Introduction
« Archaïsmes post modernes » : L’oxymore est facile, empruntée à Régis Debray (mais on la retrouve sous d’autres plumes contemporaines). Figure de style qui exprime notre perplexité devant les repousses d’une violence sous bannière religieuse, qu’on croyait ensevelie dans « l’ancien temps » et qui remonte du sol non moins fertile de la post modernité. Des germes (entendu comme semences de mauvaise herbe mais aussi comme germes contagieux), vont, viennent, se déplacent, transhument en quelque sorte…sous le regard attentif et inquiet de René Girard.
De la violence chaotique, éclatée…
A sa contention dans des rites religieux primitifs et sacrificiels
De l’abandon des sacrifices à leur sublimation symbolique.
La violence ne désespérant jamais d’elle-même, elle opère son retour sous la forme d’une sacralité archaïque et sauvage, en un mouvement de désublimation.
Comment définir la violence ? Aucune définition ne peut être neutre, elle suppose toujours des jugements de valeur. Et il est difficile d’en donner une définition complète tant elle est protéiforme. Selon Yves Michaud « La violence est une action directe ou indirecte, massée ou distribuée, destinée à porter atteinte à une personne ou à la détruire soit dans son intégrité physique, soit dans ses possessions, soit dans ses participations symboliques »[2]. Posons la formule ramassée de Simone Weil : La violence, « c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis, une chose »[3]
Nous verrons dans un 1er temps la thèse à rebondissements du désir mimétique de René Girard (1923-2015). Anthropologue, il s’est donné pour tâche de construire « Une science des rapports humains » des origines du monde à aujourd’hui, mettant à jour les liens entre la violence et le religieux.
Dans un 2ème temps nous mettrons ses hypothèses à contribution pour éclairer les violences contemporaines perpétrées sous le label religieux
Et en 3ème partie : nous envisagerons certaines critiques adressées à ce corpus conceptuel ainsi que ses apports.
Les travaux de René Girard ont redynamisé l’anthropologie religieuse et ont fourni des outils conceptuels vigoureux aux sciences humaines et sociales. L’association « Recherches mimétiques » (dont Girard fut le président. Aujourd’hui c’est Benoît Chantre) a pour but de structurer la recherche et la diffusion de la théorie mimétique en langue française. « Imitatio » est la représentation internationale de cette association.
J’aurai l’occasion de citer un des philosophes alimentant ces recherches : il s’agit de Jacob Rogozinski qui a publié en octobre 2017 « Djihadisme : le retour du sacrifice. » chez Desclée de Brouwer.
La réflexion de René Girard s’origine dans un étonnement, qui prend la forme de deux questions successives.
1. D’où naît la violence dans les sociétés humaines, quel en est le ressort fondamental ?
2. D’où vient que cette violence ne les dévaste pas ?
La réponse, René Girard l’a construite dans ses livres successifs, notamment, La Violence et le Sacré, et Des Choses cachées depuis la fondation du Monde : le mécanisme du bouc émissaire…[4]
Sven Ortoli ouvre son éditorial du hors série « Philosophie Magazine » consacré à René Girard par cette remarque : « Si le renard connaît bien des tours, le hérisson n’en connaît qu’un mais il est fameux. Girard joue dans la catégorie hérisson. »
Remarque avisée car René Girard est l’homme d’une idée, mais elle est bien fameuse en effet : celle du désir mimétique. Nos désirs imitent ceux des autres. De là nos rivalités et notre violence. Celle ci s’évacue sur le dos d’un tiers exclu : un bouc émissaire. La théorie du bouc émissaire de René Girard est un système interprétatif global, visant à expliquer le fonctionnement et le développement des sociétés humaines. Autant dire que le bouc émissaire, n’est pas ici une simple expression mais un concept à part entière. La civilisation se fonde en toute bonne conscience sur ce meurtre collectif originaire. Mécanisme qui nous éclaire sur le sacré archaïque et ses sacrifices rituels. Le christianisme apparaît comme une invitation à dépasser cette logique victimaire et à inventer d’autres substituts à la violence. Girard nous explique que la religion fut longtemps la seule réponse à la violence. Elle céda le pas au politique et au judiciaire. La violence commise aujourd’hui en son nom est une trahison du religieux, un retour du refoulé (Du religieux refoulé) sous les formes les plus dégénérées, les plus archaïques.
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« L’imitation ne se contente pas de rapprocher les gens ; elle les sépare, et le paradoxe est qu’elle peut faire ceci et cela simultanément » Shakespeare, Les feux de l’envie.
« Le religieux enfante toute la culture humaine »
«Le religieux invente le sacrifice ; le christianisme l’en prive».
René Girard
« Il y a un vrai travail de sublimation dans les grandes religions pour passer du fantasme au symbole »
« Tout ce qui s’est sublimé peut se désublimer »
Jacob Rogozinski[5]
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Présentation de la thèse de René Girard
René Girard, né en Avignon le 25 décembre 1923, ancien élève de l’Ecole des Chartes, a fait toute sa carrière universitaire aux Etats Unis comme professeur de littérature comparée : à John Hopkins University (de 1957 à 1968 et de 1976 à 1980) et à Stanford University (de 1980 à 1995), où il a terminé sa carrière comme professeur émérite. Il a été élu à l’Académie Française en décembre 2005. Il est décédé à Stanford le 4 novembre 2015. Penseur original, « venu de nulle part » selon ses propres mots, philosophe, homme de lettres, anthropologue, historien il se tient à la marge des classifications, à un carrefour transdisciplinaire.
Suivons la dynamique de sa pensée.
Et tout d’abord, 1ère étape : qu’est-ce que le désir mimétique ?
Le mimétisme comportemental est un phénomène spontané d’apprentissage présent chez les animaux et l’humain. Mais on peut distinguer mimétisme et imitation. L’imitation, par son caractère sélectif et l’intentionnalité qu’elle suppose (la conscience de soi et la conscience d’autrui), serait caractéristique de l’être humain. Selon P.-M. Baudonnière, elle serait « à la base du processus d’humanisation et de l’avènement de la culture[6] ». Pour survivre, l’être humain doit tout apprendre de ses semblables : il les imite. C’est ce que René Girard appelle la « mimesis d’apprentissage ». Ainsi apprend-il à marcher, à parler, à écrire.
René Girard utilise le terme de « mimésis » pour désigner une interaction automatique et inconsciente qui génère les désirs humains au-delà des besoins physiologiques et des pulsions. Les désirs étant sans objet propre, ils trouvent leur détermination dans l’intersubjectivité. Girard reprend donc la thèse hégélienne de la constitution intersubjective du sujet. Il fonde son analyse du désir mimétique sur l’éthologie. « L’éthologie, puis la neurophysiologie, ont donné un socle scientifique à la théorie girardienne du mimétisme et du sacrifice[7] », selon Boris Cyrulnick. Des chercheurs dont le français Jean-Michel Oughourlian ont travaillé sur l’imitation et les découvertes en psychologie génétique et neurosciences, pour expliquer la confirmation du désir mimétique chez l’homme par l’existence des neurones miroirs.[8]
Girard nous explique que si nous reconnaissons à l’enfant la qualité d’imitateur et que nous l’encourageons (« Fais comme moi »), l’imitation entre adultes nous apparaît comme une faiblesse et un manquement à l’affirmation de soi. « Le mimétisme du désir enfantin est universellement reconnu. Le désir adulte n’est en rien différent, à ceci près que l’adulte, en particulier dans notre contexte culturel, a honte, le plus souvent, de se modeler sur autrui ; il a peur de révéler son manque d’être. »[9]
L’idée n’est pas neuve. Pour Spinoza, nos désirs particuliers ne sont que des modes d’expression et de réalisation du désir premier de « persévérer dans notre être » (ce qu’il appelle le « conatus » : tendre à réaliser tout ce qui est en son pouvoir pour actualiser son essence). Tout désir est au fond « désir de soi ». Mais nous ne désirons parfois une chose que parce qu’autrui la possède. « Si nous imaginons quelqu’un de semblable à nous affecté de quelque affection, cette imagination enveloppera une affection semblable de notre corps. Par cela même donc que nous imaginons qu’une chose semblable à nous éprouve quelque affection, nous éprouvons une affection semblable à la sienne ».[10]
C’est ce que reprend donc René Girard : « Nous revenons à une idée ancienne mais dont les implications sont peut-être méconnues ; le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle » même s’il reconnaît que tout désir n’est pas mimétique (désirs qui relèvent du besoin (boire), amour des parents pour les enfants par exemple.
René Girard conteste l’analyse traditionnelle du désir : compris comme une tension d’un sujet vers un objet, comme un schéma linéaire bipolaire. Sa critique vise « le mensonge romantique » : l’illusion d’être libres dans nos choix. L’objet susciterait le désir du sujet comme les charmes d’une belle femme allument le désir d’un homme. Le désir serait propre au sujet, motivé par les qualités objectives de l’objet. La littérature romantique répudie toute imitation et fait un dogme de l’originalité; le médiateur reste dissimulé.[11]
Il ne se penche pas – sans la nier pour autant- sur l’origine pulsionnelle et biologique de l’agressivité comme le fait Freud qui s’introduit dans l’inconscient du sujet. Pour Freud, au cœur du désir s’exprime la pulsion. L’origine de la violence réside dans la difficulté d’assouvir son désir et non dans la rivalité, celle-ci n’étant que la conséquence de cette difficulté. La violence, d’origine biologique est irréductible. Elle peut tout au plus être déplacée. René Girard fait une toute autre généalogie de la violence, étrangère à la source pulsionnelle.
La violence surgit de la « mimésis d’appropriation », c’est à dire du désir mimétique.
Le désir du sujet naît de l’imitation du désir d’un autre sujet. Le désir mimétique est un désir triangulaire de 2 sujets convergeant vers un même objet. La présence d’un médiateur oriente le désir du sujet vers des objets qu’il est censé désirer lui-même ou posséder. Le simple fait qu’un autre possède un objet le rend désirable, crée l’urgence de le posséder et fait monter l’agressivité avec l’urgence. Cela fait bien apparaître que nous ne savons pas quoi désirer, l’objet du désir est transparent, informe, fluide. Il prend consistance et s’impose à nous dès lors qu’il est dans l’attention (ou dans les mains) d’un autre. Les enfants illustrent cela de façon saisissante : que l’un d’eux s’empare d’un jouet qui n’intéressait personne et voilà que son petit camarade le veut aussi ! Rien ne peut arrêter la volonté de ce dernier de le posséder : plus il s’énerve et plus le petit médiateur découvre (rétrospectivement) l’intérêt de posséder l’objet, car il possède en même temps le pouvoir sur son camarade devenu son ennemi. Se crée une situation de rivalité qui peut monter en puissance si elle n’est pas régulée.
Nous désirons consciemment un objet et justifions nos choix par des raisonnements qui tiennent davantage de l’autojustification. Nous disons : « Cet objet a bien des qualités, donc je désire. » Or, s’il a toutes ces qualités c’est parce que je le désire et si je le désire c’est à cause de ce qu’il représente pour l’autre. Sa valeur lui est fixée par le désir qu’en a l’autre. Les modalités de ce « désir selon l’autre » relèvent d’un processus inconscient.
Le médiateur est donc celui qui indique au sujet la voie et l’objet de son désir.
Le médiateur externe est celui qui reste hors de portée : un être imaginaire, divin, ou un homme de classe sociale supérieure (un héros chevaleresque, une idole du « show biz »). Il s’agit là d’un modèle, dont on s’inspire parfois ouvertement, avec lequel on ne peut rivaliser.
Si ce modèle habite dans le même monde social que le sujet, nous avons une médiation interne, dans laquelle le sujet et le modèle deviennent rivaux et entrent en conflit quand ils désirent le même objet.
Le message publicitaire joue la carte du médiateur externe : Georges Clooney ne boit que du Nescafé : « What else ? ». Apple ne diffuse ses produits qu’aux gens d’exception : « Think différent » (1997) [12] Le médiateur interne est, quant à lui, directement un rival en ce sens qu’il est à proximité sociale du sujet et lui fait obstacle. C’est le cas des enfants qui se chamaillent, des hommes qui convoitent la même femme, ou le même poste dans l’entreprise ou dans la gouvernance de l’Etat. Ce sont les consommateurs qui se coursent en période de soldes quand les marques « offrent » des séries limitées en temps et en quantité ! Prenons un fait divers exemplaire relaté par le site du journal « les échos » du 29 janvier 2018 : « Après les scènes surréalistes de bagarres et bousculades provoquées la semaine dernière par la promotion de 70 % sur les pots de pâte à tartiner Nutella dans de nombreux magasins Intermarché, Bercy a décidé de lancer une enquête. »[13]
Le désir mimétique est « désir métaphysique » : désir d’être l’autre en possédant ce qu’il possède. Il s’agit d’un processus inconscient d’identification au médiateur : On ne désire pas l’objet mais l’être du médiateur. On imagine le médiateur pourvu d’un être qui nous fait défaut. Comment être lui ? En désirant ce qu’il désire, en possédant ce qu’il possède.
La crise mimétique. Dans la médiation interne va se jouer ce que Girard appelle la « médiation double » ou « réciproque » : le sujet qui désire et le médiateur finissent par s’imiter l’un l’autre. Le désir du sujet A imite le désir du médiateur B. Le désir du médiateur B se renforce et prend modèle sur le désir du sujet A. Le conflit s’intensifie et se déplace : on finit par oublier l’objet convoité il ne subsiste que des rivalités de personnes réduites au statut d’obstacle les unes pour les autres, obsédées les unes par les autres, inconscientes de leur similitude grandissant en même temps que leur haine. C’est la crise mimétique ou crise d’indifférenciation. Les sentiments positifs (admiration) et négatifs (ressentiment, haine) se renforcent conjointement. Seul l’être qui nous empêche de satisfaire un désir qu’il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine. Celui qui hait se hait d’abord lui-même en raison de l’admiration secrète que recèle sa haine. Afin de cacher aux autres, et de se cacher à lui-même, cette admiration éperdue, il ne veut plus voir qu’un obstacle dans son médiateur. Les rivaux ne veulent pas reconnaître qu’ils s’imitent l’un l’autre, ils cherchent à affirmer la singularité de leur désir propre, ils deviennent « jumeaux de la violence ». C’est « la guerre de tous contre tous », décrite par Hobbes dans le Léviathan en 1651. Quand le mimétisme devient obsessionnel et inconscient la crise s’étend comme une contagion sur des groupes entiers. « Chaque fois que la violence surgit en un point quelconque d’une communauté, elle tend à s’étendre et gagner l’ensemble du corps social »[14]
2ème étape : la théorie du bouc émissaire :
Comment l’humanité peut-elle survivre à cette violence inhérente aux relations entre les hommes ? En désignant un bouc émissaire : ce sera la guerre de tous contre un. « Dans l’enfer du même et du symétrique surgit in extremis une différence »[15]Le mécanisme mimétique se renverse quand les hommes trouvent un bouc émissaire : ils s’imitent alors, pour faire violence à l’ennemi commun. Qui est –il ? Celui qui passe par là…au mauvais moment, on s’en saisit : il n’y aura pas de quartier. René Girard repère des stéréotypes du bouc émissaire : le plus intelligent ou le benêt, la plus « canon » des filles ou celle qui s’y conforme le moins présentent une aspérité bienvenue. Il est « celui que nous ne sommes pas ».
René Girard repère trois stéréotypes de la persécution d’un bouc émissaire.
En premier lieu, ces violences se déroulent souvent en période de crise, lors d’un affaiblissement des institutions. Des foules spontanées vont se substituer à ces institutions affaiblies. Les crises sociales peuvent avoir des causes externes (épidémies, sécheresse, inondations) ou des causes internes (troubles politiques, religieux) Dans « Le Hussard sur le toit » de J. Giono, les habitants de Manosque se déchaînent dans une chasse à l’homme lors de l ‘épidémie de choléra. Angelo Pardi, le Hussard, accusé d’empoisonner les fontaines se réfugie sur les toits.[16] Quand la société se détraque : « les échanges positifs se réduisent à l’indispensable (troc) et les échanges négatifs se multiplient : insultes, coups, vengeance…S’installe une réciprocité mauvaise qui uniformise les conduites. Prédominance du même paradoxale puisque conflictuelle et solipsiste. »[17]
Les accusations portées à l’encontre des boucs émissaires constituent le deuxième stéréotype de persécution : ils sont souvent accusés d’avoir commis des crimes fondamentaux (crimes sexuels, religieux, de lèse majesté) qui signalent une grande bestialité, à l’égard de victimes hautement symboliques (des enfants, une vierge, le roi, le chef, le père, la mère, etc.) Un petit nombre d’individus (ou un seul !) met en péril le corps social tout entier.
Le troisième stéréotype porte sur le choix des boucs émissaires : ils présentent des signes victimaires spécifiques, des qualités extrêmes. Girard délimite leurs traits communs : En toute société on voit un processus de discrimination à l’égard des minorités ethniques, religieuses (Par exemple les juifs). Les critères physiques sont fréquents : maladies physiques, mentales, infirmités. D’autres signes victimaires sont recensés : difficulté d’adaptation, le migrant, l’étranger, le provincial, l’orphelin, le fils de famille, le fauché, le dernier arrivé…[18] Angelo Pardi, le Hussard de Giono, est un migrant clandestin. On affuble parfois les minorités ethniques ou religieuses de difformités caricaturales. On retrouve aussi souvent une anormalité sociale : être en bas de l’échelle. (Marginalité du dehors). Ou une marginalité du dedans : celle des riches et privilégiés. Toutes les qualités extrêmes offrent une prise à la désignation d’un bouc émissaire : richesse, pauvreté, beauté, laideur, faiblesse, force. « Les foules se retournent contre ceux qui ont d’abord exercé sur elles une emprise exceptionnelle »[19] « L’indice le plus dérisoire, la présomption la plus infime va se communiquer des uns aux autres à une vitesse vertigineuse et se transformer presque instantanément en preuve irréfutable….la ferme croyance de tous n’exige pas d’autre vérification que l’unanimité irrésistible de sa propre déraison. »[20]
Quelle est l’origine du terme ?Dans La Bible, le chapitre 16 du Lévitique décrit un rite annuel. Le jour du grand pardon, un prêtre choisit 2 boucs. Il tire au sort celui qui est sacrifié à Dieu. L’autre, chargé de toutes les fautes de la communauté est chassé dans le désert, vers « Azazel », falaise proche de Jérusalem. Ce rite expiatoire est différent d’un sacrifice d’offrande. Le 1er bouc est l’objet d’un sacrifice propitiatoire : traité comme un don à Dieu. Le 2ème bouc est traité comme un coupable que l’on châtie en toute bonne conscience.
Dans l’Athènes primitive se pratique un rite expiatoire sur celui qu’on nomme « pharmakos ». Le terme désigne à la fois « poison » et « remède » : « celui qu’on immole en expiation des fautes d’un autre ». En cas de disette, on chasse de la ville et on tue un des miséreux de la cité.
L’expression « bouc émissaire » désigne pour René Girard un phénomène social ancestral : un coupable est désigné, mis au ban, lynché, cristallisant sur lui les fautes des hommes. Dans Le bouc émissaire, René Girard nous donne à relire la fable de La Fontaine : Les animaux malades de la peste : « …On cria haro sur le baudet », comme on crie sur les juifs pendant la peste noire au XIVème siècle, ou plus tard, les noirs, les musulmans…
« …A ces mots on cria haro sur le baudet.
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autrui ! Quel crime abominable !
Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait : on le lui fit bien voir… »
Au sein de cette communion dans la violence, apparaissent conjointement 2 phénomènes :
L’unité sociale retrouvée: le mécanisme mimétique devient régulateur. Les frères ennemis deviennent des frères guerriers. Le même mécanisme d’imitation change d’angle.
L’agressivité collective se décharge (exutoire) et conjointement la communauté retrouve la paix : le rite sacrificiel est donc une violence ponctuelle et légale dont la fonction est d’opérer une catharsis des pulsions mauvaises sur une victime indifférente à la communauté parce que marginale. Ainsi, se produit, aux dépens d’un être innocent, une sorte de solidarité dans le crime.
La divinisation du sacrifié: sa surpuissance est transfigurée ; fauteur de troubles de son vivant ; il est devenu pacificateur social dans la mort.
« Le bouc émissaire permet d’expliquer l’émergence du Sacré, car, par un retournement paradoxal, la victime se voit divinisée pour avoir ramené la paix. La victime gît devant le groupe, apparaissant tout à la fois comme la responsable de la crise et l’auteur de ce miracle de la sérénité retrouvée. Elle devient sacrée, c’est-à-dire porteuse du pouvoir prodigieux de déchaîner la crise comme de ramener la paix. En reliant le mécanisme du bouc émissaire à celui du rite sacrificiel, René Girard rend compte ni plus ni moins que de la genèse du religieux archaïque. »[21]
Ainsi apparaît la religion archaïque avec ses rites, ses interdits, ses mythes.
« Dans la ritualisation de cette violence inaugurale s’enracine le fonctionnement de toutes les sociétés et les religions archaïques » nous explique Girard.[22]
« La culture s’édifie sur la résolution cathartique d’explosions de violence mimétique. Il ne s’agit certes pas d’un événement fondateur unique, mais d’épisodes répétés et intégrés dans une mémoire commune sous forme de rites et de récits mythiques »[23]
Des rites: Pour contenir la violence sociale il faut donc ritualiser ce sacrifice, le répéter (un seul bouc émissaire ne suffit pas, la paix sociale construite sur son meurtre n’est pas durable) et lui donner une puissance symbolique. Les hommes vont organiser un substitut de la crise et de sa résolution. Une catharsis mineure se substitue à une catharsis majeure : le sacrifice d’un animal permet d’apaiser symboliquement les pulsions agressives. Le choix d’une victime de substitution est l’invention du symbole : une chose (un animal, un objet) est mise à la place d’une autre (un homme : victime émissaire). Le rite, par sa dimension symbolique, met la violence sous contrôle. Girard répète souvent que « Le sacré c’est la violence »[24] (humaine, trop humaine, expulsée et divinisée.) La civilisation fait un bond en avant quand on substitut la victime humaine à un tenant lieu, un symbole, d’abord un animal, puis des végétaux, ensuite des entités symboliques abstraites : telle est l’histoire de la symbolisation. La dimension préventive et méticuleuse des sacrifices, soutenue par un ensemble de rites et de prohibitions, a ainsi fondé les institutions qui règlent les relations humaines.
Des interdits: pour hiérarchiser, séparer les hommes des dieux et les hommes entre eux. La naissance du sacré, à distance du profane, protège de l’indifférenciation qui mène à la crise. Les interdits visent à conjurer tout retour de la crise : ils codifient des pratiques d’évitement des situations potentiellement explosives.
Des mythes : ils vont raconter la création divine de l’ordre humain. Ces récits universels sont des mensonges socialement utiles. Ils font croire à la culpabilité du bouc émissaire, renforcent la bonne conscience de la communauté pacifiée. Il faut interpréter le mythe comme le fait Girard pour faire apparaître l’origine invisible et violente de toute culture. L’originalité de Girard ici est de faire découler le sacré du profane : de la violence humaine naît la divinité pacificatrice.
Girard retrouve ce mécanisme fondateur des sociétés dans des récits mythiques et littéraires. Par Exemple : Œdipe, enfant abandonné, boiteux, fait roi, coupable de parricide et d’inceste, déchu, aveuglé, exilé… René Girard reconnaît en lui tous les stéréotypes du bouc émissaire. Ce qui se joue dans ce mythe n’est pas la culpabilité d’Œdipe, mais bien un puissant mécanisme de vindicte collective réelle, qui sauve la communauté de la peste. Œdipe est innocent des crimes qu’il commet sans le savoir. Girard écarte la figure freudienne symbolique des désirs inconscients refoulés parce que coupables (Parricide et inceste). Selon Girard, Œdipe n’est pas chassé parce qu’il est coupable mais parce qu’il nous faut un coupable ! (Peu importe l’absence de lien entre ses crimes et la peste). Pour Sophocle, Œdipe est responsable de la calamité qui s’abat sur la ville. C’est parce qu’il a tué son père et couché avec sa mère que la peste décime les thébains, aussi n’est-ce que justice que le coupable, une fois découvert, soit banni de la communauté. Mais pour Girard, Œdipe n’est en réalité qu’un bouc émissaire, on lui fait endosser, sans raison valable, la responsabilité de l’épidémie qui frappe la cité. La peste n’a aucun lien de cause à effet avec les « crimes » de son roi. Ce que raconte le mythe d’Œdipe n’est donc pas la punition d’un coupable, mais au contraire la persécution d’un innocent qui ignore tout des « crimes » qu’il accomplit sans le savoir, l’histoire scandaleuse d’un lynchage collectif. Comme tous les boucs émissaires, Œdipe se soumet en effet au verdict de la foule. René Girard en déduit, au plan général, que l’adhésion de l’accusé au processus qui l’élimine n’est en aucun cas le signe, et encore moins la preuve de sa culpabilité.
Il conteste l’analyse de Marcel Mauss qui voit dans le sacrifice une communication entre le sacré et le profane par l’intermédiaire d’une victime. Il met l’accent essentiellement sur la fonction sociale réparatrice. « Girard renverse une idée unanimement reçue dans la communauté scientifique et a fortiori dans le grand public, le préjugé selon lequel le sacrifice « religieux » (égorger un animal ou un être humain) serait destiné à calmer la colère des Dieux (chez les Grecs), ou à tester la foi des croyants (sacrifice d’Isaac par Abraham interrompu in extremis par un ange descendu du Ciel). Ici le sacrifice n’est pas une affaire religieuse mais une affaire humaine. Si les hommes vont jusqu’à tuer l’un de leurs semblables, ce n’est pas pour faire plaisir aux dieux, mais pour mettre fin à la contagion de violence qui frappe le groupe. »[25]
René Girard renverse le rapport sacré/profane : La source du sacré, c’est le profane.
3ème étape : Le christianisme est la religion qui sort de la sacralité archaïque fondée sur la violence.
A partir de son livre « Des choses cachées depuis la fondation du monde » Girard explique la révélation de l’innocence du bouc émissaire. « Avoir un bouc émissaire, c’est ne pas savoir qu’on l’a ; apprendre qu’on en a un, c’est le perdre. » [26]Le phénomène du bouc émissaire fonctionne sur sa méconnaissance. L’unanimité est requise car elle garantit la culpabilité du bouc émissaire, nul n’en doute, et donc verrouille la méconnaissance. Ce qu’on ignore : le coupable (Bouc émissaire désigné par la foule) est en fait, victime innocente. La victime (la foule innocente, s’identifiant à une victime) est en fait, coupable (d’un meurtre collectif). « La révélation judéo-chrétienne peut être vue comme une révélation anthropologique, une dénonciation du fondement violent et sacrificiel des sociétés humaines. »[27]
Jésus donne à voir son innocence : dès lors le mécanisme du bouc émissaire est grippé.
Il se charge des péchés du monde et pardonne à ses bourreaux « Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » Luc, XXIII, 34. Le texte atteste de la méconnaissance du mécanisme de bouc émissaire. Caïphe le grand-prêtre croit bien faire : « Il vaut mieux qu’un seul homme meurt ». Jésus assume son rôle de bouc émissaire, se laisse torturer sans protester et crucifier comme s’il était coupable, se présente ouvertement comme l’agneau qu’on sacrifie sur l’autel de la violence collective. Mais il annonce la fin des rites sacrificiels : il est « l’ultime sacrifice » qui ouvre une voie de paix. « En dévoilant le mécanisme caché (depuis la fondation du monde) du bouc émissaire, à savoir que la victime est sacrifiée non par ce qu’elle est coupable (alibi grossier), mais parce qu’il faut un coupable, l’Évangile rend impossible son recours ultérieur. »[28] . Jésus dénonce le fait que « la paix du monde » soit fondée sur un rituel morbide. Il annonce un autre type de communauté : « Je vous laisse la paix, c’est ma paix que je vous donne ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne » (Jean, XIV, 27)
Cette révélation ne supprime pas la violence mimétique cristallisée sur un tiers mais elle lui enlève son pouvoir thérapeutique, elle est rendue vaine et infertile. Mais cette Révélation dit aussi que le message n’est pas audible et que la foule est sourde et persiste. Dans le monde humain gouverné par Satan, le scandale c’est Jésus et « Satan expulse Satan » (Matthieu, XII, 23-25), c’est dire la violence purge la violence, le poison est le remède. Le thème de l’Apocalypse montre métaphoriquement que la violence est le fait des hommes et non de Dieu.
Le mécanisme mimétique traverse de nombreux passages de la Bible. On peut citer la rivalité fratricide entre Abel et Caïn ; s’y dévoile le fait que la violence est constitutive de l’humanité, que la rivalité en est le ferment, que Dieu condamne ce fait, que Dieu est du côté des victimes. On peut également citer le Décalogue qui prohibe le meurtre sous tendu de jalousie et de convoitise.
Un dieu sans violence ne réclame aucun sacrifice, ne pratique aucune vengeance, n’appelle à aucune vengeance mais au contraire à neutraliser cette mimésis vengeresse par le pardon et l’amour. Le sacrifice y est dénoncé : « Car c’est l’Amour qui me plaît, et non les sacrifices, la connaissance de Dieu plutôt que les holocaustes. « (Os 6,6) et la non-violence radicale de dieu y est annoncée. « Ce n’est pas Jésus qui s’offre à son Père pour racheter les hommes, mais Dieu lui-même qui s’offre aux hommes à travers son fils pour leur communiquer sa vie »[29] Le sens de la Passion est pour Girard d’abolir le sacrifice. Il pointe la distance contenue (en un même terme) entre le sacrifice de l’autre (qui renforce la réciprocité mimétique) et le sacrifice de soi. (Don de soi qui met fin à la réciprocité mimétique)
L’appel à neutraliser le jeu symétrique de la violence y est fait, ou comment inverser la mauvaise réciprocité en bonne réciprocité :
Neutraliser la symétrie des antagonistes, des frères ennemis : Chez Matthieu, V,44-45, on lit : « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien, moi je vous dis : Aimez vos ennemis, priez pour vos persécuteurs ; ainsi serez-vous fils de votre Père qui es aux cieux car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes ». L’offre du Royaume de Dieu est l’amour plutôt que l’emballement mimétique vengeur, et les rituels violents. Ne plus entrer dans le jeu réciproque de l’agressivité symétrique et même renoncer à la légitime défense.
Neutraliser la symétrie des jumeaux, des frères d’arme : Jésus veut arrêter la violence mimétique : la lapidation de tout bouc émissaire (« Que celui qui n’a jamais pêché lui jette la 1ère pierre »). Celui-ci est innocent.
René Girard en appelle à imiter Jésus, « être frères dans le Christ pour être fils de Dieu », ce qu’il nomme « la médiation intime ». La Passion défait le sacré en dévoilant sa violence fondamentale. « Le christianisme n’apparaît pas seulement comme une autre religion, comme une religion de plus, qui a su libérer la violence ou la sainteté : elle proclame, de fait, la fin des boucs émissaires, donc la fin de toutes les religions possibles. Moment historique décisif, qui consacre la naissance d’une civilisation privée de sacrifices humains. Le religieux est complètement démystifié, ce qui pourrait être une bonne chose, mais en réalité les êtres humains ne sont pas préparés à cette épreuve : les rites qui les avaient lentement éduqués, qui les avaient empêchés de s’autodétruire, il faut dorénavant s’en passer. »[30]
La difficulté est donc de se passer des rites sacrificiels qui protégeaient de l’auto destruction.
Plus de bouc émissaire : il faut chercher la cause réelle des phénomènes : gagner en rationalité.
Il faut une alternative non violente à la violence mimétique : la religion du pardon et de l’amour.
La disqualification des rites religieux archaïques continue d’exposer les hommes, sourds à cette parole, aux cycles sans fin de la vengeance. Il faut dès lors parier sur une justice indépendante et sur des rites politiques des sociétés modernes. Là où le système sacrificiel fonctionnait sur la prophylaxie d’une contagion de la violence en désignant un coupable au hasard, l’institution de la justice indépendante – capable de dénoncer l’arbitraire de la raison d’Etat, et défendre les innocents injustement accusés- doit désormais fonctionner sur une culpabilité avérée : sanctionner le coupable. La civilisation s’érige sur des lignes de remparts cumulés contre la violence : le droit, la justice, l’éducation, le sport et autres compétitions régulées, l’économie, les normes morales, le don… Ainsi l’aventure chrétienne représente une rupture décisive, un moment capital et unique dans l’histoire de l’humanité qui continue d’irriguer les valeurs démocratiques ou les droits de l’homme. (qui nécessite de se mettre du côté des victimes) La révélation prophétique et évangélique accélère ainsi l’avènement de l’Etat, seul à même de prendre le relais des rituels qui freinaient jusqu’alors la violence, qui la canalisaient. Mais comme tous les progrès, le rituel politique a aussi ses défauts, puisque l’Etat va « monopoliser la violence légitime » (Weber) et en user à son gré. L’Occident est tout à la fois capable de révéler et de réhabiliter les boucs émissaires : en témoignent les totalitarismes du XX siècle.
4ème étape : Une fois le mécanisme du bouc émissaire révélé, l’ordre humain est fragilisé et la violence risque de ne plus être contenue, c’est ce qu’expose René Girard en 2007 dans « Achever Clausewitz ».
Paul Dumouchel commente ainsi la démarche de Girard : « Le but n’est pas d’analyser les mécanismes par lesquels nous sommes protégés, mais de montrer que nous le sommes de moins en moins » Girard étudie la guerre au prisme de la théorie du désir mimétique pour dévoiler la trame structurante de la guerre moderne. « Achever Clausewitz », c’est à la fois reconnaître en quoi le travail du général prussien Clausewitz a été prémonitoire, mais aussi pousser son raisonnement jusqu’au bout. Clausewitz, stratège prussien, auteur de De la guerre (1832) décrit la guerre en terme « d’action réciproque », de « montée aux extrêmes », rien n’arrête la violence quand elle s’emballe bien au-delà des motifs qui la déclenchent. La politique ne peut plus contenir la violence. La guerre se substitue à la politique : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. » selon Clausewitz. Annonce apocalyptique des barbaries à grande échelle des XXème et XXIème siècles. « Par ailleurs, les hommes continuent à user du stratagème régulateur du bouc émissaire comme s’ils ignoraient son irrationalité et son immoralité. La rationalité moderne, dans les périodes de fortes crises mimétiques ne craint pas de côtoyer la folie de pratiques d’autant plus cruelles qu’elles sont cathartiques. Les camps d’extermination sont une pratique moderne, des usines de la mise à mort de millions de boucs émissaires.
Sauf à convertir la population entière à l’amour chrétien (idée illusoire), il n’existe désormais plus aucun frein à la violence. Dans son dernier ouvrage, Achever Clausewitz (2007), René Girard va jusqu’à annoncer l’apocalypse »[31].« L’esprit humain libéré des contraintes sacrificielles a inventé la science, les techniques, pour le meilleur et le pire de la culture. Notre civilisation est la plus créatrice, la plus puissante qui fut jamais, mais aussi la plus fragile et la plus menacée, car elle ne dispose plus du garde-fou du religieux archaïque. Faute de sacrifices au sens large, elle risque de se détruire elle-même, si elle n’y prend pas garde, ce qui est visiblement le cas. »[32] Girard pointe particulièrement la menace nucléaire, les catastrophes écologiques et le terrorisme sans frontière.
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Contribution de René Girard à l’analyse des violences contemporaines perpétrées sous le label religieux
Faisons l’état des lieux : On peut constater d’étranges « archaïsmes post modernes »[33]La modernité est une énigme parce qu’elle est à la fois continuité et discontinuité : L’arbre n‘est pas la racine mais tient à ses racines.
Continuité : l’époque ne manque pas d’illustrer la « montée aux extrêmes » de rivalités mimétiques tant au niveau international qu’au niveau inter individuel. Il y a toujours pléthore de boucs émissaires.
Et discontinuité :
– Les crises mimétiques ne peuvent plus être résolues par le mécanisme victimaire, violence préventive et ciblée devenue inopérante. Les persécutions collectives déchaînent plus la violence qu’elles ne la canalisent et sont désormais injustifiables.
– Par ailleurs, l’Etat a le monopole de la violence légitime et pratique une violence curative et répressive.
– De plus, le terme de bouc émissaire dénonce plutôt aujourd’hui l’injustice des autres ou revendique pour soi un statut de victime.
Une continuité apparaît clairement en effet. Selon Jean Michel Castaing [34], « Notre époque qui se vante d’avoir rompu avec les anciennes superstitions religieuses, n’a pas abandonné pour autant la croyance en la capacité de la violence à purifier le vieux monde, ceci afin de faire place nette au suivant, dont l’avènement coïncidera avec celui de la justice. Sous ce rapport, notre monde n’est pas très « moderne ». La sécularisation produit une « dé sécularisation» : une réaction religieuse crispée, conservatrice, traditionaliste. Pour Peter Berger « Le monde d’aujourd’hui est, à quelques exceptions près […], aussi furieusement religieux que toujours, et par endroits plus qu’il ne l’a jamais été »[35]. « Furieusement » évoque la violence archaïque retrouvée.
Depuis des décennies, des attentats sont commis à l’encontre de victimes ciblées ou frappent à l’aveugle, se réclamant d’un Islam traditionnel. Le fanatisme religieux ne signale pas un « retour du religieux » mais une résurgence de la cruauté et de la violence archaïque à travers le religieux. Certes, il semblerait que la menace de Daech s’éloigne, mais même si le djihadisme est vaincu sur le plan militaire, sa défaite ne sera pas définitive aussi longtemps qu’il conservera sa puissance d’attraction. Tant que les conditions qui lui ont donné naissance resteront inchangées, la terre de son émergence reste féconde.
Le terroriste rêve de fonder tribu sur le meurtre d’un bouc émissaire : le mécréant, le kouffar. Meurtre, stigmatisation ou exclusion, le geste purificateur- c’est à dire le sacrifice- renvoie aux sanglantes origines des sociétés humaines. Il croit son geste porteur d’un sens collectif : le monde sera meilleur après son geste meurtrier et son suicide. Deux illusions sont ici reliées :
– Fonder sa tribu sur le meurtre : On emprunte aux religions les plus primitives leur logiciel de pensée. La violence est ici bien plus qu’un moyen de parvenir à une fin. Elle constitue la voie qui permet de souder le groupe, et surtout de le faire communier au sacré, tout en le débarrassant de ses ennemis. Il ne s’agit pas que d’un effet de calcul dans ce type de violence. Elle est, pour ces groupes fanatisés, une fin en soi. Elle représente ce qui permet au groupe de ne faire qu’un, et d’entrer simultanément en communion avec la divinité qu’il adore. La violence se trouve ainsi sacralisée. Elle soude la communauté en une identité commune, tout en donnant accès au dieu qui réclame son lot de victimes afin de se montrer propice à son adorateur. Terrible régression.
– Fausse fraternité : Dans l’illusion d’une fraternité guerrière, s’allient de faux frères d’arme et de sang. Le djihadiste est l’homme du « temps des tribus » rivales. Il est épuisé par l’individualisme et cherche à restaurer sa tribu « non pas par un projet commun tourné vers l’avenir mais la pulsion d’être ensemble »[36] On passe d’un « mimétisme d’appropriation » débouchant sur une crise insupportable à l’union sacrée des combattants contre l’ennemi désigné. Les rangs sont soudés : les hommes du rang ne font qu’un. Le djihadiste cherche son frère, son double, dans la guerre. Il cherche un frère d’arme mais il ne sait pas que son jumeau est son meilleur ennemi. On capte son désir d’incorporation à une communauté avec la promesse d’une nouvelle fraternité, scellée à la vie à la mort. Une fraternité mortelle, fusionnelle et éternelle en somme. Une fraternité illusoire : celle d’un mythe[37] perdu où chacun rêve de retrouver sa moitié, de ne faire plus qu’un, de retourner à la fusion matricielle originaire.
Le fondamentalisme renoue avec les anciennes religions sacrificielles. Il s’agit de donner en pâture à la divinité (qu’on peut nommer Progrès, ou société sans exploitation et sans classe, ou encore au califat), son lot de victimes dont la liquidation purgera le corps social tout entier de ses impuretés. Quant au soit disant sacrificateur, il croit rejeter un modèle haïssable, il l’admire inconsciemment. Cet amour-répulsion est bien signalé par l’analyse girardienne de la « mimésis d’appropriation » qui s’applique à l’échelle internationale comme à l’échelle inter individuelle. Cette fascination secrète lui fait honte car il sent qu’il n’est plus que l’image d’une image : il se hait, il s’autodétruit en même temps que l’ennemi. Il est son ennemi intime. « Toute violence, par-delà le meurtre du prochain, poursuit son propre suicide. Elle est en effet destruction de soi. » écrit Georges Gusdorf dans La vertu de la force (1957). Comme le fait remarquer René Girard, l’objet du désir importe peu car c’est le désir de l’autre que j’imite pour être lui. Dans la rivalité mimétique le désir devient la haine : « on a la haine ». Sans c o d. C’est tout ce qu’on a. C’est déjà ça. Seule compte la fascination qu’on a de l’autre et qui le rend si haïssable. C’est une haine produite par un désir méta/physique (littéralement : sans objet). C’est pourquoi elle peut s’attaquer à n’importe qui : des usagers du métro, comme des personnes ou des lieux plus symboliques, consommateurs attablés, caricaturistes, ou spectateurs sur la Promenade des Anglais.
Le djihadiste « joue gros ». Si le risque de perdre dans les conduites dites « à risque », est proportionnel au sens qu’on gagne : ici c’est à « qui perd tout gagne tout ». Le kamikaze perd tout : il gagne tout. Il est héros pour les vivants. Il devient visible. Il gagne le salut éternel pour lui-même. Il devient le modèle pour ses semblables. On meurt pour se faire copier. On devient le médiateur. Selon Roger Bastide ( dans une Conférence sur le besoin religieux prononcée le 13 septembre 1973 dans le cadre des Rencontres Internationales de Genève) : « …La transe sauvage d’aujourd’hui se veut au contraire dysfonctionnelle, elle ne cherche aucun résultat positif, même pas pour l’individu qui s’y abandonne, puisqu’elle peut aller jusqu’à n’être qu’une technique de suicide…(Il faut savoir foutre le camp en beauté…)…contestation à la fois du social, comme système de règles, et de l’individu, comme identité personnelle – du social, en s’abandonnant à l’interdit – de l’individu, en faisant lever des gouffres intérieurs le troupeau anarchique des phantasmes censurés. Le sauvage c’est d’abord et avant tout la décomposition, la déstructuration, la contre-culture qui ne peut, ni ne veut s’achever en une nouvelle culture. »
Cette transe sauvage s’offre en spectacle dans des mises en scène hypnotiques où se joue la confusion entre le monde virtuel, monde des écrans et le monde réel : entre mythe et réalité. Comme l’écrit Bachelard, « Notre appartenance aux monde des images est plus forte, plus constitutive de notre être que notre appartenance au monde des idées ». On marie des filles sur internet pour qu’elles rejoignent leur « époux » en Syrie. Cela fait partie de la guerre des images. Des images terribles et sanguinaires de propagande invitent des jeunes à s’identifier à des héros dans des jeux de massacre. L’arrière fond de cette confusion est la mise en abîme des images par les écrans de la post modernité. Il y a là quelque chose qui tient de la haine du réel auquel on préfère des fictions fussent-elles mortifères. Il y a là quelque chose des « hallucinés des arrières mondes », ces nihilistes désespérés décrits par Nietzsche.
Comme dit Kamel Daoud interviewé par Ali Baddou (FR.TV 6.5.2017) : « La fin du monde c’est le selfie : le monde est taxidermisé, empaillé. On n’y est plus comme un voyageur ou comme un pèlerin. Le monde est devenu un fond d’écran. On n’y est plus pour rencontrer autrui. On se prend en selfie, à côté mais si loin de l’autre. On rentre chez soi, l’autre n’existe plus, il est un être secondaire, un arrière-plan de ma propre image, un faire-valoir. Le monde n’est plus à parcourir et à déchiffrer mais il est un prétexte à prendre la pose. Le selfie c’est la solitude. »
On voit à l’œuvre une vieille mécanique : la crise d’indifférenciation
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« L’indifférenciation née de la démocratisation et de l’égalisation des conditions, engendre une angoisse que ne connaissait pas l’ancien ordre du monde, plus hiérarchisé. En effet, lorsque tout le monde est semblable à tout le monde, lorsque le Même est l’aboutissement de la marche du monde, le dernier mot du Progrès, l’espèce humaine peut sombrer dans l’anomie et la mort. »[38] Il devient difficile de reconnaître sa propre singularité et de respecter celle des autres. Tel serait le signal que nous enverrait le fondamentaliste guerrier. Celui-ci a comme un pressentiment : la différence représente la vie, et l’indifférenciation, la mort. Or, comment créer encore de la différence dans un monde où tout se vaut, tout se vend, tout s’étale sur les écrans. Réponse simple : en créant des ennemis de toutes pièces, et en différenciant l’espèce humaine entre « eux » et « nous ».
Alexis de Tocqueville fut visionnaire des dangers de la démocratie, « nouvelle forme de despotisme ». Quand il n’y a plus de médiateur externe (Dieu, le roi) les hommes se prennent eux-mêmes pour des dieux et s’affrontent entre eux. « Ils ont détruit les privilèges de quelques-uns de leurs semblables, ils rencontrent la concurrence de tous. »[39] La démocratie crée une équivalence de condition propice à ce genre de rivalité. Jalousie et haine peuvent en être les effets destructeurs. « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs… Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres …et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. »[40]
Girard donne une explication anthropologique à l’analyse politique purement mécanique de Tocqueville : « L’indifférenciation » est la perte des hiérarchies et des contrastes, ce qui met les hommes en situation de rivalité d’égal à égal (« crise d’indifférenciation »). Les deux penseurs nous alertent sur la société démocratique, égalitaire, bourgeoise, hédoniste et individualiste, post moderne.
Pour René Girard la violence n’est pas d’abord biologique ou politique, elle est mimétique, sociale. Ce qui explique qu’elle résiste à toute stratégie politique pour la contrer. L’égalité démocratique a pour revers la compétition, la rivalité dans tous les domaines : social, économique, culturel, professionnel… et même esthétique (concours de talents : égalité des chances, que le meilleur gagne !) La société moderne est confusionnelle. Institutions fluides et décrédibilisées, médias vociférants: place au mimétisme effréné concernant les biens de consommation, et à la compétition féroce entre les individus ! Elle fonctionne ainsi à bien des égards selon le modèle de la fratrie dangereuse. Elle favorise la similarité entre les individus tout en leur prescrivant de faire mieux et plus habilement que l’autre. Le touriste d’aujourd’hui, par exemple, ne veut surtout pas passer pour un simple touriste et blêmit à la vue d’un autre touriste sur un site qu’il croyait seul avoir repéré.
Un monde où les hommes se sentent anonymes et sont portés par des désirs orchestrés par les médias, des désirs donc totalement abstraits, profite au mimétisme aveugle. « Petits et vulgaires plaisirs », Tocqueville a bien vu la perte des idéaux ; le goût pour les petits profits et la grande consommation. Cela se double du goût pour l’instantané, le partout à la fois au détriment de l’effort (qui va avec la lenteur) et de l’historicité ; du relativisme moral (tout se vaut, et plus rien ne vaut la peine). La famille, le couple, le lieu de travail, le groupe social deviennent des repères mouvants. L’absence de confiance dans les institutions censées nous garantir liberté, égalité et fraternité grandit : l’Ecole, l’Etat, en mal d’autorité, mais aussi la famille : éclatée, recomposée. La délégitimation des grandes institutions sociales et politiques ainsi que des élites ont pour effet un désinvestissement de la sphère publique. Dans les grandes masses urbaines, dans le sable humain de la modernité, l’atomisation des hommes leur fait perdre à la fois la solitude et la communauté, commuée en individualisme et communautarisme, tribalisme.
Selon Jacob Rogozinski « La dynamique de la démocratie moderne coïncide avec un processus de désincorporation où la société et les individus eux mêmes se soustraient à leur inclusion dans le Corps-Un du souverain et de l’Etat. S’ils y gagnent en liberté, ils perdent en même temps l’assurance d’une identité stable et d’une place au sein d’une communauté. Leur désincorporation s’accompagne d’une désidentification, d’une désappartenance, et …d’un « désenchantement » ou plutôt d’une décroyance, puisqu’elle tend à ruiner le fondement religieux du politique et peut-être le fondement ultime de toute croyance religieuse. Ainsi est apparu l’individu sans attaches et sans repères de l’Occident moderne, qui ne parvient plus à être reconnu ni par les autres, ni par un Autre. »[41]
En se mondialisant, la dynamique démocratique produit les mêmes effets dans le monde musulman. Comme l’explique Jacob Rogozinski: Les sociétés démocratiques tendent à neutraliser la relation au pouvoir souverain, à désacraliser la figure du chef. Ce qui a permis à la société civile d’obtenir plus d’autonomie par rapport à l’Etat et aux citoyens de gagner plus de liberté. Cette désacralisation se paye… « Comme elle interdit toute possibilité de reconnaissance verticale, elle n’est pas étrangère à la désolation, la perte de repères ». Certains actes d’extrême violence, comme le meurtre sacralisé semble réclamer reconnaissance, « La reconnaissance verticale supplée ici à l’absence de reconnaissance sociale »[42]
« Les religions traditionnelles semblaient en déclin au XX siècle, affaiblies par la progression de la dé-croyance éclipsées par de nouvelles religions séculières, mais les voilà qui font retour dans le monde entier avec une vigueur inattendue. »[43]
Le terreau qui nourrit le djihadisme a double ferment :
- Une souffrance sociale. Déni de reconnaissance horizontale.
- Une détresse symbolique. Déni de reconnaissance verticale d’un Autre au-delà des autres.
« Défaire le Corps-Un, refaire du corps et de l’Un sur les ruines de ce corps…oscillation de la désincorporation à la réincorporation depuis plus de deux siècles »[44]
L’ère du vide (Gilles Lipovetsky), la postmodernité (Jean-François Lyotard), la modernité liquide (Zygmunt Baumann): nombre de penseurs sont d’accord pour identifier en cette fin du XXe et début du XXIe siècle une sorte de déliquescence sociale et idéologique qui laisse un vide propice aux gesticulations extrémistes politiques ou religieuses des exclus et des blessés par ces évolutions. Le nihilisme postmoderne est parfois mis en lien avec le meurtre purificateur accompli par les terroristes. Le nihilisme est selon Nietzsche l’expression de la décadence de la culture occidentale. « Dieu est mort » et avec lui toutes les valeurs dont il était le support. Le monde est désenchanté, en deuil de l’absolu. Le nihilisme est haine du réel et fuite dans des fictions d’une humanité naufragée . Le nihiliste passif est blasé, affligé « d’une mortelle fatigue de vivre » (il tente de se consoler dans la consommation). Le nihiliste actif persiste par désenchantement à détruire le monde et lui-même (il se fait exploser). A ces nihilismes réactifs, Nietzsche oppose un nihilisme héroïque qui assume la mort de dieu et l’absence de toute justification de ce qui est. On s’étonne que les jeunes gens candidats-double au suicide et au meurtre ne soient pas forcément des enfants déshérités, ou marginalisés (bien qu’il y en ait forcément). C’est que n’importe qui, jeune ou vieux, riche ou pauvre, cultivé ou non, peut sentir le poids de l’existence quand elle est vide de justification. Dans le film La vague [45], deux jeunes allemands discutent dans le vacarme d’une boîte de nuit : « Tu sais quel est le site internet le plus visité ?… ? Paris Hilton !…Oh, non tu sais quoi ? répond l’autre, ce qu’il nous faut c’est une bonne petite guerre… ».
Voilà qu’on tend une arme au jeune via les puissants réseaux sociaux utilisés par Daesh. Voilà qu’on le persuade d’accomplir un crime purificateur, de refonder le social par le sang. Il doit supprimer son semblable, celui avec qui il lutte sans le savoir dans la course à la reconnaissance, et à la consommation (fausse promesse d’estime de soi par la reconnaissance des autres), ce rival qui a l’air d’être quelqu’un quelque part, alors que soi-même on a le sentiment de n’être rien nulle part. Supprimer le modèle haï parce qu’il suscite en nous un désir qu’il nous interdit de satisfaire. Voilà un crime sans culpabilité. C’est même un crime doublement parfait : 1) puisque légitimé par une autorité transcendante 2) la culpabilité sous-jacente du « justicier » est rachetée par sa propre mort. Il accompagne sa victime dans l’au-delà. Sans doute pense-t-il qu’ils n’y ont pas la même destination. Voilà un crime d’obéissance : quiconque peut, dans sa banalité, l’accomplir. Le terroriste est « monsieur tout le monde ». Et il n’y a pas pire…
Pas de nihilisme pour J. Rogozinski, mais la capture d’indignations et de révoltes, par un dispositif de terreur qui fait virer ces affects à la haine. On peut distinguer 3 types d’affects :
– La honte renvoie à une image dégradée de soi et ne recherche pas à l’extérieur les causes de la souffrance.
– La colère renvoie à la recherche d’une cause extérieure à soi de sa souffrance. Il peut y avoir juste colère et juste vengeance.
– La haine n’a plus de rapport avec l’injustice qui serait faite. Elle est sans objet, aveugle, elle ne juge de rien, elle est radicalement mauvaise.
Dès qu’une révolte contre l’injustice ou un déni de reconnaissance, se laisse emporter par la haine elle s’écarte de l’idée de justice qui la guidait. Elle peut être captée par des dispositifs de persécution et de terreur. Ceux-ci vont désigner un ennemi absolu à exterminer : Nazisme, Stalinisme, Djihadisme (quoique différents) répondent à une souffrance sociale, capte une colère, la transforme en haine. Un dispositif de résistance à l’injustice peut se transformer en dispositif de terreur. On passe d’une protestation légitime à une haine sans limite. Rogozinski conteste le nihilisme du terroriste suicidaire: selon lui des dispositifs de terreur peuvent produire une véritable conversion : un dévouement à l’auto sacrifice (dans lequel il rejoue sa désincorporation) en vue d’une renaissance (c’est dire d’une réincorporation). Mais le meurtre sacralisé est un double paradoxe : il « répare » la société en la faisant éclater et « répare » le terroriste en le faisant disparaître. C’est en tant que délire qu’il puise dans la religion de l’Islam des mots, des lambeaux d’un texte déchiqueté, des figures symboliques profanées pour alimenter ses fantasmes morbides. On ne peut réduire le djihadiste à un « nihiliste fasciste » (Alain Badiou), portant sous le masque de l’Islam « un désir d’Occident ». Les analyses du djihadisme sous-estiment trop souvent sa dimension religieuse, notamment messianique et apocalyptique.
Pour comprendre ces phénomènes Rogozinski nous engage à renoncer au terme polémique et statique de terrorisme et reprend à M. Foucault la nécessité de penser le pouvoir comme dispositif constitué de micro-pouvoirs disséminés dans l’espace social et politique. Il est plus éclairant de parler de dispositifs de terreur « C’est-à-dire des agencements singuliers, fluides, hétérogènes qui articulent des éléments dissemblables – des représentations, des pratiques, des savoirs, des institutions – et parviennent à capter des sujets, à se les assujettir dans leurs corps et leurs âmes »[46]. Les tueurs de Daesh sont des « âmes mortes » comme l’écrit Antoine Leiris, mari d’une victime du Bataclan, parce qu’ils ont la haine. L’acte suicidaire et meurtrier de l’auto sacrifice est une contre vérité de l’Islam. L’islam comme les autres religions abrahamiques est un dispositif d’émancipation, un projet de justice et d’égalité, qui peut se transformer en dispositif de terreur quand une juste colère devient haine et rompt alors avec toute visée d’émancipation.
Selon Girard, nous assistons aujourd’hui à une rivalité mimétique à l’échelle planétaire.
Dire que le monde est en crise c’est donc parler de la « crise d’indifférenciation» : crise des institutions qui ne peuvent plus faire rempart à la violence mimétique généralisée. Les institutions religieuses, puis politiques (avec l’avènement de la Modernité) censées conjurer les rivalités n’opèrent plus. La rivalité mimétique est à l’œuvre à l’échelle nationale (entre les individus) et internationale. L’image de la fratrie violente, des rivalités mimétiques peut ainsi s’avérer utile comme métaphore du fonctionnement de plus grands ensembles sociaux. René Girard se met à rebours de l’idée d’un choc des cultures, des ethnies, des religions entre la modernité occidentale et le monde du fondamentalisme islamiste. Sans nier les facteurs liés aux inégalités économiques et les cicatrices du colonialisme, il centralise la question sur le mimétisme des adversaires. La haine anti occidentale traduit le désir de prendre la place du modèle. « Le terrorisme est suscité par un désir exacerbé de convergence et de ressemblance avec l’Occident » « L’erreur est toujours de raisonner dans des catégories de la différence, alors que la racine de tous les conflits, c’est plutôt la concurrence…entre des êtres, des pays, des cultures. …Ce qui suscite le terrorisme n’est pas tant la différence (le djihadiste est certes lié à un monde « différent » du nôtre) mais un désir exacerbé de convergence et de ressemblance. »[47]
Réfutation d’un « choc de civilisations »[48]
Jacob Rogozinski reprend l’idée girardienne que ce ne sont pas les différences qui sont le terreau de la rivalité mais les ressemblances. Dès lors il faut déjouer la pensée binaire et illusoire d’un affrontement de deux blocs monolithiques et étrangers l’un à l’autre : ni l’Islam, ni l’Occident ne sont des blocs homogènes, et ils ne sont pas davantage étrangers l’un à l’autre. L’Occident doit à l’Islam la sauvegarde et la communication de textes fondateurs de la philosophie. « Issu du monothéisme juif et chrétien, porté par la philosophie grecque, l’Islam est indissociable de l’Occident. Durant des siècles, il a joué avec lui un jeu complexe, fait de fascination et d’échanges réciproques, mais aussi de rivalités sanglantes, de conquêtes, de croisades et de guerres coloniales. En se combattant et en se fécondant mutuellement, ils ont formé les deux pôles d’une même civilisation islamo-occidentale, dont la Méditerranée était l’épicentre. (…) L’Europe est sans aucun doute de marque chrétienne, c’est à dire d’origine juive, mais elle est aussi issue d’une autre source, la Grèce, qui lui a donné son nom, sa vocation historique et les catégories qui lui permettent de penser le monde et de se penser elle-même. Elle n’a pu accéder à cet héritage que parce que l’islam avait grandement contribué à le sauvegarder. En traduisant et en commentant les écrits fondateurs de la philosophie grecque, les penseurs de l’islam médiéval ont aidé l’Europe à redécouvrir cette origine qu’elle avait oublié et ainsi à donner sens à son histoire. Si l’Islam est bien l’autre de l’Occident, on a affaire ici à une altérité interne, à un étranger familier qui réside depuis longtemps auprès de nous et, d’une certaine manière en nous. »[49] Entre les pays d’Islam et la civilisation occidentale du Moyen-Âge se mêlent affrontements et influences culturelles. Venu de l’Islam, un flux de connaissances irrigue l’Occident : philosophie, mathématiques, astronomie, médecine. Apports originaux de ces penseurs ou transmission d’une part de l’héritage de l’antiquité gréco-romaine : ce fait historique est diversement mémorisé et reconnu. A titre d’exemple : Averroès (Abû-al-Walîd Mohammad Ibn Ahmad Ibn Rochd : 1126-1198) philosophe, médecin et juriste du XIIe siècle en Andalousie à Cordoue écrit : « L’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence. Voilà l’équation ». Averroès est juriste fondateur du Droit comparé, mais également grand commentateur d’Aristote. Il a commenté quasiment la majorité de tous ses écrits, métaphysiques, philosophiques, rhétoriques et éthiques. Il est le commentateur de La République de Platon., Philosophe incontournable dans l’histoire de la pensée médiévale, il inspire penseurs arabes et occidentaux.
Dans le djihadisme retentit la rivalité de peuples issus d’un même capital religieux, mais également dépossédés du sens de la communauté. Ce dispositif de terreur exploite des schèmes de pensée et des éléments de langage à l‘Islam pour capter des révoltes et alimenter des fantasmes criminels purificateurs. Ce faisant, il en produit la contre vérité.
« Le djihadisme a tout à voir avec l’islam, bien qu’il ne soit pas la vérité de l’islam ».[50]
Selon Marcel Gauchet : « Il y a une conflictualité spécifique de la relation entre l’islam et les religions occidentales. »[51]:
Revenons sur quelques points :
– La rivalité économique :
Le monde de l’islamisme imite en secret le modèle occidental, désire ce qu’il désire. Il contemple de loin des biens (de consommation) et des services (sociaux) auxquels il n’a pas accès. En faisant la guerre au modèle occidental il exprime la haine qu’il voue à son modèle : « Seul l’être qui nous empêche de satisfaire un désir qu’il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine. Celui qui hait se hait d’abord lui-même en raison de l’admiration secrète que recèle sa haine ».[52] Plus les rivalités mimétiques s’intensifient, plus les rivaux sont fascinés les uns par les autres. La haine est une sorte de fascination : elle relève du même processus de cristallisation que l’amour, si bien décrit par Stendhal. C’est la projection de soi sur l’autre, je tiens l’autre en miroir : j’y vois mon double inversé, méconnaissable.
Sous la bannière de l’Islam se mobilise tout un tiers-monde de frustrés et de victimes de la concurrence mimétique avec l’Occident. « Ils ne peuvent s’empêcher de l’imiter, d’adopter ses valeurs sans se l’avouer et sont tout aussi dévorés que nous le sommes de la réussite individuelle et collective. » La mimésis d’appropriation se joue dans la consommation ostentatoire d’objets-symboles. On peut vouloir imiter celui-là même qu’on veut éliminer. On peut prendre comme exemple le cas de chefs nazis- d’origine parfois modeste- faisant main basse sur des œuvres d’art prestigieuses possédées par des juifs fortunés : imitation de celui qu’on veut éliminer. On s’approprie le pouvoir symbolique par les œuvres d’art : le pouvoir a besoin du symbole. Voler des œuvres pour imiter le modèle. Ou les détruire à Palmyre et s’ériger en modèle.
– La rivalité mimétique militaire : Girard y voit une indifférenciation apocalyptique. Comment ne pas voir des jumeaux de la violence dans les défilés militaires : américains, russes, chinois, Nord-coréen, français et tous les autres…La guerre froide, la course aux armements ou les provocations appelant au cycle sans fin de la vengeance illustrent « la montée aux extrêmes ». L’agresseur se veut toujours le défenseur, la légitime défense enclenche toujours la montée aux extrêmes. La guerre moderne est le temps de la guerre totale : René Girard montre comment cette montée aux extrêmes se comprend dans le cadre du désir mimétique: le combattant augmente sa puissance de feu et son adversaire l’imite en l’augmentant lui aussi. La guerre appelle la guerre. On mène une « guerre à la terreur » qui prend pour modèle l’ennemi qu’on combat et on ne réussit ainsi qu’à le renforcer. Jusqu’au XVIIIe siècle, les guerres sont délimitées dans l’espace et le temps, les ennemis identifiables. La guerre est codifiée et ritualisée. Mais aujourd’hui la guerre est partout, le terroriste attaque partout, avec des moyens totalement irréguliers. On sort des guerres conventionnelles, le civil l’emporte sur le soldat. Le droit de la guerre a disparu, on ne respecte plus l’adversaire, on n’a plus d’égard pour le prisonnier. Il n’y a plus de place pour une victoire relative: la victoire ne peut être que totale sur l’ennemi absolu à éliminer. On est ennemi par nature : aucune négociation possible. Soulignons avec Régis Debray que « Naguère les hommes se haïssaient en fonction de ce qu’ils pensaient. Le fait qu’ils se haïssent désormais en fonction de ce qu’ils sont constituent une incontestable régression »[53] On passe de la guerre normée à la guerre sacrificielle, mue par le désir mimétique. Les terroristes font l’inverse des sacrifices primitifs: au lieu de tuer des victimes pour en sauver d’autres ils se tuent eux-mêmes pour tuer d’autres personnes. « La guerre moderne signe le retour à l’archaïsme de la violence ».[54]
– La rivalité religieuse : point névralgique de toutes les tensions.
R. Girard et, plus récemment, J. Rogozinski, ont le mérite d’interroger la composante religieuse de cette rivalité. L’histoire des rapports entre les trois monothéismes rappelle celle d’une fratrie belliqueuse et concurrente, oublieuse de sa commune racine, chacun faisant de sa vérité l’Unique parole. C’est vrai des conflits entre chrétiens et musulmans, mais aussi entre catholiques et protestants, des querelles de « maison » entre sunnites et chiites. La Thora, l’Evangile, le Coran, et toutes les lectures qu’on peut en faire ont justifié quantité de croisades et de persécutions. Les trois religions abrahamiques naissent d’une même source et se déploient « comme les phases successives d’une même Révélation ». Or, l’islam n’est pas reconnu comme une Révélation authentique par ses prédécesseurs (judaïsme et christianisme), alors que lui-même reconnaît partiellement la vérité de la Thora et des Évangiles. De cette dissymétrie naît une colère qui mène, dans certains cas, à la haine. Doublement rejeté, l’islam s’expose à ce que Jacob Rogozinski désigne comme le « complexe d’Ismaël », celui qu’éprouve un fils auquel son père a préféré son ou ses frère(s).
L’Islam se pense comme l’achèvement de l’histoire sacrée du monothéisme et pourtant a été dominé politiquement et économiquement par l’Occident expansionniste. Par ailleurs, l’Islam se vit dans des sociétés à structure religieuse et se heurte à l’Occident moderne sécularisé. Les fondamentalistes musulmans veulent restaurer l’organisation religieuse du monde mais sous couvert d’une défiguration de l’islam. C’est par ignorance et acculturation que se génère cette contre vérité de l’Islam coupée d’une sagesse traditionnelle du fait des migrations et intégrations plus ou moins malheureuses. Ils prétendent agir (et se sacrifier) au nom d’une communauté mais sont plus inspirés par leur propre individualité en quête d’un miroir pour elle-même. Paradoxe d’une haine de l’individualisme occidental par des individus hyper narcissiques.
Rogozinski reproche à Girard de ne pas avoir assez insisté sur les processus de sublimation et de symbolisation qui sont à l’œuvre dans les dispositifs de croyance. C’est pour cette raison que Girard tend à rejeter la plupart des religions – à l’exception du christianisme et, en partie, du judaïsme – du côté du sacré archaïque et de la violence sacrificielle. Rogozinski repart de l’idée selon laquelle les religions abrahamiques proscrivent originellement le sacrifice humain (Chacune d’elle évoque l’épisode dans lequel Abraham s’apprête à sacrifier son fils, mais dans lequel Dieu, juste à temps, l’en empêche et lui fait sacrifier à sa place un animal.) pour démontrer que le fondamentalisme musulman est une dégénérescence de l’Islam. Le fanatisme produit une contre vérité de sa vérité. Pour Jacob Rogozinski : « Le djihadisme est le retour du sacrifice » sous la forme d’un auto sacrifice, c’est à dire -selon une formule de J. Derrida- « l’affirmation auto destructrice du religieux » Une pathologie auto immune quand l’Islam n’est plus qu’une « religion contre ».
Selon Rogozinski, ces religions « sont parvenus à sublimer la cruauté du sacrifice humain de plusieurs façons :
– le judaïsme en autorisant uniquement des offrandes animales ou végétales, puis en remplaçant entièrement les sacrifices par la prière et l’étude de la loi
– le christianisme en instituant un rituel où le pain et le vin se substituent à la chair et au sang du dieu sacrifié
– l’islam en pratiquant l’immolation, une seule fois par an, d’une victime animale.
Les religions interdisent le meurtre réel au profit d’un substitut symbolique, par un processus de sublimation. Daech inverse le mouvement. « Les martyrs-meurtriers du djihad sont le résultat d’une désublimation (…) Si le geste fondamental des religions abrahamiques consiste précisément à sublimer la violence sacrificielle, cette désublimation les défigure : elle est la contre-vérité de leur vérité » [55]Le sacrificateur et le sacrifié fusionnent en une même personne : le sacrifié est purifié par sa mort s’offre à dieu en un autosacrifice. Sa mort par explosion est « désincorporation » pour une renaissance, une réincorporation. Le sacrifice s’origine dans un auto sacrifice. Mais ici ce n’est pas la colère mais la haine des autres et de soi qui fusionnent en une auto destruction. Le rôle des religions est, anthropologiquement, de canaliser la violence dans une société, alors que Daech sacralise et libère la violence. « Il peut arriver que ce qui protège et immunise devienne une menace : que la sublimation s’interrompe, que l’on régresse du symbole au fantasme, si bien que la violence et la cruauté font retour au sein du dispositif qui était censé les sublimer. Une telle régression est toujours possible, parce que le dispositif religieux contient la violence, à tous les sens du mot : il tente de l’endiguer, il l’absorbe pour mieux lui résister ; mais, en l’absorbant, il la garde en lui, prête à resurgir lorsque ses défenses défaillent »[56] Le djihadisme est une régression terrifiante. On a affaire à des gens qui en reviennent par une sorte de suicide sacrificiel à ce qui est absolument prohibé dans l’Islam, le suicide, et le sacrifice humain car c’est un suicide sacrificiel. Ceux qui prétendent défendre l’Islam et être des combattants de l’Islam trahissent la vérité de l’Islam.
Il s’agit de renouer avec ce qu’il y a de meilleur dans le travail de sublimation et de symbolisation des religions. L’Islam invite à renoncer aux crimes par une voie sacrificielle, mais le sens de ce sacrifice n’est-il pas celui du dépassement de l’ego ? Il ne s’agit plus d’organiser le sacrifice d’un autre à l’extérieur de soi mais de se réconcilier au dedans par le sacrifice de soi. Ce sacrifice n’est-il pas symbole du sacrifice de soi pour vivre dans la grandeur spirituelle ? Abraham n’est que la figure de la droiture et les qualités inhérentes à l’âme – en d’autres termes, la grandeur spirituelle de la personne et non un sacrificateur sanguinaire : En effet, Dieu dit dans le Coran : « Leur chair ne parvient certainement pas à Allâh, ni leur sang, mais c’est votre droiture qui Lui parvient. C’est ainsi qu’Il vous les a assujettis, afin que vous puissiez proclamer la grandeur d’Allâh pour vous avoir guidé » (sourate Al-Hajj verset 38) Dieu affirme, dans le Coran, que ces offrandes, la chair ou encore la sang, n’ont aucune valeur ; la seule valeur réelle est la droiture et les qualités inhérentes à l’âme – en d’autres termes, la grandeur spirituelle de la personne. Le fait même qu’Abraham ait décidé d’exécuter l’ordre qui lui a été assigné, était une qualité exceptionnelle de soumission et de dévotion à Dieu.
Le fanatisme des terroristes est un retour au mythe archaïque sacrificiel dont justement l’Islam est le dépassement. « Ni la peur du feu de l’enfer ni l’espoir de la récompense du paradis n’attisent mon amour et ma vénération pour Dieu… Mon désir et mon amour sont l’unique base de ma dévotion envers Lui. » Tel est le message de Rābe‛a, grande figure féminine du soufisme, tenant dans une main un seau d’eau pour éteindre les flammes de l’enfer, et dans l’autre un flambeau pour mettre le feu au paradis. La foi ne doit rien à la peur. Message spirituel et humaniste inaudible aux frères guerriers. Le Pape François redit au Caire le 28 avril 2017 la nécessité « d’enseigner aux nouvelles générations que Dieu (…) n’a pas besoin d’être protégé par les hommes » et qu’ « il ne peut ni demander ni justifier la violence ».
Que répond René Girard aux violences contemporaines ?
Voyons d’abord sa réponse politique : la laïcité comme rencontre et dialogue.
Il faut sortir de la confusion religieux/politique.
Il faut bien distinguer : meurtre (violence illégale, dérégulée ) et sacrifice ( la violence légale, rituelle) Contrairement au meurtre qui ouvre le cycle de la vengeance, le sacrifice cherche à le refermer. Il prévient les retours d’une violence immaîtrisable, vaccine les hommes contre leur propre violence. Violent, il les préserve de la violence. Parce qu’il est à la fois poison et remède, le religieux a longtemps été un facteur d’ordre. Mais quand il est entré en rivalité avec le politique auquel il avait donné naissance ; quand il a cherché à reprendre ses droits perdus ; quand il s’est mêlé au politique il est devenu un facteur de désordre. Pensons à nos propres guerres de religions. C’est donc à dessein que les islamistes nous empoisonnent avec le religieux en le faisant régresser à un stade archaïque. Pour ce qui est du terrorisme, tout se passe comme si la logique du bouc émissaire prenait sa revanche sur le christianisme qui l’a démasquée. Ce n’est plus la guerre de tous contre tous, ni de tous contre un. C’est « un » qui s’identifie à la victime et qui se venge de tous, de la foule anonyme en la massacrant et en s’autodétruisant dans un auto sacrifice. C’est la confusion entre meurtre (engendrant le cycle de la vengeance) et sacrifice (mécanisme de régulation de la violence).
La mort du Christ incite à la paix, le suicide du terroriste appelle à la guerre.
Face à ces actes barbares, les rituels républicains sont à consolider. « Séparer le religieux du politique, c’est épurer le religieux. Péguy dirait : c’est ressaisir la mystique qui pourrait inspirer la politique. »
Il faut sortir d’une « union sacrée » au profit d’une unité responsable de notre diversité. Ne répondons pas à une violence religieuse archaïque de diabolisation de l’Occident qui veut nous entraîner dans un cycle de vengeance mimétique. Notre réponse ne doit pas être de cet ordre. Elle doit être d’ordre politique, mais une politique réconciliée avec la spiritualité qui lui a donné naissance.
Selon Benoît Chantre sur le site de René Girard dans l’édito de janvier 2015 :
« C’est en cherchant à nous entraîner dans une nouvelle croisade que les islamistes entendent mener la leur. Ils voudraient que nous retombions dans l’ornière de l’union sacrée. Ils cherchent alors à nous attirer dans une croisade où chacun fera de l’autre un monstre à éradiquer. Nos ennemis veulent en ce sens que nous les imitions, que nous redevenions théocratiques en défendant notre croyance (qu’elle soit religieuse ou athée) contre la leur. »
Cette violence politique tire des ressources inépuisables de la religion avec laquelle elle se confond : elle est parfaitement instrumentalisée dans le nationalisme, le totalitarisme et aujourd’hui encore la théocratie. La violence n’a jamais « purifié » quoi que ce soit, elle n’est qu’un moyen pathétique d’empêcher le monde de sombrer dans l’insignifiance. « Dieu n’a pas fait la mort, il ne se réjouit pas de la perte des vivants. (…) C’est par la jalousie du Diable que la mort est entrée dans le monde, ils en feront l’expérience ceux qui lui appartiennent. » dit le Livre de la Sagesse, dans la Bible (Sg 1,13; 2,24), au premier siècle avant notre ère. Ce qu’on obtient par la violence n’a aucune valeur. Par elle on n’obtient rien : ni l’amour par le viol, ni l’approbation ou la conversion par la persécution. Venue de rien, de valeurs vidées de leur substance, elle va vers un autre rien c’est à dire la soumission à la contrainte. L’obéissance au plus fort n’est aucunement un devoir, mais un acte de nécessité. Le seul devoir est celui de s’y soustraire. Car en effet celui qui cède à la soit disant loi du plus fort « devient en quelque sorte le complice de cette violence, et se trouve dégradé par le fait même qu’il y a consenti. » selon Georges Gusdorf.[57]
Nos ressources sont spirituelles : la transcendance verticale nous libère du sacré. Mais elles sont aussi historiques : l’Europe naît de la transcendance des clôtures politiques et religieuses inspirée par un idéal chrétien toujours en quête de sa forme politique.
Le dialogue entre les religions doit devenir une arme contre la montée aux extrêmes, quand des conflits agitent les drapeaux de vieilles haines, remobilisent les stéréotypes de religions closes.
La laïcité est plus que jamais ressource si elle permet de comprendre le religieux pour inspirer le politique. Nous devons réinventer nos rituels, c’est-à-dire nos relations, repenser le bien commun. La vraie laïcité est à ce prix. Et elle a besoin d’interroger les religions.
Deux chemins se dessinent : maintenir une claire conscience de nos racines et chercher une réponse politique, et non religieuse, aux situations de crise. Mais l’intelligence du religieux, au sens objectif et subjectif de l’expression, c’est-à-dire sa sagesse propre et la connaissance dont il doit devenir l’objet, inspirerait cette politique. Les religions seraient remises à leur place ; leur dignité leur serait aussi rendue. La mystique doit dynamiquement finir en politique, le spirituel s’articuler sur le temporel, mais sans jamais se confondre avec lui.
Selon Jacob Rogozinski, Il existe des « schèmes d’émancipation» qui peuvent heureusement contrebalancer les schèmes de persécution. L’humanité n’est pas condamnée à succomber aux facilités de la logique de la haine. Contre l’image de la communauté unifiée par l’exclusion ou par la persécution d’un « restant » d’un paria ( Juif ou immigré menaçant la cohésion du corps social), se dégage ainsi l’image d’une «communauté messianique» qui serait capable d’accepter la vérité de son incarnation, de la présence en elle de l’hétérogène. Nous devons, dit-il, « radicaliser la démocratie ».
Réponse spirituelle de René Girard : « La médiation intime »
À partir des Evangiles, la religion sacrificielle ne peut plus réguler la violence par un bouc émissaire que l’on sait désormais innocent. La modernité entend cela et mise alors sur la loi des hommes. Mais elle ne retient pas la solution chrétienne : imiter Jésus. Girard convoque la modernité à cette alternative : soit la conversion au Christ soit l’escalade de la violence que plus aucun mécanisme ne peut contenir. « L’Apocalypse peut ainsi être définie comme un refus de ce qu’on appelle en théologie « l’offre du Royaume » ». L’Apocalypse est le fait de l’homme, disposant de la puissance destructrice issue de son intelligence fabricatrice. La révélation de l’innocence de la victime émissaire transfert la gestion de la violence à l’Etat mais celui ci peut être affecté d’une pathologie régressive quand il se retourne contre lui-même sous la forme de génocides. Telle est l’analyse de Paul Dumouchel dans Le sacrifice inutile. (Flammarion, 2011)
Tant que Dieu est un « modèle-obstacle », comme dit René Girard, c’est à dire un Dieu fait de main d’homme et tant que la Loi est « occasion de péché », comme l’affirme saint Paul dans son Epître aux Romains, nous restons au cœur de la violence et du sacré. La position chrétienne de Girard a pu paraître à certains intellectuels comme anti moderne. On voit qu’elle ne l’est pas : la fraternité républicaine nous garde des rivalités fratricides par la loi. Mais le citoyen peut oublier l’homme. Si la modernité est le dépassement de la religion au profit de la loi des hommes consentants, la post modernité nous signale qu’on ne peut abandonner à cette seule loi les hommes toujours débordés par les résurgences de leur propre violence. Girard fait une apologie du christianisme et lit dans les Evangiles « une théorie de l’homme autant qu’une théorie de Dieu. »[58]Girard appelle à l’entrée en fraternité : fraternité dans le Christ qui inspire sans rivalité en nous renvoyant à nous mêmes c’est à dire à la vérité en soi de l’amour et du pardon. C’est ce que Girard nomme la « médiation intime ». La sainteté est le modèle qui ne suscite ni rivalité, ni jalousie.
Dans l’Évangile de Jean, Jésus dit: « Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. » (13, 34-35). Jésus invite par ses actes à un amour sans limite et sans attente de réciprocité. « Aimez vos ennemis, » (Mt 5,44) Pardonner c’est se délier de la réciprocité violente. Sortir du jeu de la symétrie close. Jésus invite ses disciples à dépasser la logique de la réciprocité selon laquelle on aime ceux qui nous aiment et l’on déteste ceux qui nous haïssent. Dieu ne se laisse pas conditionner par la méchanceté de son vis-à-vis.
Il est un « médiateur intime » : un « Dieu lointain qui vient du dedans », dit Levinas, qui prend le parti des victimes et qui m’intime à me tourner personnellement vers l’autre. L’entrée en fraternité se fait en découvrant le visage de l’autre ; « sa pauvreté essentielle » dont m’incombe la responsabilité infinie, selon E. Levinas. La fraternité ne se comprend que comme une fraternité vivante: l’accueil de l’altérité et non plus sa négation fratricide car « Je suis gardien de mon frère » nous rappelle C. de Chergé
«Le religieux, dit René Girard, invente le sacrifice ; le christianisme l’en prive». Cette privation est un pari éthique, une invitation à sortir du cycle de la violence par le haut, par la bienveillance. Tel est le sens du message chrétien. Cette pensée et tous les actes qu’elle détermine correspondent à ce que Bergson appelle une morale et une religion « ouvertes ». Cette pensée et ces actes invitent à ne pas ressasser la lettre, fétichiser la loi, mais à réveiller l’esprit qui parle en elle. Si toute religion se doit d’être fidèle à ses rites, c’est pour en maintenir l’esprit, pas pour en imposer la lettre. L’esprit vivifie, la lettre tue.
Ce n’est pas pour rien que la réflexion se tourne plus que jamais vers le sens énigmatique de la fraternité. Il nous faut des lois et de l’amour. Et l’amour fraternel n’est pas la fusion en « un même ». Pour Girard, Satan c’est le processus mimétique. La laïcité peut être fraternelle quand elle est dialogue et hospitalité offerte à l’autre dans sa singularité. Le projet «fraternel» exige la liberté et une certaine forme d’égalité. Il est projet éthique et projet politique. « La crise du lien, c’est la mère de toutes les crises ; la recréation du lien, c’est la mère de toutes les batailles. » déclare Abdennour Bidar.[59]
Selon Benoit Chantre :
« La « médiation intime», c’est l’imitation paisible d’un modèle intérieur. Le vieil ordre sacrificiel et son avatar politique achèvent de se décomposer. Le christianisme, de ce point de vue, ne fait que commencer ! (….) Il faut donc bien comprendre que cette corrosion des rapports humains par le désir mimétique est un mouvement irréversible qui correspond au passage des modèles extérieurs aux modèles intérieurs, des héros aux saints. (De l’homme binaire à l’humain trinitaire) Cette longue et douloureuse intériorisation de nos modèles est l’autre nom de l’hominisation. Quelle conclusion en tirer ? Je crois qu’une nouvelle éthique est à inventer. Le mérite de René Girard aura été d’éclairer, aux côtés d’Emmanuel Levinas et de quelques autres, la dimension eschatologique de notre temps. Nous sommes entre le sacré et le saint, dans un moment décisif où l’inefficacité totale de la violence, sa complète démonétisation commencent à apparaître. C’est cela, le point fondamental…. »[60]
« A partir de la mort de JC, Dieu sort de l’enceinte du sacré ou il était enfermé. On ne se met plus en relation avec lui uniquement par des sacrifices ou l’obéissance a ses lois, dans des lieux prévus à cet effet. Jésus appelle à la sainteté, c’est à dire à la Vérité de l’amour. Ce ne sont pas les religions qui sauvent mais l’amour et la justice qu’elles mettent en œuvre et qu’elles incitent à mettre en œuvre.
Le temple de dieu c’est l’homme. Depuis Jésus, l’homme est le lieu sacré ou dieu s’invite ou il est accueilli : l’homme en est le signe vivant ».[61]
***
Que retenir de René Girard ?
Soyons critiques :
Peut-on reprocher à René Girard son excès de pessimisme (Fondement social sur l’évitement de la violence et non sur l’attention altruiste), l’orientation apocalyptique de ses analyses ? (Catastrophes guerrière ou climatique) Lui-même répond dans les cahiers de l’Herne : « Ce n’est pas parce qu’on a écrit un traité de 400 pages sur les tornades qu’on doit en écrire un aussi long sur le beau temps. » Sans nier la réalité quotidienne de l’altruisme et de toute forme d’amour, il reprend à son compte les termes de Paul Ricoeur « L’énigme du mal est à la fois une provocation à penser plus et un aiguillon pour l’action ». Il y a davantage matière à réflexion et ressort à l’action dans l’inquiétude que dans le repos.
Anthropologues et spécialistes de la religion reprochent parfois à René Girard l’aspect réducteur et totalisant de sa thèse : le seul mécanisme mimétique engloberait tous les phénomènes humains. Par exemple on lui reproche d’affirmer que le désir mimétique traverse toute la littérature. « Le désir triangulaire est partout, nous dit René Girard, mais dans la littérature, s’il n’est pas absolument nulle part, il faut toute de même reconnaître que, bien loin d’être partout, on ne le rencontre que très exceptionnellement. »[62] Sa thèse a certes une large portée mais n’a jamais prétendu rendre compte de tous les phénomènes humains ; elle contribue à rendre intelligible le mimétisme violent corrélatif de notre intime manque à être originel. On a bien du mal à lever l’énigme de la violence, toujours rejetée hors de nous : Elle est toujours le fait de l’autre dont on ne fait que légitimement se défendre ; le fait de l’Histoire, de la nature, de la société, fatalité ou volonté divine. Girard ramène la violence au fait des hommes en quête d’eux mêmes. Il faut opposer aux fanatiques que Dieu n’y est pour rien. « La violence, qui produisait du sacré, ne produit plus rien qu’elle même » écrit-il dans « Achever Clausewitz ».
Sans doute la religion n’existe-t-elle pas plus que la violence…Il y a bien des violences, fluides, polymorphes dont certaines ne disent pas leur nom et bien des religions : des judaïsmes, des christianismes et des islams qui se dérobent à toute tentative d’étiquetage.
On lui reproche par ailleurs un mélange des genres.
« La violence et le sacré » est une anthropologie de la religion. Mais à partir « Des choses cachées depuis la fondation du monde », Girard affirme nettement son apologie du christianisme, ce qui explique la réticence des sciences sociales, notamment en France, devant un certain manque de clarté méthodologique. La révélation du mécanisme du bouc émissaire est pour Girard, à la fois une vérité anthropologique et une vérité théologique. Régis Debray dans Le feu sacré n’est pas avare de critiques : « A partir d’une intuition fondée, la machine s’emballe, prise d’une cohérence folle et tautologique. Le grand secret dévoilé, tout s’explique enfin. C’est le bonheur, celui que procure l’Histoire sainte. »
D’autres objections peuvent être faites :
– Il n’y a pas d’ordre sacrificiel sanglant universel : ni chez les aborigènes d’Australie, ni chez les bouddhistes indiens ou chinois, ni chez les jaïnistes par exemple. Le sacrifice n’est pas toujours sanglant : onction offrandes, oblations, libations.
– On peut étendre le sacré au-delà de toute dimension sacrificielle : par exemple les hiéroglyphes sont des caractères/ gravures sacré(e)s.
– Les sacrifices animaux ne sont pas tous des lynchages et sont plutôt destinés à nourrir le groupe.
– Pour René Girard le sacrifice religieux n’est pas destiné aux dieux, ou à mettre à l’épreuve la foi du croyant. Il est de l’ordre des affaires humaines : il y fait le ménage. Mais n’est-ce pas là une instrumentalisation des rites religieux et une réduction à leur fonction cathartique ?
– Toutes les victimes émissaires des sociétés archaïques sont-elles sacralisées ?
– Par ailleurs la révélation du mécanisme victimaire et « le passage du magico-rituel à l’éthico-spirituel » (R. Debray dans Le feu Sacré) n’est pas réservée au christianisme. (Islam, Indouisme)
– et le système girardien s’auto confirme comme unique vérité.
– Il semble par ailleurs difficile de ne pas considérer l’origine pulsionnelle de la violence. La frustration du désir inconscient sur-active son énergie qui se déchargera malgré l’interdit d’une façon ou d’une autre. Par ailleurs, Freud avait déjà expliqué que la prise de conscience de la névrose rend possible sa désactivation. Ce que reprend Girard sur un autre plan quand il fait de la Révélation le dévoilement d’un mécanisme archaïque.
Quels sont les éclairages apportés par René Girard ?
Girard s’inscrit parmi ces « maîtres du soupçon » (selon une expression de Paul Roceur) qui depuis la fin du XIXème siècle, tendent à disqualifier l’autonomie moderne. Marx invoque des tensions sociales, Freud des pulsions inconscientes, Nietzsche des pathologies culturelles et Girard des rivalités mimétiques. Le désir humain est béant sur le vide, en attente des autres.
Freud s’était inscrit dans une « triple blessure narcissique de l’humanité » à la suite de Copernic et Darwin établissant que « le moi n’est pas maître dans sa maison ». Girard ouvre encore la blessure en dévoilant le mensonge romantique, l’illusion narcissique d’un moi qui n’a pas de maison.
Cette vérité, Girard la puise dans la littérature, qui porte les soupirs et les murmures, les cris et les chants des cultures. L’art accomplit sa fonction de révélateur anthropologique. Ces fictions témoignent toujours du réel, saisi directement dans l’expérience de vie des personnages et prennent à parti notre intelligence.
L’apport majeur de R. Girard est d’avoir fait du mécanisme victimaire la pierre fondatrice de la culture. Il nous incite à nous interroger sur nous-mêmes, sur notre implication personnelle dans ces mécanismes de stigmatisation.
L’homme est suspendu dans un vide vertigineux entre deux terreurs (on dirait tout aussi bien deux fascinations) :
– Terreur de l’altérité, de l’hétérogénéité : cet « autre que lui », cet étranger, le renvoie à sa solitude existentielle, à sa responsabilité.
– Terreur de la similitude, de l’homogénéité : cet « autre lui », ce double rival lui vole sa singularité.
On croit toujours que la violence surgit de la première. Girard nous montre qu’elle naît de la seconde. Et pour Lévinas, l’expérience radicale de l’altérité est l’expérience éthique d’une transcendance infinie.
La nature même de l’ordre social est créatrice de tensions : l’homme se compare aux autres, les jalouse. Les blessures de son amour propre provoquent ses ruades et l’agression devient réciproque.
« Deux Coqs vivaient en paix ;
Une Poule survint,
Et voilà la guerre allumée. » Jean de La Fontaine
On reproche à René Girard une anthropologie simpliste et réductrice. Mais parfois ce sont des principes simples qui déclenchent les processus les plus variés et les plus complexes.
René Girard, relayé par Rogozinski, (et bien d’autres !) ont le mérite de faire apparaître les dangers de « déclarer la guerre au terrorisme » : piège de l’« union sacrée » contre « l’Islam », piège tendu par les fondamentalistes du retour au rituel des sacrifices humains. Piège des amalgames entre meurtre (qui enclenche et entretient le cycle des vengeances) et sacrifice (qui contient la violence), piège d’une fraternité guerrière fondatrice d’une identité commune, armée jusqu’aux dents pour répondre à la violence par la violence. « Il n’y a pas de « bon usage » de la haine – car la haine appelle la haine : lorsqu’on répond à la terreur par une contre-terreur mimétique, on risque de s’engager dans un conflit sans fin. » écrit Rogozinski
La modernité occidentale est éventée mais elle conserve sa légitimité qui doit continuer à nous inspirer : préserver le débat, la reconnaissance de la liberté de conscience et de culte, organiser les solidarités citoyennes. Elle est foi en l’homme et le place face à ses responsabilités : assumer sa liberté, se libérer des peurs, des replis, des « quant à soi ». On ne peut répondre à l’archaïsme religieux, qui est la manifestation d’un retour du (religieux) refoulé par un même archaïsme. La réponse doit être politique, mais une politique réconciliée avec la spiritualité qui lui a donné naissance. La laïcité peut être fraternelle quand elle est dialogue et hospitalité offerte à l’autre dans sa singularité. Le sacré porteur de dogmes d’une religion close, du républicanisme et du laïcisme peut être débordé par un ressort qui nous est intime et n’a jamais fini de donner sa pleine mesure. Les violences contemporaines, massives ou sporadiques disent que le monde n’est pas si moderne qu’il n’y paraît. Elles témoignent d’une résurgence des violences archaïques. Les Evangiles ont dénoncé ces violences, des institutions ont été créées pour les canaliser. Mais leur insuffisance ou leur échec laisse ouverture à ces régressions. Nous n’assistons pas au retour du religieux mais à l’instrumentalisation politique du religieux archaïque, de la violence primitive à travers le religieux. Girard et Rogozinski contribuent à la mise en garde contre :
– Les revers de la démocratie égalitariste.
– Le retour au fondamentalisme religieux, loin de la sagesse des textes
Ils appellent notre vigilance : sans renier l’idéal régulateur de la devise « Liberté, égalité, fraternité » ayons à l’esprit qu’une devise ne doit pas être considérée comme une formule magique. Ne soyons pas crédules, ni idolâtres : la liberté peut être un trompe l’œil, « de ces mots qui ont fait tous les métiers »[63]. L’égalité peut devenir l’indifférenciation et l’indifférence. La fraternité peut être celle des frères ennemis qui peuvent aussi devenir des frères d’armes.
L’archaïsme religieux ressurgit des productions de la Modernité quand les institutions protectrices se liquéfient[64] et que les hommes, « dé-s-orientés », ne savent plus où trouver les rites pacificateurs et n’abreuvent pas leur soif de spiritualité. Des hommes de bonne volonté ont édifié cette Modernité rationnelle, politique et juridique et nous ont donné une boussole. Mais la navigation nous revient. Il faut se « ré-orienter », se tourner vers l’aurore : la reconnaissance mutuelle et le respect de la pluralité des croyances, la responsabilité de chacun envers tous : la fraternité.
Nous avons suivi les transhumances de la violence : elle pousse sur un certain humus, on peut tenter de la fixer sur un tuteur ou bien de l’arracher, elle se porte alors sur un autre terreau aussi fécond. Ainsi germe, éclate, meurt et renaît cette énigme de la violence. La transhumance est ici métaphore du déplacement d’un germe d’un territoire à un autre. « Il y avait des graines terribles sur la planète du petit prince… c’étaient les graines de baobabs. Or un baobab, si l’on s’y prend trop tard, on ne peut jamais plus s’en débarrasser. Il encombre toute la planète. Il la perfore de ses racines. Et si la planète est trop petite, et si les baobabs sont trop nombreux, ils la font éclater …Enfants ! Faites attention aux baobabs ! »[65]
Selon Eric Weil[66] « Grâce au discours de l’adversaire du discours raisonnable, grâce à l’anti philosophe, le secret de la philosophie s’est ainsi révélé : le philosophe veut que la violence disparaisse du monde. Il reconnaît le besoin, il admet le désir, il convient que l’homme reste animal tout en étant raisonnable : ce qui importe, c’est d’éliminer la violence. Il est légitime de désirer ce qui réduit la quantité de violence dans la vie de l’homme ; il est illégitime de désirer ce qui l’augmente ».
Laissons la devise de la fin à Vladimir Jankélévitch : « Hélas, donc en avant ! »
[1] R. Debray, Le feu sacré, Folie essais, 2003, p 397
[2] Dictionnaire de la Philosophie de l’Encyclopédie Universalis
[3] Simone Weil, Œuvres complètes Tome II. Ecrits historiques et politiques, Paris, Gallimard 1989, p 227
[4] https://www.les-crises.fr/le-bouc-emissaire-par-rene-girard
[5] Interview FR TV 27.10.2017
[6] Pierre-Marie Baudonnière (psycho physiologiste), Le Mimétisme et l’imitation, Flammarion, 1997, cité dans la revue Sciences humaines n°80 février 1998
[7] B. Cyrulnick dans un entretien, Philosophie magazine, hors-série sur René Girard. p 15
[8] Les neurones miroirs sont une catégorie de neurones du cerveau qui présentent une activité aussi bien lorsqu’un individu (humain ou animal) exécute une action que lorsqu’il observe un autre individu (en particulier de son espèce) exécuter la même action, ou même lorsqu’il imagine une telle action, d’où le terme miroir. Ils sont connus pour être à l’origine du bâillement
[9] René Girard, La Violence et le Sacré, 1972, Éd. Grasset, p 216, 217
[10] Baruch Spinoza, Ethique, III, 1677. Proposition XXVII p 159, 160
[11] http://www.rene-girard.fr/livres-de-rene-girard.html
[12] http://www.aventure-apple.com/pubsapple/thinkdif.html
[13] https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution
[14] René Girard : La violence et le sacré, 1972, Éd. Grasset
[15] http://www.rene-girard.fr/
[16] Film de Rappeneau, Le hussard sur les toits, 1995
[17] René Girard : Le bouc émissaire, le livre de poche, p23
[18] René Girard : Le bouc émissaire, le livre de poche, p29
[19] René Girard : Le bouc émissaire, le livre de poche, p31
[20] René Girard : la violence et le sacré, le livre de poche, p 121
[21] https://www.les-crises.fr/le-bouc-emissaire-par-rene-girard/
[22] Télérama : Entretien avec René Girard, le 05.01.2008
[23] Bernard Perret, Penser la foi chrétienne après René Girard, Ad Solem, 2018, p 107
[24] René Girard, De la violence à la divinité, 2007, Grasset
[25] https://www.les-crises.fr/le-bouc-emissaire-par-rene-girard
[26] Philosophie magazine : Entretien, hors-série, novembre 2011, p 8
[27] Bernard Perret, Penser la foi chrétienne après René Girard, Ad Solem, 2018, p 69
[28] https://www.les-crises.fr/le-bouc-emissaire-par-rene-girard/
[29] Bernard Perret, Penser la foi chrétienne après René Girard, Ad Solem, 2018, p 176
[30] Télérama, 05/01/2008
[31] https://www.les-crises.fr/le-bouc-emissaire-par-rene-girard
[32] Télérama, 05/01/2008
[33] Régis Debray, Le feu sacré, 2003, folio, p 397
[34] Jean-Michel Castaing, sur le site « Cahiers libres. Sacralisation de la violence : le retour, 13 juin 2016
[35] Peter Berger, La désécularisation du monde. Grand Rapids, Eerdmans 1999, p 2
[36] Maffesoli, Le temps des tribus, Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1988, p30
[37] Platon, Le banquet : Mythe d’Aristophane
[38] Jean-Michel Castaing, sur le site « Cahiers libres. Sacralisation de la violence : le retour, 13 juin 2016
[39] Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, chapitre 6, 1835-1840, GF, 1981
[40] Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, chapitre 6, 1835-1840, GF, 1981
[41] J. Rogozinski : Djhadisme : le retour du sacrifice , Desclée de Brouwer, 2017, p 91
[42] J. Rogozinski : Djhadisme : le retour du sacrifice , Desclée de Brouwer, 2017, p72, 74
[43] J. Rogozinski : Djhadisme : le retour du sacrifice , Desclée de Brouwer, 2017, p 103
[44] J. Rogozinski : Djhadisme : le retour du sacrifice , Desclée de Brouwer, 2017, p 94
[45] Dennis Gansel, La vague, 2008
[46] J. Rogozinski : Djhadisme : le retour du sacrifice ,Desclée de Brouwer, 2017 p 33, 34
[47] René Girard, entretien dans Le Monde, 05.11.2001
[48] La thèse du « choc des civilisations » de Samuel Huntington en 1996 : les relations internationales y sont pensées, non en fonction des intérêts des États ou des blocs idéologiques, mais à partir de grands bassins de civilisations fondés sur une unité culturelle et religieuse.
[49] J. Rogozinski, Djihadisme, retour du sacrifice, Desclée de Brouwer, 2018, p 16, 17
[50] J. Rogozinski, Djihadisme, retour du sacrifice, Desclée de Brouwer, 2018, p 20
[51] http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/21/marcel-gauchet
[52] René Girard, Mensonge romantique et Vérité romanesque, 1961, Grasset
[53] Régis Debray, Le feu sacré, 2003, Folio, p 397
[54] (Le figarovox : Jean Baptiste Noé,09/11/2015)
[55] J. Rogozinski, Djihadisme, retour du sacrifice, Desclée de Brouwer, 2018, p 231
[56]J. Rogozinski, Djihadisme, retour du sacrifice, Desclée de Brouwer, 2018, p 233
[57] Georges Gusdorf, La vertu de la force, 1957, PUF, chapitre 2
[58] Philosophie magazine, Hors-série sur les Evangiles
[59] Entretien Télérama du 31.10.2016
[60] Benoit Chantre, Hors-série de Philosophie Magazine sur René Girard, p 77
[61] http://www.garriguesetsentiers.org/article-le-saint-et-le-sacre-72967509.html
[62] René Pommier : http://rene.pommier.free.fr/Girard.htm
[63] Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, « Fluctuations sur la liberté » (1938)
[64] Zygmunt Bauman, métaphore de la « société liquide » dans L’amour liquide, 2004
[65] Antoine de Saint Exupéry : Le petit prince. Chapitre 5
[66] Eric Weil Logique de la philosophie, 1967, Vrin, p 20