du conflit. Nombreux sont ceux qui craignent l’ « islam conquérant » qui pourrait submerger l’Europe voire « remplacer » ses peuples chrétiens ; ils insistent sur le danger de l’ « islam » comme tel et n’arrêtent pas de chercher dans le Coran les versets violents pour justifier l’idée qu’on a affaire à une religion par nature dangereuse – un islam à la fois fort, violent et porté à la conquête, par rapport à un Occident décadent où le christianisme est affaibli. Cette vision semble bien sûr confirmée par la folie furieuse des combattants de Daesh et par leurs attentats meurtriers dans le monde, ou encore par la difficile intégration des musulmans dans les mœurs des pays occidentaux où ils viennent s’installer pour des raisons économiques et politiques. La réalité est pourtant différente : on a aujourd’hui un islam faible ou affaibli, très divisé, en état d’implosion, et par conséquent aussi en pleine crispation identitaire, et pour cette raison, en effet, les plus radicaux deviennent capables de toutes les violences et d’entrer en en pleine « prophétie autoréalisatrice » pour créer l’apocalypse.
A propos du conflit actuel entre sunnites et chiites aussi, il importe enfin d’ajouter, pour répondre à la question initiale, que selon de nombreux spécialistes, on a affaire non pas d’abord à un conflit religieux, mais à un conflit politique entre l’Iran et l’Arabie Saoudite pour le leadership au Proche Orient – un combat où la religion n’est qu’un prétexte et un moyen pour mobiliser les foules contre l’ennemi démonisé.
2/ La guerre des valeurs entre religions et monde séculier
J’ai parlé jusqu’à présent de la part des religions dans les conflits armés de l’heure, sur de nouveaux théâtres où elles trouvent à s’exercer dans la période récente, à travers la répression des croyants d’autres religions, celle de « frères ennemis » dans la même religion, ou encore le terrorisme contre les mécréants, etc.
Il faut cependant ouvrir maintenant un autre volet, plus invisible, plus psychologique, sociologique et anthropologique. Il concerne les rapports conflictuels des religions avec nos sociétés modernes, ou postmodernes, sur la question des mœurs et des valeurs. On peut résumer le problème de la manière suivante : depuis une cinquantaine d’années – la fin des années 60 et le début des années 70 -, le fossé s’est creusé entre les valeurs des religions et celles du monde séculier. A partir de ces années-là, on a assisté à une « rupture anthropologique » (une rupture sur la vision de l’homme, de son action et de ses fins), qui a laissé les religions à quai pour ainsi dire, et certaines plus que d’autres, en particulier l’Eglise catholique, mais aussi toutes les tendances « conservatrices » des autres religions et cultes (en particulier les évangéliques dans le protestantisme, mais aussi les juifs et les musulmans traditionnalistes). L’individualisme n’a cessé de croître partout, en particulier dans les classes moyennes (mais en fait, aujourd’hui, dans tous les milieux sociaux). Il est lié à de nouvelles et multiples possibilités de consommation et dû à l’accès de nouvelles découvertes et techniques, dans le domaine médical surtout, qui permettent de privilégier les valeurs d’autonomie et d’autoréalisation personnelle. Au sein même de l’individualisme devenu la norme dominante, il s’agit de déployer toujours davantage sa singularité individuelle, de devenir radicalement soi, d’effectuer son parcours propre.
L’évolution des moeurs et des valeurs est particulièrement sensible dans le domaine du « biohumain », celui des conduites sexuelles, conjugales, procréatives, maritales, aussi de l’identité sexuelle (et aussi de la fin de vie). On a parlé de révolution sexuelle, et le terme n’est pas usurpé. A travers les nouveaux comportements et les législations qui les accompagnent et « permettent » de les vivre légalement (les religions les traitent de « permissives »), des impératifs religieux constitutifs pour les religions soient perçus comme en porte à faux par rapport à des valeurs modernes et contestées voire mises à mal très concrètement. Comme dit Olivier Roy, dans ce contexte les religions deviennent un « problème ». Elles irritent. Elles sont ressenties comme hostiles. Pire encore : non seulement elles sont perçues comme divergentes et empêcheuses de progrès sur des questions d’actualité, mais une part de leur loi et de leurs mœurs constitutives semblent devenues inacceptables pour les modernes, persuadés que ce sont eux qui représentent à la fois la vérité, la liberté et le progrès. J’en donnerai ci-dessous un certain nombre d’exemples, à propos du judaïsme, du christianisme et de l’islam, tout en soulignant que je ne partage pas, loin de là, toutes les valeurs ou les prétendues valeurs des modernes, en tout cas les côtés simplistes et grossiers de leur justification. Ce qui nous intéresse ici, c’est le fossé, la divergence qui s’est creusée entre les religions et la modernité. Il en résulte une forme de guerre symbolique entre le monde séculier et certains croyants, une guerre qui peut déboucher, dans certains cas et en certains lieux, sur des violences physiques.
L’Eglise catholique
Depuis les années 60 et en particulier depuis 1968, année de Mai 68 mais aussi de l’encyclique Humanae Vitae, la divergence de la doctrine morale catholique s’est creusée par rapport non seulement aux mœurs mais aux droits accordés aux individus dans le sens de la liberté et de l’égalité. L’Eglise catholique a un grand avantage pour l’observateur : elle produit un grand nombre de textes où elle explicite clairement ses positions. Pour dire les choses simplement : en les lisant, on voit bien qu’on est passé de la convergence, jusque dans les années 60, à la divergence par rapport à la société séculière, laïque. En 1881, dans sa célèbre lettre aux instituteurs, Jules Ferry pouvait encore les rassurer en expliquant que la morale laïque était la morale de nos pères, la morale de toujours, la morale chrétienne, tout simplement. On peut donner facilement des exemples de ces convergences. Ainsi, il est vrai que la République laïque a institué le droit de divorcer dans les années 1880, mais jusque dans les années 1960, le divorce était perçu par les laïques autant que par les catholiques comme un mal à éviter autant que faire se peut – pour le bien des enfants ; divorcer était perçu comme un échec finalement, et le divorce soumis à des conditions sévères. Sur l’avortement aussi, la législation civile était très sévère, à l’unisson de la condamnation de l’Eglise, pour des raisons morales partagées quant au respect de la vie et au refus de l’infanticide – sans compter le « natalisme » de l’Etat et de l’Eglise. Les relations sexuelles avant le mariage ou hors mariage existaient, bien sûr, mais pas question de cohabiter avant le mariage civil et/ou religieux : en France, la République elle-même protégeait le mariage – et le mariage entre un homme et une femme exclusivement. L’homosexualité ouvertement assumée subissait la commune réprobation de l’Eglise et de l’Etat. La congruence était évidente aussi quant aux droits des femmes, c’est-à-dire quant au non droit, à l’inégalité juridique, sociale, culturelle des femmes, etc. (rappelons encore une fois qu’en France, le droit de vote des femmes date de 1946).
Mais autant les convergences entre l’Etat séculier et l’Eglise étaient fortes naguère, autant les divergences sont accentuées aujourd’hui. Non seulement les démocraties libérales, mais même des Etats autoritaires ont connu de fortes évolutions du droit sur la contraception, l’avortement, le mariage, le divorce, les droits égaux des femmes, le droit des homosexuels, des enfants, des handicapés, sur la procréation médicalement assistée, la recherche sur l’embryon… Dans ce contexte, l’Eglise catholique a évidemment le droit de dire son opposition à des lois civiles au nom de sa propre loi, mais ces refus ont un prix. Dans une démocratie d’opinion, il est risqué, sur les questions dites sociétales, de s’affronter à la fois au Parlement qui vote des lois et à l’opinion publique qui les approuve. Dans la seconde moitié du XX° siècle, cette distorsion explique en grande partie, aux yeux des sociologues de la religion, le déclin considérable de l’Eglise catholique en termes d’adhésion et de pratique. Elle explique aussi non pas le renouveau de l’anticléricalisme d’antan, celui « de papa », qui venait d’anticléricaux connaissant bien l’Eglise, mais l’apparition d’une hostilité ouverte de l’opinion publique, y compris et surtout ignorante, comme on le voit à propos de la pédophilie des prêtres, où seul compte aujourd’hui le sort des victimes et la condamnation sans réserve des responsables, en l’occurrence des évêques et du pape.
Dans le contexte de l’évolution récente du droit, qui est celle des droits individuels de plus en plus intériorisés par le sens commun, on voit des mises en cause puissantes des religions, et notamment de l’Eglise catholique, par exemple à propos du statut et du traitement discriminatoire des femmes : les féministes y voient un sexisme inacceptable. Quand l’Eglise refuse le mariage des homosexuels, elle est taxée d’homophobie. A propos des prêtres pédophiles qu’elle est accusée d’avoir protégés en les dénonçant pas, on a pu lire de toute part des mises en cause du célibat obligatoire imposé aux prêtres ou, encore pire, du secret de la confession (mis en cause légalement dans un Etat régional australien). L’Eglise a dû admettre, de facto, qu’elle ne pouvait plus traiter le problème des prêtres pédophiles en interne, mais que c’était à la justice civile qu’elle devait en quelques sorte « livrer » les prêtres défaillants, considérés comme des criminels (la loi sur les droits des enfants et l’évolution des mentalités après 1990 ont joué un grand rôle dans ce sens). Dans la mise en cause du célibat religieux des femmes et des hommes, même s’il est choisi, certains accusent une violence et une contrainte symboliques : il s’apparenterait sinon à une mutilation, du moins à une forme de servitude volontaire. Pour le dire autrement, c’est toute une immunité cléricale et religieuse qui est mise en cause.
Tout cela est exagéré, et témoigne certainement d’une grande ignorance religieuse. Mais force est de constater désormais l’incompréhension répandue par rapport à la « discipline » religieuse (le célibat, le refus de la communion aux divorcés remariés…), perçue comme une forme de violence imposée, dans un contexte, bien sûr, où les valeurs de liberté et d’égalité, en particulier de sexe et de genre, sont portées au pinacle.
Les Eglises protestantes
Elles sont fortement divisées entre une tendance dite libérale, ouverte aux évolutions fût-ce avec des réserves critiques, et une vaste galaxie de protestants évangéliques qui prônent une éthique rigoriste et jouent, dans certains pays, un rôle politique très important, qui peut faire la différence au moment des élections. Les deux exemples récents de cette importance politique sont les Etats-Unis de Donald Trump et le Brésil de Jaïr Bolsonaro, à l’élection desquels ils ont contribué fortement. Dans les deux cas, le libéralisme économique que ces évangéliques prônent est inversement proportionnel à leurs opinions illibérales sur les questions dites sociétales, c’est-à-dire, en particulier, à leur opposition à la légalisation de l’IVG et aux droits égaux des homosexuels (en outre, aux Etats-Unis ils sont en général favorables à la peine de mort).
En France, l’Eglise protestante officielle – l’EPUdF (Eglise protestante unie de France), qui réunit depuis quelques années les calvinistes (ou réformés) et les luthériens – conserve certes sa tradition d’ouverture critique à la modernité sous ses divers aspects. Mais il faut savoir qu’elle est maintenant très minoritaire par rapport aux protestants évangéliques, qui compteraient environ 400 000 membres – et des membres motivés – contre 100 000 membres affiliés à l’Eglise officielle (affiliés mais plus ou moins « appartenants »). Les évangéliques sont membres de l’EPUdF, mais, par exemple, ils ont menacé il y a quelques années de la quitter quand un synode décida, il y a quelques années, que les pasteurs de l’Eglise pouvaient bénir des unions homosexuelles. Cet exemple montre du reste à quels points les conflits dont je parle ne sont pas seulement entre le dehors et le dedans des Eglises et des religions : ils traversent les religions et les cultes.
Le judaïsme
Il est affecté par les mêmes scissions et les mêmes divisions sur les questions sociétales entre les libéraux et les orthodoxes. Un autre point est intéressant à signaler ici, très typique de l’évolution récente des mentalités : il s’agit de la circoncision[1] – laquelle concerne aussi les musulmans. Elle est mise en cause aujourd’hui en certaines régions, par des tribunaux, au nom des droits de l’enfant. Un jugement allemand de 2012 l’a considérée comme un « délit pour coups et blessures », même quand elle est effectuée par un médecin, en la considérant à la fois comme une atteinte à l’intégrité corporelle de l’enfant, donc une violence physique, et une atteinte à sa liberté religieuse – puisqu’on lui inflige un marqueur religieux irréversible sans qu’il ait pu choisir. Autrement dit, on oppose la liberté religieuse de l’enfant à celle des parents : la religion ne serait donc plus l’inscription dans une tradition, mais un choix absolument individuel, qui devrait échapper à tout contexte et toute contrainte extérieurs. En Allemagne ce jugement a été cassé par le Bundestag, pour la raison que la religion juive et la religion musulmane devaient pouvoir vivre dans ce pays. Mais pour autant, l’argumentation du tribunal n’a pas été contestée. Actuellement seule l’Islande a interdit la circoncision, mais les pays scandinaves sont tentés de le faire aussi. Et des voix s’élèvent pour qu’elle soit pratiquée exclusivement à l’hôpital par un médecin. Pour toutes les raisons que j’ai dites, la circoncision est discutée aujourd’hui dans le judaïsme libéral, et sa pratique est en recul. Celles et ceux qui sont opposés à la circoncision allèguent aussi la souffrance réelle de l’enfant lors de l’opération, et le fait qu’elle est un marqueur de l’inégalité entre les femmes et les hommes (elle « consacre » en quelque sorte d’entrée de jeu la supériorité masculine). Notons aussi que les règles internes du divorce, qui soumet la femme aux décisions masculines, sont contestées par les tendances non orthodoxes du judaïsme contemporain.
L’islam
La question de la circoncision concerne aussi les musulmans qui ne vivent pas dans les pays d’islam et, surtout dans ses versions islamistes ou islamisantes, l’islam est concerné bien sûr aussi par les discriminations à l’égard des femmes, des homosexuels et d’autres groupes. Mais deux autres points méritent une mention particulière : le voile et l’abattage rituel.
Après avoir semblé diminuer dans l’espace public jusque dans les années 70, le port du voile et du foulard ou d’un mélange des deux s’est sensiblement accru, dans toutes les générations de femmes musulmanes, non seulement dans les pays musulmans mais aussi dans les pays d’immigration. Beaucoup prétendent le porter librement. Mais pour les féministes françaises et d’autres, ces femmes le font sous contrainte : au-delà du forçage par leurs maris et par les garçons de la famille, au-delà même du fait que beaucoup de femmes musulmanes, mêle cultivées et émancipées, le portent « librement », c’est, pour ces critiques féministes et autres, une injonction religieuse devenue inadmissible. Le voile est compris par les féministes comme le symbole par excellence de l’oppression féminine en islam, et par conséquent aussi ce qui provoque le plus d’irritations et de conflits.
Un autre lieu de friction entre les musulmans et la modernité la plus récente est celui de l’abattage rituel. Il est aujourd’hui interdit dans certains pays, comme le Danemark. Ici la question sensible porte d’une part sur la souffrance de l’animal, devenue en soi inadmissible pour beaucoup. Et d’autre part, sur le droit des animaux, qui l’emporterait sur le droit des religions ; les défenseurs de ces droits de l’animal se manifestent aussi par rapport à la boucherie en général, à l’expérimentation animale, aux chasseurs et aux fourreurs. C’est l’anthropocentrisme, affirmé notamment par Descartes, qui est mis en cause : selon les militants pro-animalistes, l’homme n’est pas, comme il le dit, « maître et possesseur » de la nature. Sa domination sur les animaux, affirmée dans le ch. 1 du livre de la Genèse, est tout à fait contestable. Pour les « antispécistes », opposés à la distinction entre espèce humaine et espèce animale, cette dernière a même dignité et mérite autant de considération que l’espèce humaine. Concrètement, au-delà de l’abattage rituel des animaux destinés à la boucherie et éventuellement au-delà de l’abstention totale de viande animale, cela met en cause, bien sûr, le sacrifice du mouton lors de la fête musulmane de l’Aïd el Kébir, la « grande fête » où les familles musulmanes sacrifient un mouton. Est contestée alors une pratique festive qui implique la violence contre un animal, et aussi du fait que le rituel pour le tuer en l’égorgeant au couteau semble désormais particulièrement cruel.
Je conclus. Tout ce précède est évidemment objet de discussions et de contestations, et d’évaluations différentes. La sociologie n’est pas une science exacte : les faits sociaux et les évolutions sociétales dont elle parle peuvent être vrais, mais leur interprétation sur les responsabilités reste ouverte. Quoi qu’il en soit, on voit bien quels défis ces évolutions représentent pour les religions. On comprend qu’elles puissent se sentir menacées dans leur existence même et que, se sentant menacées, elles deviennent à leur tour menaçantes. Ou que du moins certains de leurs adeptes donnent une interprétation apocalyptique du moment présent, ou qu’ils y voient le temps de l’apocalypse, et qu’ils croient devoir lui apporter leur concours. Dans les lieux de conflits avec des conséquences géopolitiques, les religions peuvent à la fois jouer un rôle majeur en exacerbant les nationalismes, et être instrumentalisées au service des causes les moins honorables. Dans les démocraties libérales, fortement marquées par l’individualisme, elles sont sommées de se rendre aux principes de liberté et d’égalité réinterprétés dans le sens de l’individualisme et de la réalisation personnelle – mettant ainsi en danger ou risquant de perdre leur identité propre ; si elles résistent à cette injonction (explicite ou implicite) au nom de leurs propres principes, elles risquent le désintérêt et l’abandon d’individus soumis pour leur part aux contraintes évidentes ou anonymes du monde moderne.
La situation des croyants n’est donc pas confortable : d’un côté, on aimerait qu’ils résistent à des pouvoirs autoritaires qui les utilisent à des fins inhumaines, opposées aux droits de l’homme. De l’autre, on préfèrerait non qu’ils « s’adaptent » aux nouveaux droits qui permettent une expression débridée de l’affirmation de soi, mais si « tout est permis », qu’ils soient capables de discerner le « bon » ou le « bien » du nouveau. Pour les croyants qui excluent toute violence pour s’imposer aux autres ou se faire entendre, et qui prônent en permanence la paix, on peut comprendre que la situation présente soit vécue dans une relative angoisse. Le défi est celui de l’espérance et de l’inventivité créatrices. A vrai dire, la menace qui pèse n’est pas sur les croyances elles-mêmes : on n’est pas dans le vide mais dans le trop plein. La menace est sur les religions comme institutions et comme traditions vivantes, et c’est leur vitalité et leur justesse pour dire et faire est en cause.
[1] Je m’inspire dans ce qui suit, et pour l’ensemble des développements de cette seconde partie, de l’ouvrage récent d’Olivier Roy, L’Europe est-elle chrétienne ?, Seuil, 2019).
Dominique Santelli, Eduquer à la relationnalité, vers une civilisation de l’amour
Eduquer à la relationnalité, vers une civilisation de l’amour
L’engagement de l’Eglise dans le dialogue entre les religions est une contribution à la paix du monde. L’enseignement catholique y participe pleinement.
En cette fin de première journée il est temps de poser la question : « que pouvons-nous faire à l’École et tout particulièrement à l’école catholique pour lutter contre la violence en général et contre la violence religieuse en particulier ? » ou plus directement « comment éduque-t-on en école catholique à désamorcer la violence ? »
Nous devons partir d’un constat : nos sociétés sont multiculturelles et pluralistes. C’est un état de fait qui place tous les citoyens dans une irréversible situation de mises en présence des différences. Celles-ci sont diverses, culturelles, religieuses ou convictionnelles. Cette pluralité religieuse se retrouve aujourd’hui dans l’école sans qu’elle ait été vraiment pensée… Pensée dans la formation, formation des maitres, formation des chefs d’établissement, formation des APS, des personnels éducatifs, des personnels de restauration etc., pensée dans les projets éducatifs, et ne craignons pas de le dire pensée dans le projet de l’enseignement catholique même tout au moins jusqu’à peu de temps ! Or cette pluralité religieuse est perçue et vécue par certains comme une source de violence, violence qui peut surgir de manière brutale dans nos écoles.
Il y a maintenant presque 20 ans, les attentats du 11 septembre, la menace terroriste a exacerbé les replis communautaristes et fait entrer dans les établissements scolaires un climat de tensions et d’inquiétudes face auquel nous nous sommes trouvés de nombreuses fois démunis devant répondre en classe aux questions des élèves ou gérer en cours de récréation des conflits sans s’y avoir été vraiment préparés.
Depuis les choses ont avancé. Le Comité National de l’Enseignement Catholique a voté le 8 juillet 2016 un texte qui a pour visée de sensibiliser, d’encourager et de préparer l’ensemble des acteurs des communautés éducatives à cette urgence de mettre en œuvre un dialogue à multiples facettes au sein de l’école de façon murie, décidée, lucide et confiante, au service d’une société non-violente. Ce texte s’intitule « L’interculturel et l’interreligieux à l’Ecole catholique : éduquer au dialogue pour une civilisation de l’amour »[1]. Le Secrétariat général et les instances nationales de l’Enseignement catholique ont été précédés et stimulés dans leur réflexion par le texte « Eduquer au dialogue interculturel dans l’Ecole catholique- Vivre ensemble pour une civilisation de l’amour »[2] publié à Rome le 28 octobre 2013 par la Congrégation pour l’Education catholique. Mon exposé va fortement s’appuyer et citer ces deux textes.
Ne nous y trompons pas! L’école catholique est par nature une école du dialogue. Ayant comme l’Eglise vocation à être selon Paul VI « en conversation avec le monde » l’école catholique est attentive au dialogue interculturel et interreligieux non pas parce que le contexte national ou international l’exigerait tout à coup ou parce que la localisation de tel ou tel établissement lui imposerait…. Non ! L’école catholique est une école du dialogue par vocation. Résolument ouverte à tous, elle accueille la pluralité comme une richesse et non comme une contrainte imposée par les circonstances ou comme un risque potentiel de violence.
DES CHANGEMENTS DECISIFS QUI ENGAGENT LA RESPONSABILITE DE L’ECOLE CATHOLIQUE
Le texte d’orientation du SGEC est un texte fort qui veut prendre en compte les changements importants au sein de notre société et qui entend opposer à la violence le dialogue. Ce texte a ensuite été complété par 4 livrets pour permettre aux équipes de mieux se l’approprier.
Joseph Herveau, coordinateur de ce dossier d’accompagnement, s’est expliqué sur la genèse de ce travail : « On a vécu de notre projet, de façon un peu tacite, en le pensant pour une société qui avait une référence chrétienne et on continue à en vivre de cette façon-là. Or, le tournant est là. Il faut penser à vivre ce projet-là, et c’est possible, d’autres pays le font, il y a de l’enseignement catholique au Maroc, au Liban… et on voit bien que leur façon de faire l’enseignement catholique n’est pas conçu pour un pays qui est majoritairement chrétien. Aujourd’hui, notre projet a besoin d’être repensé dans le contexte de la société française telle qu’elle est aujourd’hui et qui inclut de la diversité culturelle et religieuse, ça fait partie de notre mission que de l’accueillir mais il faut s’outiller pour le faire. »
Or parler du dialogue interreligieux n’est pas une évidence dans le climat sociétal actuel. Il suffit d’ouvrir les journaux ou un navigateur Internet pour s’en rendre compte. C’est un fait, la diversité des cultures et des religions pose problème et divise. Notre société a de la peine à faire face à la différence et à la diversité. Certains ne pensent la diversité que dans une volonté d’assimilation alors que pour d’autres elle est synonyme de violence et de difficulté.
L’école a une responsabilité. Il lui faut penser aujourd’hui autrement les différences qu’elles soient culturelles ou religieuses. Sans être naïf ! Sans nier les obstacles, sans nier les difficultés. Mais on voit bien que si on s’attarde trop sur les obstacles et les difficultés, on va manquer d’horizon.
Il y a 20 ans un autre texte romain intitulé l’Ecole catholique au seuil du 3ème millénaire disait déjà, « l’éducation et l’école catholique se trouvent affrontées à de nouveaux défis et sont appelés à un courageux renouvellement ». EDIEC 55 réitère la même injonction « Le contexte social actuel appelle l’école catholique à agir, en raison de l’apport spécifique qu’elle peut offrir ». Sous l’effet conjugué de la mondialisation et du métissage de la société française, l’interculturel et l’interreligieux s’invitent dans nos classes et l’école, comme d’autres institutions doit apprendre aujourd’hui à gérer la diversité des publics.
L’école catholique a donc une responsabilité. Cette responsabilité ne consiste pas à faire une école catholique pour des catholiques mais une véritable école catholique ouverte à tous qui ne s’enferme pas dans un “identitarisme” qui est à lui-même sa propre fin.
Quelle est donc la responsabilité de l’école catholique ? La première est le témoignage : EDIEC 57 « La présence chrétienne dans la réalité multiforme des diverses cultures doit être montrée et démontrée, autrement dit elle doit se rendre visible, repérable et consciente ». Entendons-nous bien, il ne s’agit de multiplier les crucifix dans les classes ou de rendre les messes obligatoires pour tous nos élèves ! Non mais de témoigner au sens où on pose clairement notre identité lors de moments privilégiés tels que les entretiens d’inscription. C’est dans la rencontre féconde de l’altérité que nous donnons à voir notre identité.
Je cite le texte romain : « La contribution que le catholicisme peut apporter à l’éducation et au dialogue interculturel est sa référence à la centralité de la personne humaine ». Il nous faut donc déployer une anthropologie qui met l’homme au centre. Ce témoignage prend donc forme chaque fois que nous faisons de la personne humaine le centre de toute éducation. Cela me semble-t-il demande à être régulièrement repensé. EDIEC « L’école catholique doit réfléchir sur sa propre identité, car ce qu’elle peut “donner” c’est d’abord ce qu’elle est » Il est donc nécessaire d’écrire, de réécrire, de relire régulièrement nos projets, projets d’éducation, projets d’établissement, projets d’animation pastorale… afin de vérifier s’ils sont véritablement catholiques c’est à dire ouvert aux autres !
Et le texte du SGEC nous y invite fortement puisque dit-il §24 « nous avons à développer un style éducatif propre ». Qu’est-ce qui caractériserait cette révolution pédagogique que nous devons faire? Trois choses dit le SGEC :
Premièrement l’ouverture aux cultures à travers toutes les possibilités que nous offrent les programmes, la diversité des élèves, des enseignants, l’ouverture aux autres cultures par les voyages, les échanges etc.
Deuxièmement, aller chercher le meilleur de chaque culture car « c’est ce qu’elle a de meilleur qui la caractérise. ». Enseigner certes les croisades mais aussi les riches échanges dans le monde méditerranéen…
Pour, troisièmement approfondir sa propre culture. Non seulement cela prend du sens dans une société en voie de déculturation mais n’est-ce pas le but de l’altérité que de mieux se connaître soi-même ?
On a là un enjeu éducatif de taille que le texte romain énonce ainsi dans le §50 « développer une identité consciente de sa propre richesse et tradition culturelle. »
Beau programme ! On peut tenter d’en dégager une méthodologie en trois points : entrer par les convergences, éduquer à la complexité et développer l’esprit critique.
Entrer par les convergences :
SGEC 41 « La déclaration conciliaire Nostra Aetate offre pour cela une approche éclairante. Sans nier ni sous-estimer les différences entre les religions, elle choisit de regarder en priorité ce qui est convergent voire commun, et de s’y appuyer en vue d’un dialogue fécond. Car si l’approche « par les différences », peut sembler attractive au premier abord, elle risque aussi dans certains cas d’occuper tout l’espace du dialogue et de faire des différences des murs difficilement franchissables, au détriment de ce qui est pourtant convergent, partagé, ou commun. »
C’est donc sur la base de ce qui est commun que l’on peut éduquer à la complexité. Le problème religieux est un problème complexe par la diversité des religions, par les courants qui traversent chacune, par la complexité même du « croire » et du « ne pas croire ». Donc l’éducation à la religion est une éducation à la complexité des phénomènes humains et à la complexité de la vie du monde. Il serait d’ailleurs plus juste de parler de société multiconvictionnelle et multireligieuse si l’on veut prendre en compte tous les élèves car dans nos établissements les diverses appartenances religieuses dit le SGEC 26 « cohabitent aussi avec différentes formes d’indifférence religieuse, d’agnosticisme ou d’athéisme ». Il nous faut SGEC 27 « permettre l’accès à une telle complexité sans simplification ni réduction pour pouvoir s’y situer, y grandir, s’y construire »
« 28 Mais toute culture procède de rencontres diverses et d’apports extérieurs nombreux. Un système éducatif ouvert sur l’Europe et sur le monde ne peut que sensibiliser à la riche multiplicité des cultures, pour initier à EDIEC 63 « l’ouverture critique et raisonnée à la mondialité et à ses multiples interdépendances. » Cet enjeu traverse le domaine 5 du socle commun, la représentation du monde et de l’activité humaine qui « initie à la diversité des expériences humaines et des formes qu’elles prennent : les découvertes scientifiques et techniques, les diverses cultures, les systèmes de pensée et de conviction, l’art et les oeuvres, les représentations par lesquelles les femmes et les hommes tentent de comprendre la condition humaine et le monde dans lequel ils vivent..»
Pour conclure cette première partie nous voyons bien que la profonde transformation que nous sommes appelés à vivre au vu du contexte pluriel d’aujourd’hui engage d’une part une claire lisibilité du caractère catholique de l’école, une claire lisibilité de son identité chrétienne, pour inventer ce style éducatif qui se caractérise par une initiation à l’altérité culturelle et religieuse, seule condition par laquelle la violence peut être surmontée.
LES DIFFERENTES FORMES DU DIALOGUE : Éduquer au dialogue par le dialogue.
Tout cela devrait nous conduire à mettre au centre du style éducatif l’éducation au dialogue. Nous faisons l’hypothèse que nous ne pouvons éduquer au dialogue que par le dialogue.
En effet SGEC 29 « au-delà de la simple recherche de connaissances sur l’autre, il s’agit de former « au respect des valeurs, des cultures et des religions » pour favoriser EDIEC 63. « la construction d’un horizon commun d’appartenance à une même humanité»
Le dialogue conduit à la connaissance mutuelle et requiert une bienveillance réciproque. Il ne vise pas à un unanimisme superficiel, ou à des consensus trop rapidement obtenus. Le dialogue comprend légitimement la confrontation et peut ne pas mener à un accord des idées, sans pour autant entraîner un affrontement entre les personnes.
Spontanément on pense que le dialogue est entre les personnes, éventuellement entre des communautés mais nous devons élargir cette notion à d’autres formes :
Par le dialogue des savoirs il s’agit de permettre aux élèves d’apprendre qu’il y a différentes manières d’aborder et de connaître la réalité. L’approche scientifiques n’est pas l’approche philosophique ou artistique. En effet SGEC 30 « un style éducatif marqué par le souci du dialogue se préoccupe de mettre en relation diverses rationalités qui donnent accès ensemble à une vision globale du monde. Loin de relativiser les savoirs, la transversalité suppose au contraire de les approfondir en les mettant en contact étroit les uns avec les autres. Aucune discipline n’est dit EDIEC 67« une île habitée par un savoir distinct et clos » La finalité des disciplines sitôt qu’on les articulent les unes aux autres participe à ce dialogue des savoirs. C’est bien ce que nous faisons lorsque nous proposons des EPI, des Parcours et tous les projets interdisciplinaires que l’on peut inventer sans attendre des injonctions ministérielles.
Une autre forme du dialogue est le dialogue entre les religions
Le texte romain nous donne une définition de religion : EDIEC 7 « La religion peut être conçue comme représentant la dimension transcendante de la culture et, en un certain sens, son âme » Mais nous dit le SGEC le phénomène religieux est bien plus large : 31 « un dialogue interculturel authentique est également un dialogue despersonnes s’interrogeant sur l’origine, la vie, et la destinée de l’homme. Bien sûr, de telles questions sont également partagées par des personnes athées ou agnostiques. » Donc la religion ne se réduit pas à des institutions, la religion ne se réduit pas à des religions particulières. Il nous faut le penser dans nos établissements, dans nos programmes d’animation pastorale, dans nos enseignements de faits religieux…
Troisième forme du dialogue, le dialogue entre foi et raison
Le croire et la raison sont deux modes d’appréhension de l’expérience humaine. L’un et l’autre sont nécessaires. Il faut à la fois croire et raisonner. La raison sans croire tombe dans le rationalisme. Le croire sans la raison tombe dans le subjectivisme. Il en va de même lorsqu’il s’agit de l’expérience du divin. Ce dialogue entre deux modes d’appréhension de la réalité a non seulement toute sa place dans nos établissements, mais est porteur d’une contribution unique et irremplaçable au service d’une formation intégrale de la personne.
Dernière forme du dialogue, le dialogue entre culture et foi
SGEC 32 « L’école catholique est une école, chargée de transmettre la culture, en même temps qu’elle est une institution d’Eglise chargée d’annoncer l’Evangile. C’est donc un espace privilégié pour le dialogue entre culture et foi,qui (…) permet d’articuler le savoir et le croire, et contribue à donner à la transmission de la culture un caractère évangélique ». EDIEC 63 « Il s’agit donc de mettre en valeur dans chaque culture ses richesses évangéliques (ex : le sens de l’hospitalité dans la culture arabo-musulmane, le sens de la méditation dans les cultures asiatiques…) »
« L’école catholique ouverte à tous ne peut pour ce motif renoncer à la liberté de proposer la foi, dans le respect de la liberté des consciences. Celles et ceux qui vivent dans une autre tradition religieuse sont souvent reconnaissants de trouver un lieu où la référence à la transcendance peut s’exprimer. Se partage ainsi une vision de l’homme porteur d’une dimension spirituelle. » On a tous entendu de parents musulmans au moment de l’inscription « au moins chez vous ils entendent parler de dieu »
SGEC 34 « Ainsi, le dialogue porte en lui-même une dimension profondément éducatrice qui a besoin d’être promue et redécouverte aujourd’hui, de sorte qu’il faut éduquer au dialogue pour pouvoir éduquer par le dialogue et réciproquement. » Mais attention : le dialogue ne s’enseigne pas ! Il est de l’ordre de l’initiation. Cela pose la question des personnes, des lieux, des temps et des modes. Que serait un projet éducatif d’initiation au dialogue si ce dialogue avec les élèves, les parents etc. n’était vécu dans les différentes instances ?
L’AXE CENTRAL, LA RELATIONNALITÉ
Si maintenant nous essayons de saisir quel est le cœur de ce style éducatif, quel est l’axe central de cette pédagogie, on trouve la réponse dans EDIEC 42 « Il s’agit d’assumer la relationnalité comme paradigme pédagogique fondamental, moyen et fin pour le développement de l’identité même de la personne ». Nous sommes là au centre de notre exposé. Essayons de le développer.
Repérons bien ce que dit le texte romain : la relationnalité comme paradigme fondamental. L’homme est un être de relation dans son identité même (fondement anthropologique). Il est constitué en communauté dans la famille humaine appelée à la relation d’amour entre les êtres (fondement théologique) et l’éducation a pour but de développer son aptitude et sa vocation à la relation. Le texte se fait insistant : moyen et fin. La relation est à la fois un moyen par lequel on advient à son humanité, plus un être est capable de relation avec des gens différents plus il s’humanise. Ce moyen est aussi une fin, à savoir que le but de la vie humaine dans l’anthropologie chrétienne, c’est l’amour entre les êtres (en langage théologique : la communion des saints).
Entrer en relation avec d’autres dans ce contexte suppose une prise en compte éducative spécifique. Et il est « de la responsabilité de l’Ecole d’offrir les outils qui permettront aux jeunes en situation d’interaction avec des cultures différentes, de les comprendre et de les mettre en relation avec la leur ». On est bien là dans la construction d’une identité relationnelle telle que Ricoeur l’énonce. Dans le contexte actuel où certains prônent des identités fermées il s’agit d’apprendre à vivre des identités d’ouverture. D’où l’idée que l’on retrouve dans le texte romain §50 d’un « échange constant vécu entre identité et altérité dans une dynamique de compénétration. »
SGEC 35 « Dans une société qui n’a jamais donné autant de place à l’individu, une telle éducation au dialogue et par le dialogue contribue de façon significative à une indispensable éducation à la relation qui permet de se décentrer de soi-même pour prendre autrui véritablement en considération, dans une mise en œuvre complète de la « formation intégrale de la personne » EDIEC 47 qui caractérise la mission de l’Ecole catholique, et qui intègre entre autres les dimensions sociale et relationnelle. »
Plus concrétement… SGEC 37 « Plusieurs des piliers structurant l’Enseignement Moral et Civique facilitent cette éducation à la relation. Le domaine « la sensibilité : soi et les autres » se donne pour objet de former à l’expression respectueuse d’autrui et à l’écoute. Le domaine « le jugement : penser par soi-même et avec les autres » vise à « développer les aptitudes à la réflexion critique : en recherchant les critères de validité des jugements moraux ; en confrontant ses jugements à ceux d’autrui dans une discussion ou un débat argumenté. ». Enfin, le domaine « agir individuellement et collectivement » appelle, au-delà des appartenances, à s’engager solidairement »
Par ailleurs, l’éducation à la relation dans un établissement scolaire ne doit pas se penser qu’horizontale, entre groupes. SGEC 38 « L’éducation à la relation s’ouvre sur des champs divers : relations intergénérationnelles (y compris entre enfants et jeunes d’âges différents), relation entre garçons et filles, relations entre enseignants et élèves, etc. »
Il en résulte qu’il n’y a d’éducation, c’est à dire d’humanisation qui s’ouvre à l’universel, qu’à la rencontre de l’autre. La relation à l’autre est à la fois le but et le moyen d’une véritable éducation. C’est ce que rappelle l’article 119 du Statut de l’Enseignement Catholique : « L’École catholique est une communauté sociale participant à la vie des autres communautés humaines, ouverte à la réalité et non repliée sur elle-même. Ainsi, les élèves y grandissent comme des personnes capables de s’ouvrir toujours plus aux autres, à la réalité du monde, à Dieu et au service de l’universel. Elle se veut un lieu privilégié pour la formation au sens de l’éthique personnelle et communautaire, au dialogue, à la coopération, et au partage des différences. »
Dans le cadre de notre session nous pouvons affirmer que l’éducation à la relation ou encore au dialogue par le dialogue, à l’interculturalité et à l’interreligieux est la meilleure contribution que l’école peut apporter au dépassement de la violence. Nous y sommes déjà engagés, nous recevons là la confirmation de ce que nous essayons de vivre et un encouragement à déployer ce style éducatif. Pour cela nous pouvons encore nous donner quelques points d’attention.
QUELQUES POINTS D’ATTENTION POUR TERMINER
Ouvrir les programmes à la perspective interculturelle
EDIEC 68 « Un programme ouvert à la perspective interculturelle propose à l’attention des élèves l’étude de civilisations jusqu’alors inconnues ou lointaines. » Certains concepteurs de programme devraient s’appuyer sur le texte romain pour leur proposition de modification de programme d’histoire par exemple. Un retour au roman national (nos ancêtres les Gaulois, on enseigne trop l’islam, l’Afrique n’est jamais rentrée dans l’histoire, les aspects positifs de la colonisation…) est loin de correspondre aux souhaits de la congrégation pour l’éducation catholique !
Un nécessaire enseignement « scientifique » de la religion catholique
En effet EDIEC 73. « le concile Vatican II rappelle que : « les droits des parents se trouvent violés lorsque les enfants sont contraints de suivre des cours ne répondant pas à la conviction religieuse des parents, d’où le respect du caractère scientifique de cet enseignement mais il est aussi violé lorsque est imposée une forme unique d’éducation d’où toute formation religieuse est exclue ». Cette affirmation trouve confirmation dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et autres déclarations et conventions de la communauté internationale.
En revanche comme le dit clairement le texte romain §74. « Il convient en outre de remarquer que l’enseignement scolaire de la religion catholique a une finalité spécifique par rapport à la catéchèse. Cette dernière, en effet, favorise l’adhésion personnelle au Christ et la maturation de la vie chrétienne. L’enseignement scolaire, par contre, transmet aux élèves des connaissances concernant l’identité du christianisme et de la vie chrétienne. (…) »
Pour cela encore faut-il penser la formation dans ce domaine car cela suppose des compétences nouvelles pour enseignants et dirigeants :
En effet EDIEC 84 « De nouvelles capacités professionnelles sont requises chez les enseignants et dirigeants des écoles, visant à recomposer et à faire dialoguer les différences, en proposant des horizons communs qui respectent la singularité des itinéraires de développement et des visions du monde. Pour qui occupe une responsabilité de direction, (…) soit capable de rappeler les valeurs de référence (…)
86. Pour qu’une école puisse se développer en tant que communauté professionnelle, il est nécessaire que ses membres apprennent à mener une réflexion et une recherche conjointes, pour être une communauté de pratiques partagées, avec des idées et une recherche communes. »
CONCLUSION : EDUQUER AU DIALOGUE SUPPOSE DE PASSER DU VIVRE ENSEMBLE AU VIVRE EN FRERES ET SOEURS
SGEC 40 « Un projet éducatif enraciné dans l’évangile ne saurait se contenter d’une forme passive de coexistence prônant un « vivre ensemble » minimaliste qui se satisferait d’une vague «tolérance» de l’autre. C’est au vivre en frères et sœurs que l’École catholique entend particulièrement contribuer, sans oublier que la fraternité/ sororité ne signifie pas toujours une entente cordiale acquise facilement, ou du premier coup, mais la ferme conviction d’appartenir à une même et unique famille humaine. Il faut oser la mise en projet d’un apprentissage patient de la diversité, assortie d’une redécouverte et d’un approfondissement de la tradition chrétienne pour laquelle la diversité n’est pas un problème à régler, mais une richesse à accueillir, ».
Et EDIEC 47 « pousse à réfléchir sur le lien crucial et stratégique unissant “amour de l’éducation” et “éducation à l’amour” en tant qu’éléments essentiels et indissociables, par lesquels le regard de l’éducateur et celui de l’apprenant se trouvent réciproquement orientés vers le bien, le respect et le dialogue. »
Nous avons là une belle feuille de route ! L’enjeu est à la mesure de l’ampleur du défi pour une école républicaine encline peut être pas depuis Charlemagne mais au moins depuis le XIXème siècle à uniformiser les différences au nom de la transmission de valeurs communes, uniformisation qui ne peut que générer de l’exclusion et de la violence
Si l’église et donc l’école catholique ne peut rien rejeter « de ce qui est vrai et saint dans les autres religions », alors elle ne peut ni nier ni lisser les différences, ni en faire la marque de fabrique de nos relations qui prises par ce biais ne peuvent être que conflictuelles. Il nous faut au contraire aller puiser dans ces différences pour préparer les jeunes à bâtir un horizon commun où la violence est surmontée.
[1] ci-après nommé SGEC
[2] ci-après nommé EDIEC
Xavier Manzano, Vous avez dit violence ? Toute violence est-elle négative ?
Vous avez dit violence ?
Toute violence est-elle négative ?
La violence n’a pas bonne presse et force est de constater qu’il y a quelques raisons à cela. Mais, au risque de choquer, l’interrogation philosophique ne peut s’arrêter à ce constat, du seul fait qu’il existe. Car il peut devenir un préjugé et interdire du coup tout examen rationnel de la notion même de violence, ce qui constitue peut-être en soi d’ailleurs l’une des pires « violences ». On en constate bien des exemples aujourd’hui. On ne compte plus les formations en « communication non-violente », on exalte la non-violence comme action politique, sans se douter qu’elle utilise une certaine forme de « violence », on vise à exclure toute forme de « violence » de l’éducation. Un exemple frappant, pour rester proche du thème général de cette session, est notamment le traitement réservé aux versets « violents » des Ecritures dans la célébration liturgique, en tout cas catholique. Il est vrai que certains peuvent faire dresser les cheveux sur la tête. Mais on a tout simplement fait le choix de les occulter, ce qui, d’un strict point de vue théologique, pose question. A vouloir éradiquer en la niant toute violence du cœur humain, ne court-on pas le risque de la voir réapparaître, brute et sans traitement, de la manière la plus sauvage ? Cette simple interrogation peut, avec quelque recul, nous faire soupçonner que la violence n’est pas une notion, ni une réalité, univoque. Elle a plusieurs dimensions, plusieurs niveaux, plusieurs intensités. Elle est susceptible d’utilisations et de canalisations, si l’on ose dire. Bref, elle n’est pas inaccessible à une certaine gestion. A ce titre, on peut se demander si la personne humaine peut se construire sans elle, que cette violence soit exercée de l’extérieur ou bien qu’elle provienne du sujet lui-même. Pour tenter d’éclairer cette interrogation, il est sans doute indiqué d’explorer ce que le terme peut signifier et, avec cette lumière, de tenter de délimiter les différentes dimensions de ce que l’on pourrait appeler « violence ».
1. UN PEU D’ÉTYMOLOGIE… ET DE PHYSIQUE !
Le terme de « violence » provient évidemment du latin vis, mot ambigu s’il en fut. Traduit génériquement par « force », il désigne à la fois la puissance d’affirmation d’une réalité, autrement dit la force d’un être, d’une quantité ou d’un mot, mais aussi son excès. D’où l’apparition du composé violentia, dont la signification correspond en tout point à ce que notre propre mentalité immédiate en dit, avec cette connotation d’injustice et de transgression qui donne sa valeur péjorative à l’expression. La racine et l’histoire du mot nous disent, mieux que bien des considérations, l’ambiguïté de ce que l’on appelle « violence ». Cette réalité trouve son fondement dans la « force » d’affirmation de tout être, voire de tout langage, sans laquelle toute vie, toute expression serait impossible. Mais on en note la possibilité d’excès, d’injustice, de transgression. L’étymologie nous permet donc déjà de soupçonner, derrière les manifestations dites de violence, une force, certes primaire, mais qui n’a pas à être jugée immédiatement en termes moraux et qui semble tenir au fait premier d’être vivant. Voire même au simple fait d’exister. Dès lors, la violence, même si elle constitue en soi un excès et une transgression, relève d’une « force » qui, pour être ambiguë, n’en est pas moins inévitable et peut-être positive. Il est donc possible qu’une attitude immédiatement « moralisante » quant à la violence, même si on peut la comprendre, nous fasse manquer un fondement indispensable à notre vie et à son développement, qu’il soit personnel ou collectif. Avons-nous là une piste ?
A ce point de notre réflexion, nous pouvons remarquer que la « violence » était d’abord chez les Anciens un état relevant de la physique et pouvant avoir une valeur métaphysique. En effet, à une époque où la loi newtonienne de la gravité était inconnue, on prêtait aux choses la caractéristique intrinsèque d’être « pesante » (gravis) ou « légère » (levis), c’est-à-dire de se diriger vers le bas ou vers le haut. Le fait qu’un monde cohérent puisse exister avec des éléments aussi opposés, que les êtres en soient eux-mêmes composés sans perdre leur intégrité et partir en lambeaux, pouvait être considéré par certains comme la preuve d’une « volonté supérieure et créatrice » qui faisait subir « violence » à la nature de ces éléments disparates pour les faire tenir ensemble. Ainsi, Théodore Abū Qurra (+ v. 729), théologien chrétien melkite, écrit : « Pour récapituler, de par la stabilité de la terre, de par la concorde des quatre éléments dans des identités individuelles, de par la descente des éléments supérieurs, la montée des inférieurs et leur maintien au milieu, de par ces trois choses, qui sont toutes contraires à la nature, nous en sommes arrivés à savoir que cet être puissant, dont le pouvoir ne peut être sondé, dont la force ne peut être décrite, est responsable du contrôle de l’univers »[1]. Même si cette réflexion n’a évidemment plus aucun sens du point de vue physique, on peut en retenir que rien n’existe de cohérent sans qu’on lui fasse subir une contrainte allant contre sa tendance immédiate et ce peut être la première définition du « violent ».
2. LA VIOLENCE PREMIÈRE COMME FAIT SOCIAL PRIMORDIAL
Cette définition première du violent, évidemment amorale, peut nous permettre de dire que cette dimension se place comme au principe de la vie. Notre naissance le démontre à l’évidence. Elle est une expulsion et une rupture qui contraint l’enfant à sortir du milieu protecteur pour entrer immédiatement en contact avec un élément extérieur qui brûle ses poumons et le fait crier : l’air. Sans cette violence, l’être humain (comme tout être vivant) ne pourrait évidemment envisager aucun développement, aucun avenir : le prix de l’autonomie et de la vie est celui de cette mise au monde violente. Pour affirmer sa vie et la vivre, le nouveau-né doit se confronter à la pression d’éléments extérieurs sans lesquels il ne pourrait exister et qui pourtant le contraignent en exerçant sur lui une force. Si l’on en croit la Genèse, cette accession à son être propre par la contrainte d’une respiration autonome, au-delà du milieu originel nourricier, constitue le « fil rouge » de toute existence : « Le Seigneur modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant » (Gn. 2, 6). Première « violence » originaire qui détache l’homme de la terre et le pousse à la vie, c’est-à-dire à s’affirmer pour ce qu’il est face au monde et à se réaliser dans une relation de complément et d’opposition avec l’autre soi-même, Eve, née elle aussi d’une seconde violence (Gn. 2, 21-25). Mais la suite du récit, en Gn. 3, va vite nous apprendre que ces nécessaires relations ne se vivent pas immédiatement sur un mode apaisé : l’affirmation de sa vie devient absorption et négation de l’autre, ouvrant ainsi la voie à un « violent véhément et transgressif ».
Si la Bible considère ce naufrage de la force de vie en violence destructrice comme second et non pas premier, il n’en demeure pas moins que c’est bien cette violence qui nous saute aux yeux de manière immédiate dans l’histoire des hommes. Friedrich Hegel a sans doute bien raison de constater à propos de cette histoire : « Les passions (…), les fins de l’intérêt particulier, la satisfaction de l’égoïsme, voilà le facteur le plus puissant ; leur force réside en ceci, qu’elles ne considèrent aucune des bornes que le droit et la moralité veulent leur imposer et que ces puissances de la nature sont bien plus près de l’homme que l’éducation artificielle et longue en vue de l’ordre et de la modération, du droit et de la moralité »[2].
C’est peut-être ce qui le mènera à considérer, dans la Phénoménologie de l’Esprit puis l’Encyclopédie, le rapport « maître-esclave » comme premier fait social premier et déterminant. Il s’agit bien d’un fait violent. Le principe en est simple mais les conséquences, considérables. Il relève sans aucun doute d’un « sentiment élémentaire » dont Emmanuel Lévinas disait : « … les sentiments élémentaires recèlent une philosophie. Ils expriment l’attitude première d’une âme en face de l’ensemble du réel et de sa propre destinée. Ils prédéterminent ou préfigurent le sens de l’aventure que l’âme courra dans le monde »[3]. Les êtres, dans leur détermination première, s’affirment et, dès lors qu’ils sont au monde, ils se heurtent, dans cette affirmation, à d’autres êtres qui eux aussi s’affirment. En d’autres termes, dans le fait même de s’affirmer, on rencontre concomitamment la résistance d’autres êtres et du monde. On rencontre aussi la résistance de ses propres limites. Ces faits de « violence première » entraîne un désir revendicatif d’affirmation qui suscite une « lutte à mort » avec d’autres affirmations et ceci, tant au niveau individuel que collectif. Comme le remarque Gaston Fessard, commentateur original et infatigable de Hegel, cette lutte à mort, à bien y réfléchir, a spontanément un enjeu inattendu : « … il (Hegel) a montré qu’elle avait pour fin non tant la richesse, la puissance ni même, en définitive, la domination sur autrui que la reconnaissance »[4]. Dès lors, cette lutte à mort rive les adversaires l’un à l’autre puisque le défi en est la reconnaissance de sa propre affirmation par autrui, désir qui n’aurait aucun sens sans cette présence autre. Selon Hegel, comme l’écrit toujours Fessard, « le combat ne peut avoir d’issue véritable que lorsque l’un des adversaires, saisi d’angoisse devant la mort, préfère la vie à la liberté : du coup, il devient esclave. Au contraire, celui qui a eu assez de force et de courage pour mépriser la mort devient le Maître. Et c’est justice car le risque qu’il a surmonté fait la preuve de sa plus grande valeur… »[5]. Nous pouvons retenir de cette violence première, identifiée comme le premier fait social, qu’elle signe toute relation immédiate. Elle dit d’une part la résistance qu’une affirmation de soi suppose pour être telle. Elle permet de faire le tour de sa limite et de savoir que l’on ne peut s’affirmer que pour autant que l’on est reconnu. L’autre doit être là pour reconnaître la valeur. Mais elle nous dit d’autre part que cela n’a rien d’un automatisme et que la violence d’une résistance peut se traduire par une défaite qui, si elle peut créer la hiérarchie, entraîne aussi l’abdication de soi et finalement l’aliénation.
3. NÉCESSITÉ D’UNE VIOLENCE SECONDE OU RÉFLEXIVE
Une phrase du commentaire de Fessard a pu nous choquer à propos de celui qui est devenu le Maître par mépris du risque : « Et c’est justice car le risque qu’il a surmonté fait la preuve de sa plus grande valeur ». Cette phrase est pourtant d’une immense profondeur. On peut le reconnaître pour autant que l’on se départisse de ce vernis faussement chrétien de modestie qui n’est jamais que du mensonge. Car la violence première de la lutte à mort, s’il est bien exact qu’elle vise à la reconnaissance par autrui, fait jaillir un diamant : celui de la « valeur » invoquée pour cette reconnaissance. Quelle valeur rend véritablement maître ? C’est là que la violence première peut devenir seconde ou encore réflexive : en ce sens, elle devient sujette à un jugement, un discernement et ouvre la voie à une socialité réfléchie. La question n’est pas nouvelle en philosophie politique. Mais Fessard a le mérite de la poser à son époque alors que les grandes « idéologies » du XXe siècle se disputent l’empire total. Ces « conceptions du monde », en allemand Weltschauung, pour reprendre l’expression qu’il préférait, sont en lutte à mort pour faire prévaloir sans partage leur visée. Si le but reste toujours lié à la reconnaissance, ce désir est devenu si fou qu’il passe par la destruction de l’autre, sa néantisation, destruction qui ne peut se retourner que contre celui qui prétend être le Maître : où sera sa reconnaissance s’il demeure seul ? L’inédit de cette époque est d’en arriver à ce constat d’Albert Camus dressé en 1943 dans ses Lettres à un ami allemand : « Vous n’avez jamais cru au sens de ce monde et vous en avez tiré l’idée que tout est équivalent et que le bien et le mal se définissaient selon qu’on le voulait. Vous avez supposé qu’en l’absence de toute morale humaine ou divine les seules valeurs étaient celles qui régissaient le monde animal, c’est-à-dire la violence et la ruse. Vous en avez conclu que l’homme n’était rien et qu’on pouvait tuer son âme… »[6]. On en revient au meurtre d’Abel par Caïn (Gn. 4, 1-16). Et, soulignons-le, le grand mérite d’un Fessard sera de voir, tapie derrière le nazisme et le communisme, qui constituent alors ces deux conceptions du monde en lutte, une troisième, celle du libéralisme. C’est dire si l’effondrement des « mystiques » nazie et bolchevique n’entraîne pas la disparition de cette « violence » totale qui, précisément, en appelle au jugement moral à partir de ce qu’implique la violence première.
Bref, la violence destructrice de l’annexion, de l’absorption ou de l’élimination qui ne reconnaît plus la borne de la « reconnaissance » constitue précisément cette violence qui suscite l’indignation et oblige à approfondir de manière réflexive la « valeur » invoquée dans le rapport social premier. La sauvegarde de la borne de la reconnaissance, si elle est réfléchie, doit réagir à la destruction et, au passage, bannir l’esclavage impliqué dans la fin de la violence première. Car, en effet, face à la violence déchaînée et totale, que Joseph Goebbels appellera la « totaler krieg »[7] de sinistre mémoire, celui qui en est victime doit opposer une « force égale »[8] sans perdre en lui cette valeur qu’il invoque pour reconnaissance et sans autre moyen pour cela que de la reconnaître chez son agresseur. Sans ce fragile équilibre, il n’aurait le choix qu’entre la destruction immédiate ou un éventuel esclavage préalable. On revient ici bien sûr aux attendus traditionnels de la « légitime défense » mais renvoyés ici à l’essentiel : la reconnaissance de la valeur fondamentale de ce qui fait qu’un être vivant est ce qu’il est, en l’occurrence un être humain. La lutte ici prend la forme d’une révolte au sens que Camus donne à ce mot lorsqu’il écrit : « Toute valeur n’entraîne pas la révolte mais tout mouvement de révolte invoque tacitement une valeur »[9]. La reconnaissance qui implique donc qu’elle soit double, comme dans l’amour, appelle ici à dépasser la dialectique maître-esclave et à opposer une violence réflexive à la violence totale.
Reste à savoir à quelle valeur fondamentale cette reconnaissance s’applique. Ici une petite comparaison de témoignages poignants peut nous servir bien mieux que mille arguments. Je pense ici d’abord au terrible témoignage de Maurice Venezia dans Shoah de Claude Lanzmann. Ne voyez aucun jugement de ma part, après ce que cet homme a traversé dans l’horreur des Sonderkommandos d’Auschwitz. A la fin de son témoignage, il raconte que, dans le train du retour, où les conditions de promiscuité sont sensiblement les mêmes qu’à l’aller, il a réussi, avec un compagnon d’infortune, à s’asseoir sur un tonneau. Un autre rescapé, qui n’en peut plus, leur propose deux cigarettes contre quelques minutes en position assise sur leur tonneau. Venezia et son compagnon acceptent. Ils se lèvent, fument leur cigarette puis demandent à l’homme de leur rendre leur place. Celui-ci refuse, sans doute trop épuisé. Or cet homme parle allemand, la langue abhorrée des bourreaux. Il n’en faut pas plus pour que Venezia et son compagnon s’assoient sur l’homme et finissent par l’étouffer. Même si son regard le dément, l’apparent détachement de Venezia lorsqu’il raconte cela et sa justification (après tout, c’était un Allemand et on avait tellement souffert) disent que la violence totale a tué en lui quelque chose d’essentiel et que la borne de la reconnaissance y a été comme anéantie. Il était, à ce moment au moins, bien que vivant physiquement, un « sommerso », un « noyé », un « submergé », pour reprendre l’expression de Primo Levi[10]. Face à cela, le propos d’une Etty Hillesum qui, au camp de concentration hollandais de Westerbork, a bien conscience de ce qui va lui arriver, donne sans doute la direction du « salvato », toujours pour reprendre l’expression contrastée de Primo Levi. C’est sa fameuse prière, sommet de son Journal, dont je me permets de ne citer que le début : « Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. (…) Je vais te promettre une chose, mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspirent l’avenir. (…) Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi mais je ne puis rien garantir d’avance. (…) C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres »[11]. Etty Hillesum parle ici dans une perspective de foi mais place au cœur de son intériorité une indisponibilité marquée par la présence d’un Inconditionné qui nous fait vivre et nous reconnaît, sans qu’aucune violence extérieure déchaînée puisse le remettre en cause. La reconnaissance dénote donc au cœur de l’être humain une réalité que d’aucuns vivent comme une présence et une relation active mais où d’autres verront l’expression de leur « dignité ». Bref, le recours réflexif à la valeur qui motive le désir de reconnaissance sauve toujours en nous un indisponible et nous oblige à le reconnaître en l’autre, si nous ne voulons pas le voir nié en nous. C’est cet indisponible qui motive le recours à une force, osons dire une violence, réflexive qui met en jeu une opposition à la violence déchaînée. Et c’est sans aucun doute cette valeur qui vaut la peine qu’on se lève car sa sauvegarde nous rend « maître » et bien plus que cela.
CONCLUSION
J’ai bien conscience de vous avoir mis sous les yeux des exemples dramatiques et finalement exceptionnels. Mais cela ne doit pas nous dissimuler combien ce jeu entre violence première et violence réflexive joue à plein dans nos relations les plus quotidiennes et nous invite à une sorte de discernement permanent. L’affirmation positive de son existence face au néant entraîne les êtres que nous sommes à rencontrer chez les autres, dans le monde et dans notre propre contour une résistance. Cette résistance suscite en nous une forme d’opposition violente qui comporte un risque fondamental : soit se laisser dépasser dans la violence totale qui, se privilégiant absolument, entraîne la destruction de tout sur son passage, soit recourir au jugement de la violence réflexive qui prend conscience de la valeur de notre limite et la transcende pour la reconnaître chez l’autre. Cette dernière attitude ouvre la porte à une violence positive qui fait la guerre à la violence totale et peut créer une véritable socialité. Sur le fait de savoir comment la religion se situe dans ce jeu et les conversions que cela suppose pour elle, je ne m’étendrai pas : Béatrice Gleizes, qui nous proposera de faire un bout de chemin avec René Girard, nous en dira bien mieux et bien davantage. Mais peut-être pouvons-nous déjà en considérer tout l’enjeu dans ce condamné qui prendra sur lui toute violence totale et lui opposera cette violente résistance où l’essentiel est sauvé : « Ma vie, nul ne la prend mais c’est moi qui la donne » (Jn. 10, 18).
Xavier Manzano Institut Catholique de la Méditerranée
[1] Theodore Abu Qurra, De l’existence du Créateur et de la vraie religion in J. Lamoreaux (ed.), Theodore Abū Qurrah, ed. Brigham Young University Press, coll. Library of the Christian East 1, Provo, 2005, D 186, p. 170 : « To recapitulate, from the stability of the earth, from the concord of four elements in individual identities, and from the descent of the upper elements and the ascent of the lower ones and their staying intertwined in the middle, from these three things, which are all contrary to nature, we have come to know that this powerful one, whose power cannot be fathomed, whose strength cannot be described, is responsable for the control of the universe ».
[2] F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire (1822-1831), ed. Vrin, Paris, 1963, p. 29.
[3] E. Lévinas, « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme » in Esprit 26 (décembre 1934), p. 199.
[4] G. Fessard, « Insurrection et guerres d’idéologie » (1936-1938) in F. Louzeau, L’anthropologie sociale du Père Gaston Fessard, ed. P.U.F., 2009, p. 34. La citation se trouve en page 23 du manuscrit édité par Frédéric Louzeau. Cette conférence tentait une analyse de la guerre civile d’Espagne.
[5] G. Fessard, « Epreuve de force » (1938) in F. Louzeau, op. cit., p. 37. La citation se trouve en page 78 du manuscrit cité par Frédéric Louzeau. Il est important de remarquer que cet essai fut rédigé par le Père Fessard après la conférence de Munich où les démocraties occidentales abandonnèrent la Tchécoslovaquie aux appétits de Hitler. Elle sera pour Fessard l’occasion de prédictions très prophétiques sur le devenir immédiat de l’Europe et annonce son analyse du gouvernement de Vichy sous la dénomination du « Prince-esclave ».
[6] A. Camus, Lettres à un ami allemand in Œuvres complètes, t. 2, coll. La Pléiade, ed. Gallimard, Paris, 1965, p. 240.
[7] Discours du 18.02.1943 au Sportpalast de Berlin.
[8] G. Fessard, « Epreuve de force », in F. Louzeau, op. cit., p. 38. La citation se trouve à la page 96 du manuscrit original.
[9] A. Camus, L’homme révolté (1951) in Œuvres complètes, t. 2, coll. La Pléiade, ed. Gallimard, Paris, 1965, p. 422.
[10] Cf. P. Levi, I sommersi e i salvati, ed. Einaudi, Turin, 1986.
[11] E. Hillesum, Une vie bouleversée. Journal (1941-1943), ed. Seuil, 1986, p. 175.
Jean-Michel Maldamé, Violence des monothéismes abrahamiques
(judaïsme, islam et christianisme)

Introduction
La question abordée dans cette conférence est très délicate. Pour plusieurs raisons. 1°- Actuelle, la question suscite des passions légitimes, car nul ne saurait rester indifférent devant le sort des victimes, qui se comptent par dizaine de milliers, voire des centaines de milliers. C’est au nom de ces victimes que j’entends prendre la parole. 2°- La question est brouillée par la rencontre d’éléments idéologiques divers. Les agnostiques ne manquent pas d’éléments pour nourrir leurs propos anti-chrétiens. Leurs prises de positions ont conduit les chrétiens à faire de l’apologétique. Eux aussi avaient beau jeu de constater qu’il y eut pire encore dans les grandes exactions commises par les athées (le communisme…) et les idolâtres (le nazisme…) au nom de leurs convictions. Cette problématique n’est pas la mienne, car ce n’est pas en accusant les autres que l’on fait œuvre de vérité. 3°- La question de la violence des religions suppose une étude historique. En effet, les dénonciations, les débats et les controverses doivent s’appuyer sur des faits. Or comme chacun sait, il n’existe pas de fait brut, ni en science, ni en histoire, ni en politique. Il faut faire un examen critique qui demande le travail minutieux des historiens. Faute de quoi on reste dans l’idéologie. 4°- La question de la violence des religions suppose aussi une mise en œuvre philosophique, c’est-à-dire l’usage de la raison et l’esprit critique. Il faut définir les termes employés. Il faut aussi préciser les relations entre les actes, les situations et les convictions avec le souci de voir ce qui est source et ce qui est conséquence et donc la nature des effets dont on cherche la raison. Il faut une critique : Entendons l’usage de la raison et donc l’esprit critique. 5°- La question de la violence des religions suppose aussi une analyse psychologique. Il ne suffit pas d’élucider les raisons, il faut voir les motivations et donc oser lever le voile sur les monstres qui habitent les cœurs. 6°- Pénétrer dans le cœur humain ne saurait être une esquive pour éluder l’analyse des institutions qui président à la violence. Sur ce point, il faut analyser l’organisation du pouvoir dans les sociétés où la religion joue un rôle déterminant. 7°- Enfin, la compréhension des faits de violence (conversions forcée, police de la pensée…) demande l’analyse de la religion, de son mode de fonctionnement sociétal et de ses constructions intellectuelles. Tel est l’objet de ma réflexion ; pour cette raison, je commencerai par une clarification des trois notions impliquées dans notre « question disputée » et poursuivrai par des considérations historiques, avant d’entrer en théologie au sens strict.
1. Quelques clarifications
La question posée concerne le lien entre violence et monothéisme, à propos des trois religions faisant référence à Abraham. Avant de les présenter, il convient de donner une définition des termes violence et de religion. Comme ils renvoient à une situation collective, il faut donc préciser trois points qu’est-ce que la religion, la violence et la vie en société.
1.1. La religion
Dans la société française marquée par la tradition laïque, l’emploi du mot religion concerne la pratique majoritaire de la société française, le monde chrétien vécu selon la tradition « catholique », selon le modèle hérité du Concile de Trente. Le terme « religion » garde une connotation de respect en s’opposant à la notion de secte qui stigmatisme une pratique suspecte. L’emploi du mot religion est aujourd’hui bouleversé par la présence d’une population musulmane et en son sein de l’activité militante de sa forme radicale. En temps de mondialisation, le mot religion doit être pensé de manière plus large que dans le seul horizon judéo-chrétien.
1°- Une religion se donne à voir par l’appartenance à une communauté (« ouma » chez les musulmans, « église » chez les chrétiens, « peuple » chez les juifs..). Il y a d’abord, la participation à des actes de culte comme les assemblées de prière, d’enseignement, de pèlerinage… Ensuite, des monuments visibles : églises, mosquées, temples, synagogues… En troisième lieu, une religion suppose des règles qui définissent les comportements extérieurs, les pratiques, les règles d’appartenance ou d’exclusion, les signes d’identification, une manière de s’habiller…
2°- Cette appartenance visible est liée à l’adoption d’un corpus de convictions, de doctrines ou de récits fondateurs. Ceux-ci prennent forme dans les représentations (statues, images…) et des corpus de textes sacrés qualifiés d’inspirés. Ces énoncés ont un contenu intellectuel – ce qu’en christianisme on appelle la théologie et qui est monnayé de manières diverses. C’est une erreur de penser qu’une religion puisse se passer de contenu intellectuel. Même les plus simples fidèles adhèrent à un corps de doctrine.
Cette définition de la religion par les deux éléments est très large ; elle permet de qualifier de religion des ensembles comme le bouddhisme qui, à l’origine, ne se réfère pas à une divinité et ne reconnaît pas de dieu personnel. Les sciences humaines (de l’histoire à la sociologie, en passant par la psychanalyse) ont reconnu que la religion est une caractéristique de la vie humaine ; on parle en ce sens d’homo religiosus. Ainsi la spécificité humaine apparaît manifestement chez nos ancêtres néandertaliens avec les sépultures. Ainsi paradoxalement, les chefs d’Etat français les plus ouvertement athées posent des actes religieux. Par exemple, lorsqu’ils s’inclinent sur le tombeau des soldats – tombeaux dont l’existence est due à l’espérance en la résurrection, ou lorsqu’ils participent à des obsèques nationales, ou encore sont en représentation diplomatique à l’étranger. Tout être humain a une religion dont le cœur est le rapport humain à la vie et à la mort. La religion participe de son identité. Dans cet entrecroisement de la vie communautaire et des convictions, apparaît la question de la violence des religions. Là encore, il faut clarifier le vocabulaire tant la notion est employée dans des sens divers.
1.2. La violence
Il est de bon ton dans certains milieux de dire que les religions sont source de paix et donc de dire que si des religions sont liées à des pratiques violentes c’est le fait de ceux qui y sont infidèles. Non ! Toutes les religions ont affaire à la violence et ce de manière structurelle. La raison est que toutes les religions ont une pratique fondatrice, le sacrifice qui, rappelons-le, consiste en l’immolation d’un être vivant. Sur ce point, les analyses de René Girard sont très éclairantes. Dans son ouvrage « La Violence et le sacré »), il le fait à partir de la culture classique. Dans une société en crise, comme la cité où règne Œdipe, sévit un mal redoutable, la peste. Celle-ci est une menace pour tous les citoyens. Mais surtout, en raison de la contagion, si chaque citoyen peut en être la victime, il peut en être la cause quand il transmet la maladie autour de lui. Chacun est à la fois victime et acteur du mal. C’est ce que signifie le terme « violence ». Ce mot désigne la forme aveugle qui menace chacun et dont chacun peut être l’acteur. Pour sortir de cette situation d’indistinction, l’unité se fait contre un seul, tout à fois membre de la communauté et cependant distinct par une trait qui le rend éminent. Il est reconnu comme la source du mal. Tous s’accordent pour l’exclure et tous participent à sa mise à mort. L’unité de tous se fait contre un seul dont la mort signe la venue de l’unité : c’est ce que l’on appelle « sacrifice ». L’histoire le montre. La fondation des cités, des royaumes et des républiques repose sur un sacrifice. Rome nait avec la mort de Remus qui est sacrifié et Romulus bénéficie de ce sacrifice. Le premier acte royal posé par Salomon est de tuer son frère ainé ! La République française est fondée sur la mort du roi. Dans tous ces actes fondateurs, la victime sacrifiée doit être à la fois éminente dans la communauté et porteuse d’un trait distinctif. Cette position permet de conjurer le cycle de la vengeance : un père immole sa fille, dans la Bible (Jephté) comme dans la culture grecque (Agamemnon et Iphigénie). Le sacrifice peut porter sur un animal symbolique, par ailleurs source de vie, par exemple, le taureau dans les corridas.
Comme lors d’un lynchage par la foule en colère, le sacrifice fait l’unité de tous contre un seul. La mort de la victime fait l’unité. Mais comme les causes profondes de la crise sont toujours présentes, le sacrifice doit se renouveler ; pour cette raison, il est ritualisé. C’est ainsi que se fonde une religion qui franchit le temps et les générations. Ainsi, la religion a un statut paradoxal qui peut être exprimé par les deux sens du verbe « contenir ». Contenir, c’est porter en soi, mais aussi limiter une contagion et détruire une progression.
La relation entre une religion et la violence est donc structurelle. Toute religion, par le sacrifice qui la fonde, est liée à la violence d’une manière paradoxale. Elle ritualise un acte de mort (le sacrifice), mais ce faisant, elle limite la contagion du mal. Le rituel satisfait la violence et en apaise les effets. Il y a pour cette raison une ambivalence du sacré qui s’exprime par le double mouvement de fascination et de répulsion. On le voit dans les guerres.
Ainsi les religions ne sont pas comme telles source de paix. Elles sont une réalité humaine qui participe de l’ambiguïté des désirs humains. Le comportement religieux participe de la condition humaine, aussi du point de vue chrétien, il importe de voir qu’il demande à être sauvé et cela par la foi, qui est la relation avec un Dieu personnel. Vaste question ! Pour l’heure, au plus près de la question posée, il importe de reconnaître que la violence est un acte social. Aussi le troisième point considéra la société dans ses tensions et fractures.
1.3. L’absolutisation des conflits
Les sciences de la nature comme les sciences humaines confirment l’expérience commune : les conflits font partie de la vie, qui est un combat où il y a « la survie du plus apte ». Cette régulation naturelle – à la base de la théorie de l’évolution – subit une mutation lorsqu’il s’agit de l’espèce humaine. L’accès à la réflexion fait que les compétitions sont reprises dans l’ordre de la réflexion et la référence à une éthique. Cela a pour effet de les utiliser pour le progrès de tous, mais aussi de les porter au pire en les absolutisant.
Si en humanité, il y a nécessairement des rivalités et des conflits, la sagesse veut qu’ils se résolvent par négociation et compromis. Entre les personnes, entre les familles, entre les collectivités, la négociation et les compromis permettent une limitation mutuelle des méfaits de la rivalité. La négociation délimite des frontières ; elle prévoit que l’on déplace des populations ; des accords commerciaux partagent les ressources naturelles… Au plan social, un bon gouvernement sait compenser par des taxes ou des subventions les inégalités sociales ; il organise des systèmes de prise en charge des chômeurs ; il indemnise les victimes des catastrophes. Au plan politique, les gouvernements promulguent des lois d’amnistie… Bref, il existe des équilibres ou des compromis qui permettent sinon la réconciliation, du moins d’éviter des violences et avec elles des malheurs irrémédiables. Or l’attitude religieuse vient entraver ces processus, quand elle porte à l’absolu les causes du conflit. La sacralisation est telle qu’il devient impossible de négocier, ni de partager, ni de renoncer à quoi que ce soit. Lorsqu’un de ces éléments est sacralisé et donc transposé dans le domaine religieux et donc absolutisés. Le conflit va jusqu’à la mort, qui peut être cautionnée par l’apologie du martyre. Dire qu’une terre ou une ville sont saintes et qu’un lieu de pèlerinage est le centre du monde est source d’une violence qui ne peut s’arrêter avant que l’autre ne se soit soumis ou exterminé, car ce serait désobéir à un ordre venu de Dieu. Ce processus d’absolutisation concerne des désirs et des demandes qui peuvent être légitimes ; mais hélas elles peuvent se pervertir, comme on le verra plus loin à propos de la « guerre juste » et de la « guerre sainte ».
Le processus d’absolutisation d’une cause légitime peut aussi concerner la part la plus sombre de l’être humain. On le voit aujourd’hui avec le terrorisme. Les djihadistes sont recrutés dans les prisons, parmi des jeunes « délinquants » ou en rupture d’insertion sociale pour diverses raisons. L’analyse de leur « conversion » demande attention. Il semble que leur désir de meurtre n’ait pas été seulement la haine de l’autre, mais aussi un principe d’unification d’une personnalité éclatée. L’unité trouvée était une manière d’absolutiser un désir de se dépasser et de surmonter le morcellement de leur vie et de leur personnalité. Dans l’un et l’autre cas, on voit bien que la violence a une motivation religieuse. Celle-ci n’est pas la seule. Il y a bien d’autres raisons de lutter, de vouloir vaincre, voire de haïr… mais ces raisons sont reprises dans une perspective qui radicalise les engagements et justifie les pratiques « par-delà le bien et le mal ». Plus qu’une transgression, il s’agit d’une perversion. Ce processus se voit en tout domaine. On le voit tout particulièrement aujourd’hui dans les guerres qui impliquent les religions au Moyen Orient et tout particulièrement à propos des lieux saints.
Si les causes de la violence sont multiples et enracinées dans la complexité de la vie humaine, les situations géographiques, sociales et politiques comme dans les idées et désirs intérieurs source de l’action, il importe de reconnaître le rôle de la motivation religieuse pour susciter la violence, ou la justifier. Sur ce point, il y a une manière erronée de se juger en ramenant tout à un seul motif (le religieux, le politique, la situation sociale ou économique…). C’est un simplisme, car dans toute action humaine, il y a toujours une pluralité de motivations : familiales, sociales, politiques, psychologiques, psychiques, idéologiques… Si la séparation entre ces instances de la personnalité est utile, elle ne doit pas conduire à méconnaître que tout est lié. Un comportement est tout à la fois, culturel, politique, social, psychologique et religieux… Le discernement est subtil. Pour notre « question disputée », il faut donc être plus précis et réfléchir sur ce que l’on entend par « monothéisme ».
2. Les monothéismes abrahamiques
Le monothéisme est mis en procès dans le discours des penseurs et des militants de la laïcité. Les médias reprennent ce procès, sans avoir conscience de la signification précise de ce terme qui a été forgé sur le grec par les philosophes anglais de la Renaissance, dits « Platoniciens de Cambridge », pour combattre l’athéisme. Il a été reçu par les Lumières comme l’horizon du progrès qui permettait de passer du morcellement des religions, tant par la pluralité des divinités que par leur enracinement dans un territoire restreint ou une culture limitée. Le terme désignait un idéal de progrès et de paix par l’adoption par le monde entier des mêmes valeurs fondatrices. Au milieu du XIXe siècle, avec Nietzsche et Schopenhauer, la problématique s’est renversée ; ces philosophes ont loué le polythéisme pour son accueil des différences. Cette idée s’est répandue ; aujourd’hui beaucoup pensent que tout ce qui a une visée unificatrice et universaliste est source d’oppression intellectuelle et politique. Le paganisme gréco-romain est considéré comme un modèle de vie dans la multiplicité des figures divines. Corrélativement, dans le rejet de Dieu, il unifient islam, judaïsme et christianisme par leur référence à Abraham. Ce qui demande examen, car la référence à Abraham est confuse.
2.1. L’Islam
Dans un article paru dans la revue Commentaires, Remi Brague relève que le terme « islam » a trois significations ; il désigne une civilisation, un ensemble de populations et plus fondamentalement une religion,
2.1.1. Une civilisation
Le terme Islam désigne une civilisation. C’est un fait historique pourvu d’un début dans le temps et circonscrit dans l’espace. Ce que les historiens et géographes reconnaissent est vécu intérieurement par les musulmans qui se distinguent de ce qui n’est pas de leur civilisation. Cette civilisation marque une rupture avec le paganisme ou le polythéisme qui la précédait et que l’islam appelle « ignorance ». Elle marque son origine par un calendrier propre qui commence par l’Hégire, en 622, date du départ de Mahomet de La Mecque pour Médine. Cette civilisation se présente comme un espace propre « domaine pacifié » (dar as-salam) par opposition au monde extérieur compris comme « monde de la mission » – à conquérir donc. Cette civilisation englobe des personnes qui n’adhéraient pas à la religion musulmane. Ainsi le grand médecin Razi (mort en 925) était libre-penseur qui rejetait l’idée de prophétie. Le grand astronome Thabit ibn Qurra (mort en 900) était sabéen. Les lecteurs, traducteurs et penseurs qui ont fait passer l’héritage grec en syriaque puis en arabe étaient presque tous chrétiens. Ainsi la « civilisation islamique » nait de l’apport des autres cultures ; c’est un fait, même si elle efface ses sources (à commencer par celle du Coran) et nie avoir reçu des cultures antérieures (pratiques juridiques du Moyen Orient).
2.1.2. Des peuples
Islam signifie en deuxième lieu l’ensemble des peuples qui ont été marqués par l’islam comme religion et qui ont hérité de la civilisation islamique. Dans ce cadre, on parle aujourd’hui du réveil de l’islam pour les luttes contre les puissances coloniales. Mais là aussi les leaders de ces mouvements n’étaient pas tous musulmans. L’islam n’est pas identique au fait d’être arabe, car avant l’islam, il y a eu des chrétiens dans ces peuples islamisés ensuite.
2.1.3. Une religion en mutation
Le terme Islam signifie enfin et surtout une religion. Celle-ci est caractérisée par son attitude spirituelle fondamentale désignée par le mot qui le désigne : la soumission au Dieu unique et transcendant. Cette religion a été prêchée par Mahomet en Arabie au VIIe siècle de notre ère.
La difficulté de parler de l’islam comme religion est renforcée par le fait que dans sa revendication actuelle, l’islam ne se situe pas dans la perspective de la vérité chère aux Occidentaux. Il se situe dans une perspective spécifiquement religieuse : celle de la pureté. C’est sous cette bannière que l’islam s’est toujours présenté. Le processus de purification commence par Mahomet (nommé pour cette raison Mustafa) purifié par Dieu dans une révélation. La purification se poursuit en terre d’islam par l’expulsion des juifs et des chrétiens par le calife Umar (mort en 644). L’islam accuse les religions qui l’ont précédé de s’être corrompues et de se fonder sur des textes falsifiés. Aujourd’hui la revendication des pays musulmans est de se purifier de l’influence étrangère en revenant à l’état premier. Or ce désir ne peut pas éviter d’être une source de violence, parce que Mahomet a conduit une conquête militaire. Ses successeurs l’ont élargie aux dimensions d’un empire. Quand aujourd’hui les terroristes se réclament de l’islam des débuts, ils trouvent des textes fondateurs qui relatent les pires violences commandées ou faites directement par Mahomet : meurtre de ses adversaires politiques ou religieux, décapitation, torture…
En islam, ce qui prime c’est l’obéissance aux commandements : la « spiritualité » est un effort pour bien obéir. Ce qui a pour effet que la notion humaniste de « tolérance » n’existe pas dans l’islam ; la « miséricorde » est seulement une dispense de l’application stricte de la justice. Cette justice fonde ce que les philosophes appellent une « religion naturelle » : un seul Dieu créateur, source de la justice et du droit, que l’on doit prier et servir dans l’attente du jugement dernier qui récompensera les bons et punira les méchants. Cela prend la suite du judaïsme et du christianisme.
2.2. Judaïsme
La notion de judaïsme se rapporte à des réalités différentes au cours des âges. Il est pertinent de distinguer entre la situation où le peuple d’Israël est sur son territoire et la dispersion.
2.2.1. Histoire biblique
La présence d’Israël sur son territoire commence avec les patriarches. Le peuple juif, originellement constitué de semi-nomades, devient une fédération de tribus réunies par leur foi en leur Dieu qui leur a donné une terre qualifiée de sainte. Il est ensuite organisé comme un royaume avec David et Salomon, puis deux royaumes ayant pour capitale Jérusalem et Samarie. Il est ensuite déporté. Au retour, en état de vassalité, il se constitue autour de Jérusalem avec le Temple considéré comme le centre du monde où une importante minorité est en état de diaspora. L’indépendance relative du royaume de Juda après la révolte conduite par les Frères Macchabées ne change rien à cette situation : une majeure partie du peuple juif vit hors de la Terre Promise à Abraham ; elle se tourne vers Jérusalem, la ville sainte et se distingue des autres peuples par la pratique de la loi. Après la destruction de Jérusalem par les Romains en 70 et la destruction totale de la ville de Jérusalem au début du deuxième siècle, le judaïsme sans Temple vit de la Loi et des exigences rituelles qui marquent une frontière plus efficace que les découpages territoriaux.
L’autorité est légitimée par le fait que Dieu a choisi un peuple parmi d’autres. La guerre qu’il mène se fait « au nom de Dieu ». Ainsi, le livre de Josué fait l’apologie d’un génocide des peuples occupant le pays de Canaan ; même si la valeur historique est faible aux yeux des modernes, son inscription dans le Canon des Écritures en fait un modèle. Il légitime les conquêtes de Josias (en lien avec la théologie du Deutéronome) et les guerres au temps des Hasmonéens qui ont reconquis les territoires du temps de Salomon et même contraint les populations à la conversion au judaïsme. C’est dans ce contexte qu’est apparue la notion de guerre sainte (dont nous reparlerons explicitement plus loin) !
2.2.2. Le judaïsme dans le monde
Le terme de judaïsme a pris une signification plus large, car il désigne ce qui s’est formé au retour de l’exil. Les Assyriens avaient déporté l’élite du peuple et laissé sur place les plus pauvres. Cette élite en déportation a été créatrice en surmontant le défi représenté par la confrontation de leur Dieu aux religions de l’empire. Le « Dieu d’Israël » est devenu le Dieu créateur du ciel et de la terre, donnant son sens au terme « monothéisme » : un Dieu unique pour tous les peuples, le même pour toutes les nations et pour toute la création (le ciel et la terre). Or cette élite a trouvé un peuple fruste qui en était resté à la religion ancienne où Dieu était un dieu local ressemblant aux divinités originelles. Les textes qui sont devenus ensuite « la Bible » (la Loi et Prophètes) ont été écrits pour eux, mais aussi pour ceux qui étaient au loin. Ainsi le judaïsme s’est construit autour de la Loi. Cette construction fut et demeure fondatrice sur un horizon d’universalité, non seulement pour les résidents d’un territoire national, mais pour les juifs dispersés dans le monde entier. Le judaïsme s’est construit comme une religion sans frontière territoriale, mais avec une frontière plus stricte encore : celle des pratiques rituelles selon la Loi (le sabbat, la nourriture, les mariages…).
2.2.3. Une question : l’Etat d’Israël
Une nouveauté : l’État d’Israël fait que le judaïsme devient une religion qui a un territoire avec une population dont il définit l’identité. Il y a alors un retour de ce qui fait de la religion un principe d’oppression sociale, comme au temps de Josias. L’identité juive demeure problématique : elle est à la fois ethnique, nationale et religieuse. Un exemple antérieur existe. Un prince Yéménite du VIe siècle, Du Nuwas, s’est converti au judaïsme. Il a fait des martyrs parmi les chrétiens de Najran (chrétiens en lien avec l’Éthiopie). De même, aujourd’hui l’État d’Israël dans son désir d’exclure les populations palestiniennes et tout particulièrement les chrétiens… Mais en tout cela il est bien difficile de séparer les motifs religieux des motifs économiques, nationaux, politiques…
2.3. Christianisme et chrétienté
Le terme « christianisme » désigne la religion chrétienne comme religion au sens large du terme à partir de la foi en Jésus reconnu comme Christ. Les théologiens parlent de l’Église pour dire une identité définie par le rapport à Dieu. Ces deux termes ne sont pas assez précis pour répondre à notre question sur la violence. Il faut avoir recours à un autre terme, celui de « chrétienté » ; ce terme est pertinent pour notre question en raison de sa dimension sociale et politique.
2.2.1. Un empire chrétien
Les chrétiens des premiers siècles ont été victime des persécutions. Cette situation n’a pas empêché le christianisme de se développer sur la base de sa qualité de vie : vie morale et familiale rigoureuse, mais aussi par sa réponse aux grandes questions de l’existence par une théologie qui bénéficiait de la valeur métaphysique du monothéisme. Mais cela montre la spécificité d’une religion qui n’est pas fondamentalement liée au politique (comme le fut Israël ou comme l’islam).
La situation a changé au début du quatrième siècle. L’édit de Milan promulgué par Constantin accordait la liberté de culte. Il faisait en sorte que l’Église soit reconnue comme une personne juridique capable de posséder par elle-même. Cela a permis la construction des basiliques (la basilique du Latran à Rome, le Saint-Sépulcre à Jérusalem…). Constantin institue le dimanche comme jour férié – c’était aussi la fête du dieu solaire. Ainsi l’Église devient peu à peu une institution qui se coule dans l’Empire. Le christianisme s’organise et se structure aux dimensions d’un Empire qui se considère comme coextensif à la civilisation. Plus encore ! L’Église devient l’instrument de l’unité de l’empire par sa référence à un Dieu unique et transcendant. Ainsi, pour établir la paix, Constantin intervint dans les querelles théologiques très vives dans le monde grec et rassembla les évêques en concile à Nicée en 325. La force de l’empire est mise au service de la religion qui convient à l’empereur ! C’est là un renversement considérable de la notion de religion. M.-F. Baslez note : « La théologie politique de l’Empire chrétien, qui commence à s’élaborer dès le règne de Constantin, réactualise le modèle du roi David, en donnant au souverain un rôle dans l’économie du salut et une fonction pédagogique : il doit préparer ses sujets à l’avènement du royaume de Dieu et travailler à la christianisation du monde, son œuvre politique participant à l’action du Verbe et de l’Esprit dans le monde. Le pouvoir est donc légitimé par les vertus et la religion de celui qui l’exerce et le principe d’imitation du Christ, qui régit la vie de tout chrétien, est étendu au souverain. » La situation du christianisme est différente en Asie (Mésopotamie et au-delà) et en Méditerrané orientale d’avec l’Occident latin.
2.2.2. La chrétienté
En Occident latin, la notion de chrétienté prend un sens dont nous sommes encore tributaires en France : la fondation par Charlemagne du Saint-Empire romain germanique. A l’origine le mot latin christianitas (que l’on transcrit par « chrétienté ») signifie une qualité personnelle ; il reconnaît la dimension chrétienne de la personne. Le titre prend une dimension politique avec les relations entre le pape à Rome et les rois qui ont le devoir de protéger leur peuple contre les barbares, les envahisseurs et les prédateurs. Le terme est devenu un préambule pour rappeler les puissants à leur devoir de chrétien et en particulier pour soutenir les efforts missionnaires pour convertir les barbares à la foi chrétienne. C’est autour de Charlemagne que le terme christianitas s’étend pour désigner un peuple uni dans un empire où le pouvoir politique et la religion sont étroitement unis. Le politique et le religieux sont associés dans un même projet de civilisation.
Précisons le sens du terme « chrétienté » qui désigne une certaine manière d’articuler le politique avec la religion et qui ne se limite pas au monde latin. Ainsi, on parle de la « sainte Russie », pays né de l’évangélisation par Cyrille et Méthode qui ont fixé la langue et la culture slave en inventant l’écriture spécifique et en recueillant les traditions. D’une autre manière, le monde dit « orthodoxe » se structure en patriarcats qui se coulent dans le cadre des Nations. Tout autrement, les communautés chrétiennes du monde arabe ignorent la notion de chrétienté et pour eux le terme désigne l’Occident moderne. Les communautés chrétiennes d’Orient se définissent par leur référence aux sources de la prédication apostolique et par leur pratique liturgique, dont elles sont fières d’avoir gardé la version première avec une prière dans « la langue du Christ » ; elles ne font pas référence à une infrastructure territoriale ou politique, puisque le pouvoir les oppriment.
2.2.3. Débats actuels
Aux XIXe et XXe siècles, le terme de chrétienté est utilisé par nostalgie. Il est utilisé par contraste avec la modernité et la vision libérale de la société démocratique. La question posée est celle de l’articulation entre deux sources du droit. La loi qui vient de Dieu et la loi qui est le fruit de la sagesse des hommes. Sur ce point la situation est confuse, comme le montre le tissu des contresens habituellement prononcés à propos de la parole de Jésus « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». En effet, si Dieu est Dieu, il a autorité sur César et donc tout lui revient et, inversement, comme César est physiquement, monétairement, politiquement et militairement présent, tout lui est soumis. La question est donc : comment reconnaître et accorder une pluralité de sources de pouvoir et comment les accorder ? Quelle légitimité ? La réponse à ces questions suppose une clarification pour deux domaines : la théologie de la création et le statut du texte de référence (le texte inspiré et donc la révélation qu’il apporte).
3. Sources de la violence
Les remarques faites plus haut sur la violence et la religion montrent à voir que les causes de la violence en référence au sacré relèvent de trois champs de l’expérience humaine : le politique, le théologique et le psychologique. La dimension théologique demande à être analysée. Je prendrai appui sur le débat concernant la guerre : guerre sainte versus guerre juste. Cela nous invite à réfléchir sur la notion de toute-puissance divine et enfin sur la manière d’interpréter les textes fondateurs, en l’occurrence la Bible et le Coran.
3.1. Guerre sainte versus guerre juste
La notion de guerre sainte est présente dans le Premier Testament tant dans les récits bibliques que dans la Torah. En Occident, il est marqué par les propos de saint Augustin et le débat sur la guerre et les moyens de la guerre.
3.1.1. Recours à la force
Dans un premier temps de sa vie de chrétien, Augustin n’a cessé de dire que la foi est un acte de liberté et que nulle contrainte ne doit peser sur l’itinéraire d’une conversion. C’est par une quête personnelle à l’intime de sa conscience, dans la pureté du coeur et dans la clarté de l’intelligence que se vit la foi. Les premiers traités et le livre des Confessions disent une quête spirituelle à l’intime de sa conscience, de son intelligence et de son cœur. Mais, dans le prolongement de son travail d’évêque, par le fait qu’il devient la figure de proue de l’Afrique chrétienne, Augustin se trouve face à une période de trouble et c’est à lui qu’il revient de prendre la parole pour le peuple chrétien tout entier. Il fait face à l’effondrement de l’organisation romaine (pillage de Rome en 410) et à l’invasion de l’Afrique par les Vandales (en 417).
Parmi ses soucis d’évêque, il y avait la question des Donatistes, chrétiens dissidents en conflit avec la hiérarchie catholique. Face à l’invasion, il a appellé à l’unité ; ne l’obtenant pas, il a demandé à l’empereur d’utiliser l’armée contre les dissidents. Pour se justifier, Augustin a repris les textes de l’Ancien Testament qui justifiaient la « guerre sainte ». Si bien des textes de l’Ancien Testament pouvaient cautionner cet appel, aucun texte du Nouveau Testament ne le permettait. Hélas, pour se justifier, Augustin a extrait quelques mots d’une parabole de l’évangile de Luc. Dans cette parabole, les invités au repas des noces ne viennent pas ; le maître invite les pauvres à partager le repas de fête puisqu’il y a de la place. Augustin utilisait une traduction latine fautive. Là où le grec demande « d’insister » ou de « presser », il lisait le verbe « contraindre » (Lc 14, 23). Augustin s’est appuyé sur ce texte pour demander à l’empereur d’obliger les hérétiques à revenir au bercail (Lettre CLXXXV, 11, Œuvres complètes, tome IV, Paris, Louis Vivès, 1870, p. 631). Dans l’interprétation de saint Augustin, je vois trois erreurs. D’abord, le manque de sérieux dans l’exégèse d’un texte, dont une phrase est absolutisée sans tenir compte de son statut. Ensuite, l’intention d’Augustin qui était circonstanciée est indument étendue à toute la chrétienté latine, puisque le texte a été utilisé dans les débats conciliaires et dans les décisions des autorités pour justifier les guerres de religion. Enfin et surtout, la phrase ne tient aucun compte de la nature du politique. Cette erreur se voit dans le débat entre guerre sainte et guerre juste.
3.1.2. Guerre juste ou guerre sainte ?
Sur ce sujet, saint Augustin revient à l’Ancien Testament. Il relève que le peuple élu avait raison de faire la guerre contre ceux qui voulaient l’anéantir (Égyptiens, Philisitins, Madianites, Assyriens et autres) ; il conclut que pour les mêmes raison le peuple chrétien a le droit de résister par les armes à ceux qui veulent le détruire. Avec ce retour à l’Ancien Testament, Augustin renoue avec la notion de « guerre sainte » promue par la Torah. Sur ce point il y a une différence notable avec saint Thomas.
La différence vient de leur anthropologie. Augustin pense que l’état qui suit le péché originel est tel que la nature humaine est corrompue et que l’humanité ne peut pas faire le bien sans l’aide de Dieu (la grâce). Par contre, Thomas d’Aquin pense que la nature n’est pas corrompue, mais seulement « désorientée » par le péché originel ; il y a donc une valeur propre à l’ordre naturel. Cela fonde l’autonomie du politique et du social par rapport à l’ordre de la grâce ; saint Thomas dit que leur « valeur ontologique » doit être reconnue pour elle-même comme fondement d’un « droit naturel ». La notion de « guerre juste » étend à un corps social la notion de « légitime défense ». Quand tous les moyens de pourparlers, de médiations ou autres actions qui n’impliquent pas les actes de guerre ont été épuisés pour conduire un agresseur à respecter le droit, la guerre est légitime. Thomas d’Aquin s’appuie sur les sources romaines du droit, qui définit à ses yeux un « ordre naturel » aux sociétés humaines. Toute agression venue de l’extérieur entraîne une réaction légitime de défense du corps social menacé. C’est là chose nécessaire, parce que vitale, selon des critères objectifs : « Pour qu’une guerre soit juste, trois conditions sont requises. 1°- L’autorité du prince, sur l’ordre de qui on doit faire la guerre. Il n’est pas du ressort d’une personne privée d’engager une guerre […]. 2°- Une cause juste ; il est requis que l’on attaque l’ennemi en raison de quelque faute […]. 3°- Une intention droite chez ceux qui font la guerre : on doit se proposer de promouvoir le bien ou d’éviter le mal. […]. En effet, même si l’autorité de celui qui déclare la guerre est légitime et sa cause juste, il arrive néanmoins que la guerre soit rendue illicite par le fait d’une intention mauvaise. » (Somme de théologie, IIIa, q. 40, a. 1)
Il est clair que la notion de « guerre juste » s’oppose à celle de « guerre sainte » par ceux qui reconnaissent l’autonomie du politique. Cette tradition s’écarte de la perspective de l’Ancien Testament et surtout celle de l’islam qui en prend la suite. Cela n’empêche pas que l’on reconnaisse que la guerre n’est jamais un bien. En effet, si elle reconnaît que toute guerre n’est pas un péché, puisqu’il existe des situations où elle est le seul moyen (donc nécessaire) pour résister à une injustice, l’expérience montre que toute guerre entraîne d’inévitables abus. La guerre est une aventure où bien des gens perdent leur âme. La guerre est toujours source de péché ! Pour cette raison, s’il y a des « guerres justes », il n’y a jamais eu de « bonne guerre ».
3.1.3. Augustinisme politique
La demande d’Augustin a été reprise. Au Moyen Âge, elle a fondé ce que l’on appelle « l’augustinisme politique », doctrine selon laquelle l’Église pouvait faire appel « au bras séculier » pour contraindre les dissidents. C’est au cœur des grandes querelles de pouvoir médiéval. On définit l’augustinisme politique comme une « tendance à absorber le droit naturel de l’État dans le droit venu de Dieu avec la révélation et donc de le soumettre au droit ecclésiastique ». Cette théologie est fondée sur la conviction que le règne de Dieu jadis donné au peuple élu, Israël, a été donné à l’Église et à Rome. Orose écrit en effet : « Il n’y a pas de doute et il est ici évident à quiconque cherche, croit et connaît, que c’est d’abord par la volonté de notre Seigneur que cette ville (Rome) a prospéré, qu’elle s’est défendue et qu’elle dirige le monde : lui-même (le Christ) a voulu y appartenir et être inscrit dans le registre (de citoyenneté) romain ». On peut sourire de cette naïveté… mais hélas bien des nations se sont emparées de cette vision pour légitimer leurs guerres. On le voit dans la notion de « croisade » (encore un mot tellement employé que sa signification est brouillée). La guerre pour libérer les lieux saints était légitime, puisqu’il s’agissait de rendre au peuple chrétien la « terre sainte ». Le concile Vatican II a récusé cette théologie. Il a reconnu à la fois la valeur des « réalités humaines » au nom d’une théologie de la création qui assure l’autonomie des êtres créés et donc la pleine responsabilité humaine des affaires humaines tant personnelles que collectives.
Il est donc clair que derrière ces difficultés il n’y a pas que des options anthropologiques ou politiques, mais une certaine conception de l’action de Dieu. Entrons donc dans le cœur de la difficulté. Du point de vue théologique, il faut alors voir pourquoi la confession de foi peut être pervertie.
3.2. Unité et toute-puissance divine
Nous avons vérifié notre première assertion : la guerre au nom de Dieu est menée au fait de porter à l’absolu une dimension de l’action humaine et donc d’une certaine conception de Dieu, en l’occurrence les premiers mots du credo dans la tradition habituelle : « je crois en un seul Dieu tout-puissant… » : l’unicité et la toute-puissance. Pour en discuter, il faut considérer la nature du langage religieux.
3.2.1. Dire Dieu
Si le langage religieux est celui du symbole et des images, il se doit aussi d’être rigoureux. Pour dire Dieu, le croyant emploie des termes qui contiennent à la fois une négation et une affirmation. Ainsi dire que Dieu est infini écarte de lui la finitude qui contrarie notre désir de vivre. Ainsi dire que Dieu est immuable, affirme qu’il n’est pas soumis au cours du temps et à ses vicissitudes. Inversement, d’autres termes sont affirmatifs. Ainsi on dit que Dieu est bon, qu’il est grand, qu’il est éternel… en tous ces mots, il y a une négation implicite. Elle apparaît dans le mouvement de la phrase, du récit ou de la pensée. L’oubli de cette articulation du oui et du non est source de perversion. On le voit nettement sur l’expression de « dieu jaloux » citée par ceux qui voient en Dieu la source de la violence. L’expression est métaphorique : elle dit positivement que Dieu est amour et négativement que cet amour est sans partage, ce qui le grandit sans ôter le sens premier de l’amour qui est bonté. La question se pose à propos de ce qui est le plus important que le langage affectif, le langage métaphysique. Cela advient pour deux termes, les deux premiers mots de la confession de foi qui confesse « un seul Dieu tout-puissant ». Que signifie « un seul » et « tout-puissant » ?
3.2.2. Dieu un, donc unique
Le terme latin de la confession de foi dit « unum Deum » ce qui peut se traduire par « unique » (un seul) ou par « un ». Le terme employé par la théologie chrétienne n’a pas pour sens premier l’unique, mais l’un. C’est un terme explicitement métaphysique qui est enraciné dans l’expérience humaine fondamentale. Il exprime la perfection par l’exclusion de la division et du mélange. La pluralité des parties d’un être est le corrélat de sa divisibilité, donc source de sa vulnérabilité et de sa caducité. L’unité désigne la perfection d’un être qui peut être considéré pour lui-même. Cette perfection s’accomplit dans l’être vivant de manière éminente et cela lui permet de surmonter par lui-même la dispersion dans l’espace et le temps. L’unité interne a une dimension morale. Elle indique que dans une action, il n’y a pas de tromperie, de masque, de mensonge, de ruse, mais de la simplicité et de la droiture. L’action, le travail et la politique supposent une unité des forces actives. L’unité a une dimension intellectuelle ; ceux qui se contredisent suscitent la réprobation. La pensée désordonnée et brouillonne est stérile – même si à un moment, elle ouvre des perspectives nouvelles. Dans les sciences le progrès est toujours une conquête de l’unité. Ainsi Einstein unifie ce qui était de l’ordre de la dynamique et ce qui était de l’ordre de l’électromagnétisme. La physique moderne est une quête de l’unification des quatre « forces fondamentales » dans une théorie du tout. La métaphysique naît de la vision unifiée du réel et de l’intelligence de ce qui fait qu’un être soit un être. De même dans l’ordre de la connaissance de Dieu. La multiplicité des formes divines n’est pas satisfaisante.
L’éloge de certains à l’égard du polythéisme de l’Antiquité gréco-latine me semble bien superficiel. D’abord, il apparaît que si les dieux sont divers, ils ne sont que les manifestations d’une même sacralité naturelle. Ensuite, dans les tragédies grecques où s’explicite la dignité et la grandeur de l’humanité, il apparaît que derrière les dieux agit un principe, le Destin (moira). C’est là un monothéisme où le divin est une force contre-laquelle il n’y a rien à faire et qui n’est pas abordable par la prière.
Dans l’histoire rapportée par la Bible, il est clair que les patriarches et pendant la période royale, la vénération de Dieu sous le nom propre censé avoir été révélé à Moïse était vécue dans la reconnaissance que les autres nations avaient eux aussi une divinité tutélaire. C’est l’épreuve de l’exil qui a conduit à une affirmation que le « Dieu d’Israël » était le « Dieu de l’univers », le créateur du ciel et de la terre. Les philosophies athées voient la source de la violence monothéiste dans le fait qu’il est confessé comme « vrai Dieu » ; ce qui a pour corrélat que les autres divinités sont des « faux dieux ». C’est là la situation d’Israël pendant l’exil quand le peuple tient à distance les dieux de leur pays d’exil comme des sources d’oppression et de mensonge. Mais la théologie chrétienne n’est pas restée à ce point, en prenant à son compte le vocabulaire des philosophes, elle parle de « l’idole ». Elle reconnait avec saint Paul que les « idoles » ne sont que « néant », du non-être. Le terme philosophique, « idole », dit que ce qui est pensé (l’idée ou la représentation) n’est que le produit de l’esprit humain. L’idole n’existe pas, pour et par elle-même. La reconnaissance de la sainteté de Dieu montre qu’il faut dépasser toutes les représentations que l’esprit humain imagine ou construit.
Lorsque la reconnaissance de l’unité de Dieu est rapportée sur la seule affirmation de son unicité, le croyant se place en opposition par rapport à celui qui ne partage pas ses convictions. La destruction des dieux des autres est source de la guerre sainte. Sur ce point les trois monothéismes abrahamiques sont fort différents les uns des autres. L’islam insiste sur l’unicité puisque c’est le cœur de la conviction anti-idolâtrique de Mahomet ; le judaïsme reste marqué par les étapes de son chemin vers la reconnaissance de l’unité transcendante du Dieu révélé à Moïse. Le christianisme assume la démarche métaphysique qui ose considérer un « au-delà de l’être » et proposer une mystique de l’amour. Corrélativement, il se place en situation de faiblesse.
3.2.3. Dieu tout-puissant
La notion de toute-puissance relève du langage théologique en tenant ensemble deux éléments : d’abord, une affirmation de la puissance, entendons la capacité d’agir, de faire et tout spécialement de créer, ensuite, une exclusion des limites de l’expérience humaine où l’action est limitée, prise dans l’étau de la finitude. Dire que « Dieu est tout-puissant » c’est dire qu’il est sans les limites de l’action dont nous avons l’expérience. Or cette notion est entendue de deux manières différentes, que je mets en opposition.
La toute-puissance est comprise par beaucoup comme la possibilité de tout faire : une chose et son contraire. Dans cette perspective, la logique et ses règles de non-contradiction ne valent pas pour Dieu. Ainsi Dieu est libre de la loi, parce qu’il en est l’auteur et qu’il peut se dispenser d’y obéir. Cette conception est dans la mentalité commune. Dans le monde chrétien, on la trouve dans une certaine tradition spirituelle où on insiste sur le fait que la volonté de Dieu demande une obéissance inconditionnelle, selon la formule célèbre « perinde ac cadaver » (comme le corps du cadavre que l’on prépare pour la sépulture dont les membres prennent la position qu’on leur impose sans réaction). Cette perspective humiliante n’est pas celle de la tradition chrétienne qui demande du discernement et un consentement éclairé. Par contre, elle est présente dans l’islam de manière hégémonique. La racine de cette tradition est la conscience que l’acte créateur posé par Dieu est toujours actuel et donc ce qu’il dit participe de ce passage du néant à l’être. La créature n’est pas reconnue dans son autonomie et dans sa responsabilité.
La deuxième tradition se fonde sur les textes de sagesse la Bible. Cette tradition comprend la création comme le don de l’existence à un être différent et autonome. En particulier pour la création de l’humain dite par la formule : « Dieu a remis l’humanité à son propre conseil ». C’est-à-dire responsable d’elle-même.
Dans ce débat se trouve une option théologique radicale : que placer en premier comme référence ou principe ultime et fondateur de l’action ? Faut-il placer la bonté ou la volonté ? Ainsi pour la question du rapport entre monothéisme et violence, l’alternative est la suivante : « est-ce bien parce que Dieu le veut ? » versus « Dieu le veut-il parce que c’est bien ? » Dans le premier cas c’est l’arbitraire qui prévaut et tout peut être justifié par une référence à Dieu. Dans le deuxième cas, l’action doit se référer à la bonté de ce qui est donné par le créateur. Deux univers découlent de l’option que l’on prend.
Le point clef du rapport entre monothéisme et violence est là : qu’est-ce qui est premier ? Est-ce le vouloir de Dieu ou au contraire la bonté ontologique qu’il donne aux choses ? Cette question renvoie à la manière de lire la Bible.
3.3. Lire la Bible
Dans la Bible, de nombreux passages font l’éloge de la guerre sainte, du radicalisme dans l’élimination des impies (les anathèmes) et la répression des déviations (inquisition). La question des textes bibliques est donc essentielle. Elle s’est toujours posée dans la tradition chrétienne ; la solution demande à être bien située.
3.3.1. Lire les textes violents
La tradition chrétienne se veut héritière du judaïsme. Elle garde donc le texte de la Bible, sans rien ajouter, ni retrancher. Ce n’était pas évident car le message de Jésus écarte de manière résolue les appels à la violence. Peut-on garder les textes bibliques qui appellent à la guerre sainte et l’exemple des figures fondatrices, à commencer par David ? La réponse de la tradition est nuancée.
Certains chrétiens voulaient supprimer les textes faisant difficulté au nom de la justice et de l’amour. Les communautés chrétiennes ont refusé ce retranchement par fidélité à ses origines. Si l’Église se sait héritière de l’alliance conclue avec Abraham et son peuple, elle doit garder le texte juif sans rien ajouter ni retrancher. C’est une manière de reconnaître que l’on est en chemin à partir d’une situation de misère. Si la prudence catéchétique et la distribution liturgique évite de lire les textes cruels ou appel à la violence, c’est par respect des enfants, pas par mépris de l’histoire des pères et éviter de considérer ses propres fautes. Le message chrétien est un message de salut. Il ne nie pas le besoin du salut et il constate qu’il est radical dans les situations extrêmes et que les chefs du peuple (Abraham, David, Salomon, Josias…) ont été violents. Le reconnaître permet de voir le lieu de la conversion et du processus d’éducation. Ce n’est pas une absolutisation du passé.
3.3.2. Quand lire c’est interpréter
S’il y a un texte, il faut savoir le lire. Telle est l’exigence première, une exigence de vérité. La Tradition chrétienne distingue plusieurs approches. Il faut lire le texte pour ce qu’il est – c’est le sens littéral. Celui-ci résulte de la connaissance de l’écriture : d’abord les lettres, puis le vocabulaire, mais aussi la grammaire (choses souvent difficile à déterminer dans des cas difficiles). Ces éléments sont de toujours. C’est ce que l’on appelle souvent le sens obvie : ce qui tombe sous les yeux. Il ne suffit pas car pour accéder au sens de ce qui est exprimé, il faut être attentif au mode d’expression et au contexte, en déterminant qui est l’auteur et le destinataire. C’est ce que l’on appelle le sens littéral dont on voit bien qu’il n’est pas le sens obvie, car la même phrase change de sens quand on prend en compte l’écrivain et son public. Ce sens est ouvert sur un autre sens que l’on appelle le sens spirituel. Il résulte du fait que l’on considère que l’auteur principal est Dieu qui a inspiré l’écrivain.
Sur ce point nous retrouvons la divergence que nous avons évoquée à propos de la volonté de Dieu. Pour certains, l’inspiration est une dictée. Dieu dicte le texte à un scribe. Moins il en fait, plus le message est authentique. L’écrivain est en extase ; il est ravi ou en transe… où à la limite comme on le dit de Mahomet, il ne sait pas écrire et ainsi n’aurait rien pu modifier de ce qu’il recevait et transmettait au scribe écrivant sous a dictée. C’est la position des fondamentalistes juifs ou chrétiens : l’auteur s’efface. Ce n’est pas l’interprétation traditionnelle chrétienne. Dans la Bible chrétienne les livres sont nommés du nom d’un auteur – car ils sont nombreux. Chaque auteur a sa culture, son style et son registre de vocabulaire et sa vision du monde. Ainsi il y a quatre évangiles qui ne se superposent pas en tout point, car les auteurs (Matthieu, Marc, Luc et Jean) sont de vrais auteurs. De même pour l’Ancien Testament. Isaïe n’a pas le même style que Jérémie et Job ne parle pas comme Salomon…On tient compte de ce que l’on appelle genre littéraire. La détermination du genre littéraire est nécessaire pour ne pas détourner le texte de sa vérité. On le voit en matière de science. Le récit de la création est une confession de foi qui n’a pas l’ambition de trancher les questions posées par l’évolution des espèces objet de science, ni les questions astronomiques. Faute de prendre ce point en compte on tombe dans une logique de persécution.
3.3.3. La vérité qui rend libre
La tradition chrétienne ouvre une piste originale dans la lecture des textes inspirés en distinguant trois modes du sens spirituel qui doivent s’appuyer sur le sens littéral (pas seulement le sens obvie !).
Le premier se prend à partir de Jésus. L’Ancien Testament annonce le Christ. Le Nouveau Testament rapporte la vie de Jésus et ses paroles et montre qu’il est le Christ promis. Cette lecture plus contemplative est dite allégorique, car on passe de l’humain au divin. Le deuxième est l’interprétation morale de ce qui est dit : l’exemple de Jésus et des saints : apôtres, patriarches, prophètes, sages… C’est la lecture la plus commune dans les cercles bibliques, c’est le sens moral. Le troisième est un regard sur le monde à venir, la fin des temps et l’achèvement de l’histoire. C’est le sens eschatologique.
Lorsque ces trois sens ne sont pas respectés ; cela peut justifier la violence ici dénoncée. On le voit dans les guerres de religions qui ont ravagé l’Europe. Dans les appels à la guerre, la référence à la Bible est constante. Les motifs économiques et sociaux ou politiques passent au second plan. Ainsi quand Paris est assiégé en 1590 par Henri IV, la Ligue compare la ville assiégée par les protestants comme Jérusalem qui doit être délivrée. Les combattants sont mobilisés comme jadis les juifs à Massada. Ils doivent être prêts à faire le sacrifice de leur vie. Un auteur, nommé L’Étoile, dit que les moines, le crucifix dans une main, l’épée dans l’autre, « ont résolution de défendre par force leur religion, comme vrais Maccabées, ou mourir pour la défense d’icelle. » C’est dans cet esprit que les massacres sont commis, dans une lecture littérale des textes d’apocalypse ou d’anathème de l’Ancien Testament. Il en était et il en est encore dans la thématique de l’appel à la croisade, qui s’inscrit dans une immédiateté de la fin des temps et donc du don de sa vie comme martyr au combat contre la puissance du mal.
Conclusion
Au terme de cette analyse, il apparaît qu’il y a un lien entre la violence et la religion. Au-delà des considérations historiques dans la diversité des situations, des héritages, des ambitions et des frustrations, il importe de voir que la racine est dans le cœur de la foi. Les notions de Dieu unique et tout-puissant contiennent le meilleur et le pire selon la manière dont elles sont interprétées et vécues. Il faut choisir.
La voie que nous avons préférée est fondée sur une certaine conception de la création qui est le don de l’être (tout l’être à tous les êtres) comme fondation d’une autonomie et d’une responsabilité. L’être humain est « remis à son propre conseil ». Il est donc responsable et ne peut justifier ce qu’il fait seulement par une référence à la transcendance divine, il doit agir selon l’ordre des choses qui sont ce qu’elles sont en tout ce qu’elles sont. Ceci vaut pour l’humanité de manière fondamentale. Dans la tradition chrétienne, nous avons vu les difficultés de le vivre et ce faisant les sources du mal dans ses dimensions sociales, politiques et spirituelles.
Au terme, il me semble éclairant que dire que la tradition chrétienne porte des mouvements de refus de la violence et tout particulièrement celle qui est liée à la guerre. En effet, passée la tempête et les passions soulevées par la guerre, vient le temps où on reconnaît que les esprits qui sont restés sereins et se sont abstenus de développer les propos de haine ou de vengeance ont ouvert l’avenir, selon la parole de l’Évangile qui proclame bienheureux les « artisans de paix » et les « cœurs purs ». Ceux-ci n’ont pas communié à la haine et au mépris présents dans la conduite des guerres ; ils ont interprété radicalement le commandement biblique : « Tu ne tueras pas ». Dans ce commandement « Tu ne tueras pas» (Ex 20, 13 ; Dt 5, 17) le verbe hébreu raça signifie dans sa forme intensive : assassiner. Dans la forme simple, il inclut l’accident. Il désigne plus largement la mort de l’innocent. Si dans l’Ancien Testament, il ne concerne pas la guerre, Jésus l’étend à toute l’humanité. Telle est la voie étroite qui mène à la paix et confirme la valeur de celle des adorateurs « en esprit et en vérité ». Cette parole de Jésus est dite dans l’évangile de Jean. Jésus rencontre la femme qui représente son peuple. Quand elle voit que Jésus est un « homme de Dieu », elle l’interroge sur la question du Temple qui est au cœur du conflit entre Juifs et Samaritains. Par sa réponse Jésus écarte le motif de la guerre fratricide qui les ruine : « adorer en esprit et en vérité » c’est pouvoir fonder une humanité fraternelle et ce de manière universelle.
Marseille, le 20 mars 2019 Jean-Michel Maldamé
Monothéisme et violence : Plan
Introduction
1ère partie : Clarifications et définitions
- La religion
- La violence
- L’absolutisation des conflits
2e partie : Trois grands monothéismes abrahamiques
- Islam
- Judaïsme
- Christianisme et chrétienté
3e partie : Sources de la violence
- Guerre sainte /guerre juste
- Unicité et toute puissance de Dieu
- Lire la Bible
Conclusion
Textes pour un débat
A. Schopenhauer : « L’intolérance n’est essentielle qu’au monothéisme. Un Dieu unique est, d’après sa nature, un Dieu jaloux, qui n’en laisse vivre aucun autre. Au contraire, les dieux polythéistes, d’après leur nature, sont tolérants. Voilà pourquoi les religions monothéistes seules nous donnent le spectacle des guerres, des persécutions, des tribunaux hérétiques, comme celui du bris des images des autres dieux » (, Parerga et paralipomena. Sur la religion [1851], trad. A. Dietrich, Paris, 1906, p. 67-68).
Déclaration du concile Vatican II sur l’islam : « L’Église regarde avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu unique, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes » (Declaratio de Ecclesia habitudine ad religiones non-christianas, § 3).
Gilles Bernheim : « Les musulmans quand ils se réclament d’Ibrahim n’ont pas la foi d’Abraham que professent le judaïsme et le christianisme. L’Abraham que revendique l’islam est un envoyé et un musulman. Il n’est pas le père commun d’Israël, puis des chrétiens qui partagent sa foi. Pour l’islam, Abraham n’était ni juif ni chrétien » (Le Rabbin et le cardinal, Paris, Stock, 2008, p. 283).
André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1988 : « Religion : A. Institution sociale caractérisée par l’existence d’une communauté d’individus unis : 1. par l’accomplissement de certains rites réguliers et par l’adoption de certaines formules ; 2. par la croyance en une valeur absolue, avec laquelle rien ne peut être mis en balance, croyance que la communauté a pour objet de maintenir ; 3. par la mise en rapport de l’individu avec une puissance spirituelle supérieure à l’homme, puissance conçue soit comme diffuse, soit comme multiple, soit enfin comme unique, Dieu. B. Système individuel de sentiments, de croyances et d’actions habituelles ayant Dieu pour objet. C. Respect scrupuleux d’une règle, d’une coutume, d’un sentiment. « La religion de la parole donnée. » – Ce sens, qui est probablement le plus ancien, a été autrefois beaucoup plus usuel qu’aujourd’hui. Il est mieux conservé dans l’adverbe religieusement, très employé en ce sens, même dans la langue familière. »
Urbain II aux chevaliers : « Des confins de Jérusalem et de la ville de Constantinople nous sont parvenus de tristes récits ; souvent déjà nos oreilles en avaient été frappées ; des peuples du royaume des Persans, nation maudite , nation entièrement étrangère à Dieu, race qui n’a point tourné son cœur vers lui, et n’a point confié son esprit au Seigneur, ont envahi en ces contrées les terres des chrétiens, les ont dévastées par le fer, le pillage, l’incendie. […] A qui donc appartient-il de les punir et de leur arracher ce qu’ils ont envahi, si ce n’est à vous, à qui le Seigneur a accordé par-dessus toutes les autres nations l’insigne gloire des armes, la grandeur de l’âme, l’agilité du corps et la force d’abaisser la tête de ceux qui vous résistent ? […] Ô très courageux chevaliers, postérité sortie de pères invincibles, ne dégénérez point, mais rappelez-vous les vertus de vos ancêtres. […] Prenez cette route en rémission de vos péchés, et partez, assurés de la gloire impérissable qui vous attend dans le Royaume des cieux. »
Didier Le Fur, L’Inquisition. Enquête historique. France XIIIe-XVe siècle, Paris, Tallandier, 2012 « L’inquisition reste dans l’imaginaire collectif un temps de violence et d’abus, le temps d’une justice arbitraire conduite par des religieux fanatiques qui, au nom de Dieu, chassèrent et poursuivirent de leur haine des milliers de personnes […]. La légende fut bien construite. […] Elle laissa aussi supposer que, dès son origine et partout où elle s’exerça, la justice inquisitoriale, voulue par la papauté, fut toujours l’expression de la cruauté la plus primaire. En France ce fut Étienne Laurent de Lamothe Langon qui esquissa les traits de cette institution jugée barbare. […] Il publia en 1829 une histoire de l’inquisition en France. Il affirmait avoir composé son ouvrage à partir de documents inédits, retrouvés dans les archives ecclésiastiques du diocèse de Toulouse […]. Outre la description de toute une série de crimes et de tortures, il avançait également de nombreux chiffres, citait quantité de noms de personnes, mais aussi des dates et des lieux. L’exposé semblait probant et l’on y crut longtemps. L’anticléricalisme des auteurs de la fin du XIXe siècle permit d’entretenir une telle réputation presque intacte. […] Le XXe siècle conserva cet imaginaire nauséeux jusque dans les années 1970, époque où des historiens comme Norman Cohn et Richard Kierkhefer remirent totalement en question les propos tenus par Lamothe Langon et ses successeurs. Grâce aux recherches de ces historiens, le texte de Lamothe Langon est aujourd’hui considéré comme une des plus grandes falsifications de l’histoire, puisque lesdites archives n’ont jamais existé. Débarrassé de ces affirmations spécieuses et de ces a priori, on pouvait enfin retravailler sur la justice inquisitoriale au Moyen Âge en France. »
Marcel Proust: « Quel est le médecin de fous qui n’aura pas à force de les fréquenter eu sa crise de folie, heureux encore s’il peut affirmer que ce n’est pas une folie antérieure et latente qui l’avait voué à s’occuper d’eux ? L’objet de ses études, pour un psychiatre, réagit souvent sur lui. Mais avant cela, cet objet, quelle obscure inclination, quel fascinateur effroi le lui avait fait choisir[1] ? »
Nietzsche : « Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Et quand ton regard pénètre longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi, pénètre en toi[2]. »
Évangile de Jean 4 : « Jésus arrive à une ville de Samarie appelée Sychar, près de la terre que Jacob avait donnée à son fils Joseph. Là se trouvait le puits de Jacob. Jésus, fatigué par la marche, se tenait donc assis près du puits. C’était environ la sixième heure. Une femme de Samarie vient pour puiser de l’eau. Jésus lui dit : « Donne-moi à boire. » […] La femme samaritaine lui dit : « Comment ! Toi qui es Juif, tu me demandes à boire à moi qui suis une femme samaritaine ? » Les Juifs en effet n’ont pas de relations avec les Samaritains. […] Jésus lui dit : « Va, appelle ton mari et reviens ici. » La femme lui répondit : « Je n’ai pas de mari. » Jésus lui dit : « Tu as bien fait de dire : Je n’ai pas de mari », car tu as eu cinq maris et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari ; en cela tu dis vrai. » La femme lui dit : « Seigneur, je vois que tu es un prophète… Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous, vous dites : C’est à Jérusalem qu’est le lieu où il faut adorer. » Jésus lui dit : « Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. Mais l’heure vient – et c’est maintenant – où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité, car tels sont les adorateurs que cherche le Père. Dieu est esprit, et ceux qui adorent, c’est en esprit et en vérité qu’ils doivent adorer. » La femme lui dit : « Je sais que le Messie doit venir, celui qu’on appelle Christ. Quand il viendra, il nous expliquera tout ». Jésus lui dit : « Je le suis, moi qui te parle ». »
[1] Marcel Proust, La Prisonnière, Paris, Livre de poche, p. 268.
[2] Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, chap. IV, « Maximes et intermèdes », n°146.
Colette Hamza, Violence et Coran – 2019
L’actualité, avec son lot d’attentats et de violences perpétrées au nom de l’islam, interroge sur les sources de cette violence.
Entre ceux qui présentent l’islam comme une religion violente à sa source même, et ceux qui en font une religion de paix, partant d’une racine commune entre islam et salam paix, que faut-il penser ?
Dalila, une femme musulmane disait récemment : « Contrairement à ce que prétendent certains, l’islam n’est pas une religion de paix. C’est une religion qui amène à la paix, ce qui demande des efforts ».
Une religion qui demande donc un jihâd, selon l’étymologie du terme qui renvoie à la notion d’effort. Un effort, sans doute d’abord, dans la lecture et la réception du texte coranique.
Car interroger la place de la violence dans le Coran, c’est interroger le Coran lui-même, qui contient des versets de guerre et des versets de paix, la manière de le lire et de l’interpréter.
C’est prendre en compte le contexte dans lequel le texte a été élaboré, analyser le vocabulaire, tel le jihâd, se confronter aux versets « difficiles » pour chercher à les comprendre et interroger la notion d’abrogation utilisée comme réponse aux contradictions internes au Coran.
Cette réflexion n’a pas la prétention de faire le tour de la question, mais en abordant ces divers aspects, va chercher à éclairer le sens de cette violence présente dans le texte coranique et à questionner l’utilisation qui en est faite aujourd’hui.
1. La lecture du Coran :
- La question de la violence, présente dans le corpus coranique, doit s’inscrire dans une vue d’ensemble du Coran.
Dans son texte, Lire le Coran aujourd’hui, Rachid Benzine[1] dénonce des lectures faussées du texte coranique :
- Une Lecture fondamentaliste littéraliste, une « lecture éternelle » immuable qui
surgirait du seul texte, sans distance réflexive, sans ce discernement auquel le texte lui-même appelle, semble-t-il, et dont un des noms, Furqan, signifie discernement (même si d’autres traductions peuvent être appliquées à ce terme).
- Lecture « mutilatrice » du texte, estimant que de nombreux versets sont devenus
caduques, parce que posant problèmes à notre époque, à notre compréhension, à notre lecture.
- Lecture « mutilatrice », qui peut être le fait aussi, de la fameuse thèse abrogationniste.
sur laquelle nous reviendrons plus loin.
- Lecture utilitaire et décontextualisée du texte n’utilisant que certains versets selon la
thèse que l’on soutient, versets de paix contre versets de guerre et vice versa…des versets isolés de leur contexte au risque de leur faire dire le contraire de ce que l’auteur a voulu dire ou signifier.
Quoiqu’il en soit, les versets difficiles sont là, faisant partie intégrante du texte, de sa cohérence, de son unité. Il nous faut donc nous confronter au texte et en chercher le sens pour aujourd’hui en regardant tout d’abord le contexte dans lequel ces versets s’inscrivent.
2. Le contexte :
Nous l’avons dit les versets coraniques doivent être lus dans le contexte de leur révélation, ce qui évite une lecture partielle et partiale, intemporelle et anachronique.
L’islam nait donc en Arabie au VII° siècle de notre ère, dans une société tribale, et des conditions de vie difficiles. L’Arabie du temps de Mohamed est marquée par la violence de la nature et des hommes. Les razzias définissent les rapports entre les arabes et le reste de l’Orient comme celle des bédouins entre eux. Il s’agit d’une violence instituée, une lutte pour la survie. A côté du commerce et de l’élevage, la guerre est sans doute, l’activité principale des hommes, un instrument économique et politique, signe des rivalités qui existent entre les tribus.
Cependant, pour les tribus, la guerre n’est pas une fin en soi. L’essentiel est la survie de la tribu et donc des individus qui la composent. il s’agit de préserver la vie, de maintenir l’intégrité et la cohésion du groupe, toute mort affaiblissant les liens tribaux. Le Coran insiste ainsi sur la nécessité de préserver la vie, même lors des conflits.
« Ne tuez qu’en toute justice la vie que Dieu a faite sacrée[2] »
« Combattez sur le chemin de Dieu ceux qui vous combattent, sans pour autant commettre d’agression. Dieu déteste les agresseurs [3]».
Violence donc des rapports tribaux mais une violence que le Coran rapporte et cherche à ordonner et maitriser.
Si cette la violence présente dans le Coran a ses origines dans la culture ambiante elle se trouve aussi dans l’expérience personnelle de Muhammad [4].
Mohamed dès son enfance est confronté à la dureté de la vie, orphelin il connaît une certaine précarité avant de connaître l’abondance. Sa première prédication va se heurter à l’hostilité grandissante des Mecquois. Car c’est une révolution sociale et religieuse qu’il propose. Il est, à cause de cela, rejeté de son clan et finalement contraint de quitter La Mecque pour Médine en 622. A Médine il va s’imposer comme arbitre puis un chef incontesté de la communauté naissante. Le pacte d’Aqaba, renforcé par ce que l’on appelle le pacte ou Constitution de Médine, fait de lui le chef d’une communauté qui rassemble musulmans et juifs. Le texte institue des méthodes pacifiques de règlement des différends entre divers groupes vivant en un seul peuple, en respectant les spécificités religieuses des uns et des autres. D’autre part, la Constitution de Médine établit des relations de foi au-dessus des liens de sang et souligne la responsabilité individuelle. Les identités tribales demeurent importantes, et sont utilisées pour désigner les différents groupes, mais le « principal lien contraignant » pour communauté naissante est la religion.
Pour assurer les ressources de cette communauté, le système traditionnel de la razzia est utilisé. Et pour survivre face à l’hostilité des mecquois, il fallait s’engager dans la lutte armée.
S’ouvre le temps du combat pour Dieu « Combattez dans le chemin de Dieu[5] ». Ce combat pour Dieu, cet effort, littéralement Jihâd dans la voie de Dieu, est un effort consenti, volontaire et temporaire, au service de la cause de Mohammed, contre la Mecque.
Mohammed s’inscrit dans le cadre d’une société tribale qui ne fonctionne pas sur le mode de la contrainte, « Point de contrainte en religion[6] » reprend le Coran, mais sur celui d’une obéissance consentie, contractuelle.
Cela signifie d’engager ses biens et /ou sa personne : « Dieu place à un rang supérieur, ceux qui s’engagent de leurs biens et de leurs personnes ; à chacun Dieu fait promesse du meilleur.[7] »
Dans la guerre menée contre la Mecque, la première grande victoire de Badr en 624, sera interprétée comme un Signe de Dieu[8]. L’imaginaire religieux se mêle au politique pour le justifier et le glorifier. Mais l’échec devient aussi l’expression de la volonté de Dieu et permet de justifier une des grandes vertus musulmanes la patience, l développée dans la théorie du jihâd.
Les appels à participer à ce combat, à cet effort sont nombreux dans le Coran, signe peut-être que les ralliements ne sont pas immédiats, même si la lecture croyante va y puiser un surcroît de ferveur.
L’appel s’accompagne d’une promesse et d’une menace eschatologiques. L’historienne et anthropologue Jacqueline Chabbi[9], distingue la violence du discours, avec ces appels au combat et la violence en acte, celle de la guerre menée.
Un discours rempli de violence divine eschatologique à la Mecque, une parole exacerbée, menaçante à Médine, pour un prophète qui, à bout d’arguments, notamment contre les juifs passe à la violence physique.
Désormais les combats sont réels, d’abord contre les polythéistes de la Mecque, puis contre les tribus juives à la suite de la trahison du pacte, la conquête du nord de l’Arabie, jusqu’à la « conquête » de La Mecque en 630.
Le prophète de la Mecque est devenu un chef de guerre qui va unifier les tribus arabes sous la bannière de l’islam.
« La guerre bédouine se transforme en guerre sainte pour Dieu », « Le paradis étant à l’ombre des épées » selon un hadith. [10]
On se trouve face à un chef de tribu qui recourt à la force pour imposer sa domination sur un territoire. Le discours divin est convoqué à postériori pour légitimer un acte politique, comme le montrent les hadiths.
Des raisons économiques et politiques expliquent cette violence et ces batailles déployées sous l’autorité de Mohammed.
Au début du VIII° siècle, bien après la mort de Mohammed, l’islam va passer d’une religion confinée à la péninsule arabique à une religion impériale étendue sur un vaste territoire. Les gouvernants, parfois aidés par les théologiens, ont eu tendance à interpréter les textes religieux pour légitimer l’expansion guerrière et asseoir leur pouvoir par la force.
S’il faut chercher une légitimation de la violence dans l’islam c’est à cette époque et dans les textes tardifs qu’on peut la trouver autant, sinon plus, que dans le Coran.
Notamment dans la biographie du prophète d’Ibn Ishaq (704-767) remaniée par Ibn Hishâm (mort vers 834). C’est dans ce livre que l’on trouve la plupart des récits relatifs aux batailles attribuées au prophète ainsi que le fameux épisode du massacre de tous les hommes de la tribu juive des banû Qurayzha de 600 à 900 selon les versions après qu’ils se soient alliés avec les polythéistes de la Mecque.
Jacqueline Chabbi montre que le recours à la violence physique contre les juifs ne montre pas un antijudaïsme essentiel inscrit dans le Coran mais est la conséquence de la rupture d’un pacte et la nécessité d’un pouvoir politique. Ce sera l’apologétique postérieure qui imposera la lecture du châtiment divin contre les juifs qui serait annoncé dans le Coran.
C’est aussi à cette époque tardive que les écoles juridiques vont théoriser le jihâd lui donnant une valeur absolue.
Ainsi sous Mohammed comme plus tard dans l’empire la nécessité politique va être légitimée par le discours divin.
3. Le jihâd
Le terme jihâd signifie effort et non guerre qui se dit en arabe harb[11] et encore moins guerre sainte.
Il est utilisé une trentaine de fois dans le Coran sous des formes nominales ou verbales, le plus souvent pour signifier l’effort que le musulman doit déployer pour protéger les croyants des agressions provenant des tribus polythéistes de la péninsule arabique.
Le mot jihâd n’apparaît pas dans les débuts de la révélation et de la prédication de Mohammed. Il va par la suite, être retenu dans la période médinoise pour désigner la lutte réelle à mener dans « le chemin de Dieu » et qui souligne en même temps l’effort à continuer en vue de l’appel à l’islam.
La notion de jihâd connote un effort soutenu pour aboutir à un résultat, un effort dirigé vers un objectif déterminé. D’où plusieurs acceptions du terme : s’atteler résolument à une tâche, résister opiniâtrement à l’adversité ou lutter pour survivre, éventuellement en combattant un adversaire. Il s’agit d’une « lutte contre » qui n’implique pas forcément la guerre.
Au cours de la période mekkoise, le terme a une signification essentiellement morale et spirituelle. Il s’agit de tenir bon, face aux complots des polythéistes mecquois, de préserver la foi musulmane naissante et de ne pas céder au désespoir. Ce jihâd, requiert du croyant patience et persévérance face à l’adversité.
A Médine, le terme acquiert un sens matériel : résister à l’agression mais davantage, donner à la communauté les moyens de subsister et de s’organiser par des contributions financières, ce qui va se traduire par des razzias[12].
Le sens matériel va finir par l’emporter sur le sens spirituel en raison des circonstances.
Le jihâd apparaît comme un ordre venant de Dieu qui en fait un devoir pour les croyants au même titre que l’adoration, la prière ou l’aumône.
La notion de Jihâd débouche peu à peu sur l’idée de « combat », traduite en arabe par qitâl. La racine QTL renvoie à la notion de tuer ou plutôt au fait de combattre quelqu’un, non dans l’intention de le tuer, mais au risque de tuer ou d’être tué.
Le verbe ou le nom d’action se retrouvent dans le Coran y compris sous la forme d’impératif, « combattez » dans douze occurrences de la période médinoise.
Le terme arabe pour évoquer le meurtre ou le fait de tuer est celui de qatl, avec le verbe qatala, de la même racine que qitâl, qâtala signifiant combattre, lutter. Il est donc important d’aller vérifier en arabe le terme utilisé dans les différents versets pour bien comprendre de quoi l’on parle et ce que peuvent induire telle ou telle traduction.
Dans le contexte des tribus arabes du VIII° siècle, lorsqu’un meurtre est commis le meurtrier devait être tué à son tour. C’est une manière de préserver l’honneur de la tribu et de garantir la stabilité des relations intertribales mais cela pouvait conduire à des vengeances sans fin.
A travers les nombreuses occurrences dans le Coran de cette notion, des exégètes ont vu le fait que Dieu insistait sur les conséquences désastreuses du meurtre dans la société.
On peut le lire à travers le récit de Caïn et Abel, l’évocation des crimes contre les prophètes, le rappel de la lutte menée par des personnages bibliques[13]. D’autres passages du Coran parlent de la dure réalité des relations tribales insistant sur la nécessité de ne pas céder à la vengeance, en appelant à l’autorité légale pour régler les conflits.
La mort apparaît comme un risque plus que comme une intention souligne Jacqueline Chabbi [14]encore moins comme une chance à saisir comme l’entendent certaines idéologies actuelles. Dès que la négociation est possible on cherche un compromis ainsi en sera-t-il en 628, avec un pacte de dix ans de cessation des hostilités avec La Mecque.
Il faut aussi souligner que tuer de manière inconsidérée ou massacrer gratuitement constitue une transgression majeure rappelée par le Coran.
« Combattez dans la voie de Dieu ceux qui vous combattent mais ne commettez pas d’agression (inconsidérée) ; Dieu n’aime pas les transgresseurs [15]»
Quelques passages du Coran évoquent la mise à mort des ennemis au combat dont le fameux verset Sourate 9 verset 5 sur lequel nous reviendrons plus loin.
Mais le passage dans lequel il se trouve pose clairement un cadre restrictif au conflit armé et privilégie la négociation afin de faire cesser les hostilités le plus rapidement.
Si la guerre est autorisée, le Coran en définit les limites[16]. Le jihâd en tant que guerre « sainte » doit répondre, selon le Coran, à des exigences précises : une cause et un ennemi bien définis, des limites strictes et une éthique de guerre.
Ceci ne veut pas dire que les sociétés musulmanes n’évolueront pas, dans le temps et des contextes particuliers, dans le sens d’une agressivité débridée.
Jihâd et qitâl en viendront à se confondre et à dériver dans l’empire musulman. Ce n’était pas le cas au départ. En cette époque médiévale, on n’est bien sûr pas dans l’angélisme dans la société tribale de Mohammed comme d’ailleurs en occident, mais dans « des comportements sociaux codifiés contraints par la pratique collective et les conditions de vie » écrit Jacqueline Chabbi[17].
Le Coran cherche sans cesse à conjurer la crainte de mourir au combat mais aussi à modérer l’action de combat comme il évite à la fois tout message à caractère général du combat hors du cadre historique de l’origine et toute globalisation des adversaires.
« La guerre coranique n’est pas sainte, écrit Jacqueline Chabbi. Elle ne peut être que de son temps. Il s’agit d’une guerre classiquement tribale et qui ne déroge en rien aux contraintes déjà présentes dans ce milieu humain. Il est donc complètement incongru d’extrapoler ces paroles contextuelles. Le combat quelles que soient les légitimités qu’il s’invente, est affaire d’homme et non affaires de dieux.[18] »
Au-delà du Coran, le jihâd va faire l’objet d’une codification savante dans le droit musulman. « Le jihâd est la meilleure des œuvres surrérogatoires » ou encore « le jihâd est la meilleure des formes de service volontaire que l’homme consacre à Dieu » selon ibn Taymiyya, le maître à penser des jihadistes d’aujourd’hui, dans son traité du droit.
Le jihâd est mis par certains sur le même pied que les cinq piliers de l’islam, obligation du croyant envers Dieu mais une obligation communautaire et non personnelle.
Le but du jihâd n’est pas de tuer mais d’appeler à l’islam, il s’agit de faire régner l’ordre initial voulu par Dieu et qu’incarne l’islam, comme religion naturelle de l’humanité selon le Coran.
Le jihâd apparaît à la fois comme une théorie de la guerre juste, permise, obligée ou interdite et une pratique stratégique.
En fait deux conceptions existent chez les juristes, politologues et théologiens :
- L’une est offensive : l’islam, doit s’étendre par la force sur les nations et les sociétés
non soumises et qui « appelées » ont refusé. C’est l’interprétation qui a justifié les conquêtes musulmanes, même si celles-ci ne sont pas toutes guerrières.
- L’autre est défensive : elle se borne à affirmer la juste protection de l’islam, de sa terre
et de ses fidèles mais ne permet que l’on combatte l’infidèle que par la propagande et la persuasion. Le jihâd se manifeste avant tout par la persuasion orale. Mais aussi par la recherche d’alliances dans un contexte de tensions, d’où l’alternance des passages coraniques sur la préparation psychologique au combat défensif et d’autres passages sur la nécessité d’une coexistence pacifique se traduisant par des relations apaisées entre les tribus.
En fait ces deux conceptions sont complémentaires, l’accentuation de l’une ou l’autre résulte des circonstances et d’une idéologie. Il est clair que dans la pratique l’islam a dû s’accommoder des situations diverses qui se sont présentées et pratiquer le plus souvent la coexistence.
Comme nous venons de le voir nous ne pouvons ignorer la notion de jihâd entendu comme guerre militaire menée contre les infidèles ou les mauvais musulmans, présente dans le Coran, vécue par Mohammed, codifiée et amplifiée par la Tradition musulmane et à laquelle tout musulman est appelé au nom de Dieu, par Dieu lui-même.
Cependant un hadith rapporte ces paroles de Muhammad au retour d’une expédition guerrière :
« Nous voici de retour du jihâd mineur, du jihâd militaire, du combat contre les polythéistes, les mécréants et les faiseurs de dieux ; vers le jihâd majeur, le jihâd spirituel,
la lutte contre soi-même qui consiste en la purification de l’âme, la lutte contre le mal,
contre Satan, une lutte à mener en chacun de nous, en paroles et en actes et au plus profond de soi-même et cela par une volonté individuelle et collective de dépassement
pour former un homme meilleur, une meilleure société humaine ».
La notion de jihâd majeur, retrouve le sens premier du terme qui est, nous l’avons dit, celui d’effort. Et s’il reste une guerre, le jihâd majeur est combat contre soi-même, combat spirituel à mener contre les ennemis intérieurs.
Si le jihâd majeur revêt un caractère individualiste, c’est à toute la communauté qu’il revient de commander le bien[19].
Le Coran contient de nombreux passages qui permettent de faire une lecture « spirituelle » du jihâd et les mystiques les ont largement utilisés. Pour eux, la guerre à mener est celle du combat contre les passions mauvaises à l’intérieur de chaque homme. La maîtrise et le pardon sont largement recommandés[20]. Les mystiques ont mis en avant les passages qui encourageaient avant tout la piété[21].
Il est clair que le Coran peut servir d’appui pour telle ou telle lecture, telle ou telle interprétation, la période médinoise pouvant fournir des arguments en faveur de la guerre, les trois périodes mekkoises permettant de prendre des distances par rapport à elle en donnant de quoi méditer sur la purification du croyant.
Pour les mystiques, l’homme qui fait l’expérience de Dieu ne peut connaître l’intolérance et la guerre sainte.
« Je professe la religion de l’amour et je vais où veut sa monture que j’aille car l’amour est mon credo et ma foi ». Hallaj le grand mystique musulman a choisi le chemin de Dieu et l’a payé de sa vie.
Selon certains, le grand jihâd a une dimension ascétique et mystique, comme effort de l’âme pour dépasser les contradictions et rechercher l’harmonie avec Dieu. Mais il s’agit aussi de « lutter » contre la pauvreté, l’exploitation. La guerre à mener est aussi cet « effort pacifique » en vue du développement économique ou culturel. C’est ainsi que l’interprètent un certain nombre de musulmans aujourd’hui.
Ainsi, on peut dire, avec certains musulmans d’aujourd’hui que le jihâd apparaît avoir deux significations, l’une originelle de nature religieuse et l’autre acquise au cours de l’histoire de nature politique. « Nous ne doutons pas que le sens originel finira par triompher pour que le jihâd devienne un instrument de justice et de clémence et non une arme de violence et de guerre[22] ».
4. Des versets difficiles
Le Coran passe pour un texte traversé par la violence et porteur d’incitations guerrières qui nourrissent lesjihadistes contemporains.
Si l’on cherche de la violence dans le Coran, on en trouve bien évidemment, comme d’ailleurs dans la Bible. Il est assez habituel de lancer aux musulmans, qui mettent en avant la paix coranique, les versets porteurs de violence, pour leur contester tout chemin pacifique dans le Coran, comme l’on entend les jihadistesd’aujourd’hui justifier leurs actes avec ces mêmes versets. Sortir l’un ou l’autre verset de son contexte est, nous l’avons dit, une lecture qui ne donne pas accès au sens du texte et que nous dénonçons. Mais il nous a paru important de ne pas faire ici l’impasse de ces versets « difficiles », justement pour les contextualiser.
Le discours mecquois est imprégné de violence divine à travers l’annonce du jugement promis à ceux qui ne se convertissent pas. Mohammed n’a alors que la force de sa parole et de la parole divine annonciatrice d’une menace terrifiante et imminente. On se situe là dans le texte coranique dans un discours de genre apocalyptique.
A Médine c’est le temps de l’action, nous l’avons dit, et de l’attaque de tous ceux qui s’opposent au message.
Mais cette action est limitée aux règles communes de la société tribale. Si la menace eschatologique demeure, la violence est aussi effective dans la guerre menée contre la Mecque notamment, mais aussi contre les juifs.
Vis-à-vis d’eux, le Coran va aller de l’incompréhension, au désappointement jusqu’à la dispute dans une polémique de plus en plus virulente et finalement l’action violente.
« Maudits soient-ils ! Où qu’ils se terrent ils seront pris et tués jusqu’au dernier.[23] »
Le terrible verset 33 de la sourate 5 rappelle le sort des tribus juives, celles qui sont bannies et celles dont les hommes sont tués :
« Telle sera la rétribution de ceux qui font la guerre contre Dieu et contre son prophète
et de ceux qui exercent la violence sur la terre : ils seront tués ou crucifiés, ou bien leur main droite et leur pied gauche seront coupés ou bien ils seront expulsés du pays.
Tel sera leur sort la honte en ce monde et le terrible châtiment dans la vie future. ».
Verset violent s’il en est, difficile à interpréter, d’autant plus qu’il suit un passage souvent cité par les musulmans sur l’interdiction du meurtre tel que prescrit aux fils d’Israël :
« Celui qui a tué un homme qui lui-même n’a pas tué ou qui n’a pas commis de violence, sur la terre est considéré comme s’il avait tué tous les hommes ; et celui qui sauve un seul homme est considéré comme s’il avait sauvé tous les hommes. [24]»
Ce verset qui énonce le principe fondamental et universel de l’interdit du meurtre est précédé par le récit du crime de Caïn qui tue son frère, qui n’étends pas la main sur lui et suivi par ce terrible verset qui punit tous ceux qui sont coupables de « désordre sur la terre » et « combattent Dieu et son envoyé ». Les mains criminelles, celle de Caïn étendue pour tuer (v 28) et celle des abuseurs (v. 33 et 38) sont promise au châtiment pour leur crime. L’ensemble est scandé par la possibilité de la repentance et du pardon du Dieu « pardonneur et miséricordieux » (V.34 et 39)[25].
Parmi ces versets de violence nous pouvons regarder l’un des plus difficiles, à entendre aujourd’hui, dans la sourate la plus violente, et souvent cité pour justifier ce qui serait la violence intrinsèque du Coran, le verset dit « du sabre » sourate 9 verset 5 :
« Après que les mois sacrés expirent, tuez les associateurs où que vous les trouviez. Capturez-les, assiégez-les et guettez-les ; tendez-leur des embuscades. Si ensuite ils se repentent, accomplissent la prière et donne la contribution de solidarité, alors laissez-les aller ; Dieu est Pardonne et est Miséricordieux. »
Ce verset comme ceux qui précèdent et suivent s’inscrivent dans un contexte de guerre entre La Mecque et la communauté de Mohammed à Médine. Mohammed revient de la Mecque d’où il a été chassé quelques années plus tôt. Au cœur de cette guerre un pacte a été signé[26] (v1.) et ce pacte n’a pas été respecté. Or l’équilibre de la société de ce temps est assuré par les pactes entre tribus.
Si ce contexte n’excuse pas la violence il l’explique. La parole donnée a été trahi, l’injonction répond à l’agression première. Ce que rappelle la sourate 2 versets 190-192, déjà cités qui donnent les règles du combat :
« Combattez dans la voie de Dieu ceux qui vous combattent ; mais ne soyez pas agresseurs (sans raison) Dieu n’aime pas les agresseurs. Tuez-les où que vous les trouviez, chassez-les d’où ils vous chassés ; la sédition est pire que le meurtre ; mais ne les combattez pas près d’un lieu de prosternation bien protégé à moins qu’ils ne vous y combattent ; alors tuez-les telle est la rétribution de ceux qui récusent. Mais s’ils cessent Dieu leur pardonnera et sera miséricordieux. »
Le discours coranique se conforme aux règles tribales du combat et au respect des pactes scellés.
Revenant à la sourate 9, il est important de le situer dans l’ensemble du passage.
Il est suivi de l’invitation à accorder asile à une partie d’entre eux[27], ce qui suppose donc qu’il n’est pas demandé de tous les tuer. Et il est dit aux versets 7 et 11 qu’à l’inverse de la violence, la droiture et la repentance suffisent à mettre fin au conflit et à transformer les ennemis en « frères en religion ».
On doit également citer dans la même sourate le verset 29 appliqué aux gens du Livre, souvent cité pour dénoncer la violence du Coran envers juifs et chrétiens :
« Combattez ceux qui ne croient pas en Dieu et au Jour dernier ; ceux qui ne déclarent pas illicite ce que Dieu et son prophète ont déclaré illicite. Ceux qui parmi les gens du livre ne pratiquent pas la vraie religion. Combattez- les jusqu’à ce qu’ils payent directement le tribut après s’être humiliés. ».
Précisons simplement qu’Il s’agit de « ceux qui » et non de tous, comme souvent dans le texte, la visée n’est pas de tuer puisque le but est qu’ils paient le tribut, c’est-à-dire l’impôt de solidarité mais aussi de soumission, dans une société à majorité musulmane qui les accepte donc.
Ceci dit encore une fois ne sortons pas l’un ou l’autre verset de son contexte coranique et culturel.
Ces versets difficiles, ceux de violence, on pourrait en citer d’autres, attestent de l’historicité du texte coranique, de son enracinement dans une culture précise. La prise en compte de l’humanité avec ce qu’elle a de meilleur et de pire.
Rachid Benzine écrit ceci : « La révélation coranique est un vrai reflet de ce qui fait l’humanité. Il ne s’agit pas d’une révélation qui ne ferait qu’effleurer « le vécu des hommes. Cette révélation est porteuse de la chair et du sang des humains, de leur intelligence et de leur aveuglement, de leur générosité et de leur violence, de leurs instincts de vie comme de leurs instincts de mort : elle s’adresse à l’homme dans ses limites. [28]»
Cependant le verset 5 de la sourate 9 ci-dessus mentionné, est important dans l’interprétation qui va en être faite par la suite se focalisant sur l’injonction de tuer plus que sur les recommandations annexes qui l’entourent et va fonder la thèse de l’abrogation.
La thèse de l’abrogation :
Une des méthodes traditionnelles d’interprétation du Coran présentée par les juristes musulmans est celle de l’abrogation de certains versets par d’autres. Cette thèse de l’abrogation, développée à partir des Abbassides (Fin VIII° début IX°) puis davantage élaborée à partir des recherches d’Ibn Taymiyya (1263 -1328 Damas) et d’Ibn Kathir (1301-1373 Damas) et toujours en vigueur aujourd’hui, permet de surmonter les apparentes contradictions du texte, essentiellement dans le domaine de la norme.
Elle s’appuie sur le verset 106 de la sourate 5 :
« Si Nous abrogeons un verset quelconque ou que Nous le fassions oublier, Nous en apportons un meilleur, ou un semblable. Ne sais-tu pas que Dieu est tout puissant ? ».
A partir de là on a considéré que les versets les plus récents abrogent les plus anciens, donc les plus rigoureux et restrictifs abrogeraient les plus tolérants.
Or, ce verset s’inscrit dans un long passage, traitant de la révélation, dans le cadre d’une controverse avec certains juifs de Médine accusant Mohammed de falsification dans la récitation de versets de la Torah intégrés au Coran.
Il s’agirait donc, non d’une abrogation de versets coraniques, ce qui signifierait que Dieu abrogerait sa parole, mais pour certains, de la Torah, ce qui est surprenant puisque le Coran répète qu’il confirme les Écritures antérieures. Finalement, cela concernerait plutôt certains versets de celle-ci.
Le terme utilisé en arabe pour dire verset est ayâ qui dans son sens le plus courant dans le Coran est traduit par signe, et signe de Dieu. Notion très importante en islam, car Dieu se manifeste par des signes.
C’est ainsi que traduit Maurice Gloton : « Que nous supprimions un Signe ou que nous le fassions oublier, nous en apporterions un meilleur ou équivalent. »
Le sens du verset devient moins clair sans doute, et plus spirituel que normatif.
Peut-on penser que cela signifie que Dieu envoie de nouveaux signes, plus parlant pour ce temps précis de la révélation ? Certains exégètes le disent. Il s’agit donc d’être attentif aux signes, le Coran ne cesse d’y inviter le croyant, signes de Dieu à voir et interpréter pour aujourd’hui.
Cette question de l’abrogation est d’une grande actualité́, car les fondamentalistes islamistes s’en servent pour considérer notamment que les versets les plus durs de la sourate 9, en particulier le verset dit « de l’épée », abrogerait plus d’une centaine d’autres versets plus conciliants.
Plusieurs penseurs musulmans ont remis en cause cette thèse de l’abrogation, faisant primer les versets plus universels sur ceux qui sont conjoncturels ainsi Abdelwahhab Meddeb écrit : « C’est justement ledit verset de l’épée qui est abrogé du fait qu’il appartient à une conjecture historique et anthropologique révolue, la permanence se trouvant du côté des trois autres versets qui le contredisent : « Nulle contrainte en religion [29]» ; « Appelle les hommes dans le chemin de ton Seigneur par la sagesse et une belle exhortation ; discute avec eux de la meilleure manière[30] ».
Abdessalem Souiki, imam et théologien musulman, réfute de manière catégorique la thèse abrogationniste. [31]
Il distingue dans le Coran une première catégorie de versets qui constituent la matrice du texte et sont les arbitres de l’ensemble et une seconde catégorie de versets ouverts à plusieurs interprétations, qui interpellent le croyant et l’invitent à pratiquer l’ijtihad, l’effort de réflexion personnelle faisant de lui « le coauteur du sens du Coran à défaut d’être le coauteur du texte lui-même ». Pour lui la clé herméneutique est le verset 7 de la sourate 3 :
« C’est Lui (Dieu) qui a fait descendre sur toi le Livre. On y trouve des versets clairs -La mère du Livre- et d’autres obscurs. Ceux dont les cœurs penchent vers l’erreur s’attachent à ce qui est obscur car ils recherchent la discorde et ils sont avides d’interprétations ; mais nul autre que Dieu ne connaît l’interprétation du Livre. Ceux qui sont enracinés dans la science d disent « Nous y croyons ! Tout vient de notre Seigneur ! » mais seuls les hommes doués d’intelligence s’en souviennent. »
L’invitation à l’ijtihâd ouvre à une liberté d’interprétation à quatre conditions :
- Respecter la première catégorie de verset comme référence d’interprétation, instance
Arbitrale : ne pas faire dire au texte n’importe quoi en contradiction avec une valeur fondamentale.
- Être bien intentionné : ne pas inféoder la parole de Dieu à la sienne, venir avec des a
priori et chercher dans le Coran de quoi les soutenir ; se laisser nourrir par la parole de Dieu avec un cœur purifié.
- Relativiser l’interprétation personnelle : laisser la parenthèse ouverte à d’autres
personnes, d’autres générations, il y a un au-delà du texte.
- Être averti en matière d’exégèse : méditer analyser, recouper, avoir une vue
d’ensemble, se concerter avec d’autres.
Abdessalem Souiki estime que la thèse de l’abrogation est de l’ordre d’une offense à Dieu, c’est vouloir tout résoudre soi-même, et il s’interroge : comment Dieu pourrait-il revenir ainsi sur la moitié de sa parole, abrogeant les versets sur la convivialité, tel celui-ci, « appelle les hommes dans le chemin de ton Seigneur par la sagesse et une belle exhortation ; discute avec eux de la meilleure manière[32] », par un seul verset… Celui du sabre ?
Dieu ne peut changer d’avis, ceux qui soutiennent l’abrogation abandonnent Dieu pour sacraliser des personnes !
L’appel coranique est donc appel, à mettre en œuvre son intelligence « pour ceux qui réfléchissent » répète le texte, son ijtihâd, sa réflexion personnelle, son furqan, discernement, pour entendre le message dans son universalité sans l’arrêter à un temps T de l’histoire ou à soi-même. S’il s’agit comme le disent les salafistes de revenir à la source c’est pour la laisser couler comme une eau vive et non en faire une flalque.
Conclusion :
Nous l’avons développé, le Coran contient des passages belliqueux, nous en avons cité et analysé certains, en particulier dans la sourate 9 et la sourate 5 qui souffle le froid et le chaud sur les gens du Livre.
Nous avons montré qu’il est essentiel de lire ces textes dans leur contexte celui du texte coranique, sans les isoler de l’ensemble, celui du moment coranique de l’Arabie du VII° siècle, celui aussi de la construction plus tardive de l’islam lui-même, en lien avec la construction d’une identité politique sous les abbassides puis les omeyyades avec élaboration normative de certains versets liés en particulier au jihâd.
Cette construction de l’islam l’a fait entrer dans un paradigme hégémonique, que dénonce avec vigueur le sociologue musulman Omero Marongiu Perria[33], car il alimente le discours islamiste contemporain.
Pour Abdesallem Souiki, tous les versets sur la violence traitent de combats qui ont eu lieu « Dieu, dit-il, commente ces combats, il se fait chroniqueur et rapporte des conflits qui ont eu lieu chez les prophètes antérieurs et du temps du prophète avec ses opposants. Ce sont des récits et non l’instauration d’une manière de vivre sa spiritualité ! Passer des récits à sa reproduction c’est franchir un pas qui ne peut l’être. »
Quelle est la motivation de la guerre en islam interroge-t-il ? Le fait que l’autre ne soit pas musulman ou bien qu’il nous crée des embûches ? Ce n’est jamais la gestion de l’altérité qui justifie le recours aux armes mais l’agression subie.
Les versets violents présents dans le Coran sont à interroger sur ce qui doit fonder ou non, le recours éventuel à la violence. Et quoi qu’il en soit ce recours n’est jamais de l’ordre des individus mais de l’autorité publique.
Pour la majorité des musulmans la règle en islam c’est de vivre en paix :
« Si un polythéiste cherche asile auprès de toi accueille-le pour lui permettre d’entendre la Parole de Dieu ; fais-le ensuite parvenir dans son lieu sûr, car ce sont des gens qui ne savent pas. [34]»
Dans son discours très controversé à Ratisbonne en 2006, le pape Benoît XVI évoquant le rapport foi et raison a maladroitement cité la parole de l’empereur Manuel II paléologue dans son débat avec un sage persan, évoquant la violence de l’islam[35] :
« Montre-moi ce que Mahomet a apporté de nouveau et tu ne trouveras que du mauvais et de l’inhumain comme ceci, qu’il a prescrit de répandre par l’épée la foi qu’il prêchait ».
Trente-huit théologiens musulmans lui adressèrent en réponse, une lettre ouverte, dans laquelle ils précisent les règles traditionnelles de la guerre dite « juste » mais aussi s’appuient sur un certain nombre de versets condamnant le meurtre et la violence et appellent à rechercher et établir la justice. Ainsi peut-on lire, « que la haine pour un peuple ne vous incite pas à être injustes. Pratiquez l’équité : cela est plus proche de la piété. [36]»
On peut considérer que cette lettre comme celle, un an plus tard, des cent trente-huit savants musulmans, adressée aux responsables des diverses communautés chrétiennes les invitant selon la parole coranique à venir à « une parole commune », expriment l’ijma, le consensus de la communauté musulmane, une des principes essentiels de l’autorité en islam.
Il serait contraire à ce que nous avons dit plus haut d’énumérer les versets pacifiques du Coran face à ceux qui prôneraient la violence, eux aussi sortis de leur contexte, comme on le voit trop souvent faire aujourd’hui, quelle que soit la position que l’on tienne.
Dans le contexte actuel il est essentiel de lire le Coran dans ce qu’il dit et non dans ce que nous voulons lui faire dire, sachant que tout lecteur est interprète.
« Ce qui fera l’unité de la lecture écrit Adrien Candiard[37], ce qui donnera le sens du texte, et pas d’un verset par-ci par-là c’est l’interprétation ».
Et nous le savons les interprétations sont multiples. Cela suppose donc d’aborder le texte coranique, comme une parole survenue dans un temps, un lieu, une culture une langue, un contexte politique, social, religieux et économique donné, sans l’essentialiser, avec les outils de la recherche historique et de l’exégèse critique.
Le Coran n’est pas un texte violent mais il offre, à ceux qui la saisissent ou la cherchent, une certaine possibilité d’un usage violent comme toute parole offerte à notre interprétation et surtout à notre intention, plus ou moins désarmée !
Des millions de musulmans de par le monde ont mis, mettent aujourd’hui, leur confiance en Dieu, définition même de l’islam et non « dans les batailles », car c’est ainsi qu’ils reçoivent la parole coranique comme un chemin à emprunter, une voie droite, qui va de l’islam l’abandon à Dieu à l’imân la foi profonde et sincère jusqu’à l’ihsân l’excellence dans le bon-agir.
Ce chemin est semé de combats à mener non « l’épée à la main mais la patience au cœur. Non armés de fusils mais de satisfaction » selon la parole du maître sri lankais Muhaiyadeen
Comme le disait Dalila, la musulmane citée au début de cet exposé, l’islam est une invitation incessante au combat, un jihâd quotidien, contre les démons intérieurs, pour entrer dans la paix avec soi et avec les autres : « O vous qui croyez ! entrez dans la Paix en totalité et ne suivez point les pas du Démon, car il est pour vous un ennemi déclaré[38] ».
[1] Rachid Benzine, Lire le Coran aujourd’hui, in Lettres à un jeune marocain, choisies et présentées par Abdellah Taïa, Le seuil, 2009.
[2] Sourate 6 verset 151
[3] Sourate 2 verset 190
[4] Jean Sleiman, Violence et sacré dans le Coran, in Vivre avec l’Islam dirigé par Annie Laurent, Ed. St Paul, Versailles, 1996, p.35-74.
[5] Sourate 2 verset 190-193
[6] Sourate 2, verset 256
[7] Sourate 4 verset 95
[8] Sourate 8,5-11
[9] Jacqueline Chabbi, Les trois piliers de l’islam, Seuil, Paris, 2016
[10] Jean Sleiman, op.cité, p. 65.
[11] Harb : guerre menée par les polythéistes contre Mohammed notamment. Sourate 5 verset 33 ; sourate 9 verset 107 ; sourate 2 verset 279 ; sourate 5 verset 64 ; sourate 8 verset 57 ; sourate 47 verset 4
[12] Sourate 49 verset 15; Sourate 9 verset 41
[13] Sourate 40 verset 25 ; Sourate 18 verset 4 ; Sourate 5,30
[14] Op.cit. p.201 sq
[15] Sourate 2 verset 190
[16] Sourate 22 verset 39 ; sourate 2 verset 190
[17] Op.cit. p.203-204
[18] Op.cit. p.208
[19] Sourate 3 verset 104 ; sourate 31 verset 17
[20] Sourate 3 versets 133-134 ; sourate 87 verset 14 ; sourate 9 verset 103 ; sourate 12 verset 53
[21] Sourate 49 verset 13
[22] Muhammad Saïd al Ashamwy, L’islamisme contre l’islam, La Découverte, Ed. Ai Fikr, 1989, p. 73.
[23] Sourate 33 verset 61
[24] Sourate 5 verset 32
[25] Michel Cuypoer, Le festinune lecture de la sourate al Mâ’ida, Lethielleux, 2007, p.145-170
[26] Le traité d’Houdaybiya ou Hodeïbiya, est un pacte signé en 628 entre Mahomet et les autorités mecquoises, qui devaient permettre au prophète de l’islam et à ses fidèles de se rendre en pèlerinage à La Mecque pendant trois jours l’année suivante. Il prévoyait également une période de paix de dix ans entre les deux parties1. Mais les Mecquois brisèrent le traité l’année suivante2, et en janvier 630, Mahomet décide de conquérir la ville.
[27] Sourate 9 verset 6
[28] Op.cit. Rachid Benzine, Lire le Coran aujourd’hui, in Lettres à un jeune marocain, choisies et présentées par Abdellah Taïa, Le seuil, 2009.
[29] Sourate 2 verset 256
[30] Sourate 16 verset 125 et sourate 29 verset 46
[31] Abdessalem Souiki, Pour sortir d’un discours dogmatique, Chemins de dialogue N° 48, p.81-97
[32] Sourate 16 verset 25
[33] Omero Marongiu Perria, Rouvrir les portes de l’islam, Atlande, Paris, 2017
[34] Sourate 9 verset 6
[35] Benoît XVI, discours lors de la rencontre avec les représentants du monde des sciences, Ratisbonne, 12 septembre 2006
[36] Sourate 5 verset 8
[37] Adiren Candiard, Comprendre l’islam (ou plutôt : pourquoi on n’y comprend rien), conférence à la paroisse Ste Clotilde, Paris 7°, 20 septembre 2015
[38] Sourate 2 verset 208