QUEL ENSEIGNEMENT DU FAIT RELIGIEUX ET POUR QUOI ?
Dominique Santelli
Le fait religieux est aujourd’hui inscrit dans les programmes du cycle 3 à la terminale. L’analyse des programmes et des manuels laisse apparaître un enseignement mutilé. Comment (re)donner du sens à un enseignement que les vulgates éditoriale et pédagogique ont parfois rendu stérile ? Comment remédier à l’inculture religieuse et former de futurs citoyens éclairés ?
- Pourquoi enseigner le fait religieux ?
On l’a dit toute la semaine : on enseigne le fait religieux parce qu’il permet de mieux comprendre le monde contemporain. Cela ne s’imposait pas il y a ne serait-ce qu’une vingtaine d’années car les cornettes et soutanes avaient disparu et les foulards étaient réservé à Grace Kelly dans les films d’Hitchcock. La sécularisation des sociétés européennes était bien avancée et personne ou presque ne prédisait ce que l’on a appelé « le retour du religieux ».
En ce début du XXIème siècle la sécularisation continue et le « religieux » remplit avec force nos écrans de télévision. A l’occasion de l’élection d’un pape, d’un enlèvement en Afrique ou de la guerre au Mali, « le religieux » s’invite dans nos classes et les élèves cherchent auprès des enseignants des clés pour comprendre cette actualité livrée de plus en plus brute et brutale.
Les phénomènes religieux jouent aujourd’hui un rôle très important, en particulier en géopolitique contemporaine. Mais la télévision, principal moyen d’information sur l’actualité, aborde souvent les religions lors d’évènements spectaculaires, voire violents qui déclenchent chez les jeunes des réactions de type émotionnel. L’intervention de Marie Laure Smilovici nous a permis d’y voir plus clair dans le brouillard médiatique. Connaître les religions est donc essentiel pour interpréter l’actualité. Pour mieux la comprendre il s’avère nécessaire de resituer les évènements dans leur contexte historique et culturel et appréhender la complexité du monde et des religions et en leur sein des confessions.
Nos établissements accueillent des élèves d’origine culturelle, religieuse et idéologiques variée. Ils sont le lieu privilégié de l’apprentissage du respect mutuel. Dans un contexte international marqué par des intégrismes religieux et des expressions quotidiennes d’intolérance religieuse, la tâche n’est pas aisée. Le contexte au Moyen-Orient rend plus que jamais nécessaire de dépassionner les questions religieuses mais aussi de travailler à une meilleure connaissance des religions.
Il faut donc aider les élèves à en décrypter les signes, à trouver des ébauches de sens. C’est la première raison qui impose l’étude du fait religieux à l’école. D’où son inscription dans la loi.
En effet le socle commun de connaissances et de compétences dans son pilier 5 « culture humaniste » dit que en terme de connaissances « les élèves doivent comprendre l’unité et la complexité du monde par une première approche du fait religieux en France, en Europe et dans le monde en prenant notamment appui sur des textes fondateurs (en particulier, des extraits de la Bible et du Coran) dans un esprit de laïcité respectueux des consciences et des convictions. ». Cette inscription dans la loi du fait religieux est le résultat de débats, colloques et rapports qui ont agité le monde enseignant en général, l’enseignement catholique en particulier mais aussi la société civile maintenant une bonne vingtaine d’années comme vient de nous le rappeler Philippe Joutard.
Une question cependant se pose dès à présent : « l’acquisition de connaissances » est certes suffisante pour connaître mais est-elle suffisante pour « comprendre ce monde complexe » ? Une des résolutions des Assises de 2001 était « une école de toutes les intelligences » et Paul Malartre nous a rappelé lundi que l’intelligence religieuse en faisait partie.
La deuxième raison est repérée depuis de nombreuses années : Permettre l’accès au patrimoine culturel et à sa dimension symbolique : il est important et je n’y reviens pas de continuer à percevoir la dimension religieuse et symbolique de ce patrimoine qui pour les jeunes est devenue en partie incompréhensible. Le refuser ou l’ignorer serait se couper du passé et rendre difficile la compréhension du présent.
Par ailleurs comment étudier l’histoire sans connaître les fondements des principales religions ? (Comment en cycle 3 faire une séquence sur les débuts du christianisme sans avoir étudié Jésus ? Cela suppose en pré requis que nos élèves aient cette connaissance là… l’ont-ils ?)
Quant à l’histoire de l’art européen elle est difficilement accessible, au moins jusqu’au XVIIIème siècle, sans un minimum de culture religieuse que ce soit à travers la peinture médiévale pleine de passions, de résurrections, de madones, de miracles, de saints, que ce soit l’architecture des cathédrales ou la musique sacrée de Bach.
Mais cette notion de patrimoine reste délicate à utiliser car elle risque de se réduire au seul héritage chrétien, voire catholique, à l’exclusive d’autres religions et au risque d’une crispation identitaire. On ne doit pas non plus oublier de prendre en compte l’héritage gréco-romain, celui des Lumières, celui du judaïsme, du protestantisme ou de l’islam. Attention également au risque de renvoyer les religions au passé et d’en faire des réalités culturelles anciennes !
Au fil des ans on observe dans les divers programmes une volonté de s’appuyer sur les œuvres artistiques pour appréhender les phénomènes religieux. Cela ne va pas non plus sans difficulté car le risque est grand de diluer le cultuel dans le culturel : les lieux de culte sont d’abord des espaces spirituels pour les croyants avant d’être des chefs-d’œuvre patrimoniaux : cf une mosquée.
Troisième grande raison : le religieux est un langage spécifique du langage symbolique. Ainsi beaucoup de textes littéraires comportent une dimension religieuse. Une grande partie de notre littérature est pétrie de significations religieuses.
Un collègue de lettres nous disait l’an dernier les difficultés à étudier Baudelaire, « Harmonie du soir », Les Fleurs du Mal (1857) étudié en classe de quatrième
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir.
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir,
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir,
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige,
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige,
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir,
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir.
Conclusion :
Le religieux est une catégorie de la connaissance comme l’économique, le social ou le politique. Il doit donc être inscrit dans un contexte global de connaissances qui ne sont pas seulement religieuses mais également littéraire, philosophique, historique. Il ne s’agit pas de l’isoler mais de lui donner sens dans un contexte plus large. Et ce sens doit être premier dans la démarche pédagogique. C’est lui qui guide vers la forme et pas l’inverse. Vous avez sans doute comme moi en tête ces cours sur l’art roman et l’art gothique où tout s’arrêtait avec l’invention de la croisée d’ogive…
- De quoi parle-t-on dans nos établissements quand on parle de fait religieux ?
On a depuis un vingtaine d’années utilisé différentes expressions : histoire des religions, culture religieuse, fait religieux…je vais essayer de les définir en les contextualisant
Le fait religieux
Cette expression est la plus utilisée, la plus récente également et elle s’est peu à peu substituée aux autres. Son promoteur si j’ose dire en a été Regis Debray. Régis Debray s’exerce à le définir
« L’expression » fait religieux » s’est imposée depuis quelques années dans le vocabulaire scientifique et public. Quand on y réfléchit bien, sa sobriété tranquille, qui cache un certain nombre de confusions, exprime la raison d’être de notre présence ici.
Un fait a trois caractéristiques. Premièrement, il se constate et s’impose à tous. Que cela plaise ou non, il y a depuis mille ans des cathédrales dans les villes de France, des œuvres d’art sacré dans les musées, du gospel et de la soul music à la radio, des fêtes au calendrier et des façons différentes de décompter le temps à travers la planète. Pouvons-nous nous boucher les oreilles et fermer les yeux devant le monde tel qu’il est ? Pouvons-nous refuser d’écrire sur notre agenda, sous prétexte que nous n’avons aucune raison objective de prendre pour l’an zéro la date probablement erronée de la naissance de Jésus ?
Deuxièmement, un fait ne préjuge ni de sa nature, ni du statut moral ou épistémologique à lui accorder. Superstition, superstructure, facteur explicatif de l’histoire ou fausse conscience des acteurs ? Ces interrogations relèveront du débat philosophique. Elles doivent être formulées, mais elles supposent d’abord la prise en considération d’un matériau empirique, qu’il s’agisse d’un vitrail, d’un poème, d’un massacre, d’une route de pèlerinage ou d’une œuvre de charité. Prendre acte n’est pas prendre parti.
Troisièmement, un fait est englobant. Il ne privilégie aucune religion particulière, considérée comme plus » vraie » ou plus recommandable que les autres. Il est vrai que nos programmes d’histoire rencontrent en priorité les religions abrahamiques, mais ils donnent également une place au siècle des Lumières et ne négligent pas les religions de l’Antiquité et de l’Asie. En effet, l’hindouisme, le bouddhisme, les religions chinoises, comme les traditions animistes africaines, sont parties prenantes, sur un strict pied d’égalité, au grand arc des phénomènes humains qu’il nous faut embrasser, sans nombrilisme ni ethnocentrisme.
Le fait est observable, neutre et pluraliste. »
Debray reconnaissait que l’expression est d’un emploi commode et d’une « neutralité peu compromettante » en ne privilégiant aucune confession. Il conviendrait peut-être pour ne pas l’essentialiser de mettre le pluriel.
Histoire des religion
C’est chronologiquement l’une des premières expressions employées depuis les années 1980 dans l’éducation nationale. Cette expression désigne historiquement l’approche scientifique et distanciée des phénomènes religieux. Elle a été rapidement critiquée car se référant trop à l’histoire alors que les professeurs de français, philo, langues doivent aussi participer à cet enseignement. De plus elle posait la question d’une discipline nouvelle (J. Baubérot avait même imaginé un capes et une agrégation d’histoire des religions !). Les oppositions ont été très nombreuses et la question n’est plus du tout à l’ordre du jour.
Culture religieuse
Par opposition à « inculture religieuse » l’expression culture religieuse a été souvent employée aussi dans les années 1980. Elle veut signifier que le religieux et en particulier le christianisme a laissé des traces profondes et durables dans la société et la culture françaises, et que les élèves doivent être capables de les saisir voire de les apprécier. Elle traduit aussi le souci de montrer que cette culture est toujours vivante et peut s’inscrire dans une perspective identitaire.
Mais cette expression a suscité un certain nombre de critiques en particulier dans l’enseignement catholique car elle prête à confusion avec la catéchèse et d’ailleurs elle a souvent servi de prétexte à…on lui a préféré l’expression :
Dimension religieuse de la culture
L’enseignement catholique, dont le projet est de favoriser l’ouverture à la dimension spirituelle chez tous les jeunes, a souhaité développer cet apprentissage à travers les matières existantes. Il s’agit de redonner à la culture générale sa dimension religieuse, de prendre en compte le versant anthropologique et éthique de ce qu’on enseigne, et de se préoccuper des enjeux religieux de sa discipline. On part bien sûr du postulat qu’elles sont toutes concernées, y compris les disciplines scientifiques…et l’on a vu avec Philippe Sipeyre que cela pouvait être le cas même en EPS.
Il me semble que l’on a intérêt à maintenir cette pluralité des termes, signe d’intérêt et marqueur d’un véritable débat dans le pays mais qui dit aussi la pluralité des lieux où dans l’enseignement catholique en vertu du caractère propre on peut aborder la question.
- Comment enseigner le fait religieux?
Distinguer enseignement des religions et enseignement religieux sans pour autant les séparer : il importe de bien dissocier la démarche qui relève du savoir et la démarche qui relève du croire. Faute de cette distinction on entretient la confusion et on favorise deux types d’oppositions : certains viennent des milieux confessionnels inquiets de voir des sujets religieux traités par des enseignants qu’ils jugent pas forcément compétents. D’autres viennent des milieux laïques qui soupçonnent derrière toute prise en compte des questions religieuses la volonté d’introduire des éléments confessionnels incompatibles avec la neutralité de l’état.
Pourtant, un enseignement objectif du fait religieux n’aurait aucun sens s’il fait l’impasse sur l’expérience religieuse qui l’habite et qui en délivre les significations.
Les faits religieux objectifs s’originent dans ce que l’on appelle l’expérience religieuse[1] ou expérience humaine du divin pour parler comme Michel Meslin ou expérience du sacré dirait Mircéa Eliade et cette expérience s’exprime à travers des croyances.
Je prendrai un exemple : Jésus en cycle 3 ou en sixième. Où s’arrête-t-on au nom de la neutralité de l’enseignement ? à la crucifixion seul fait historique ? oui mais alors comment comprendre les 2 000 ans d’histoire du christianisme ? que faut-il enseigner ? le Jésus de l’histoire qui s’arrête à la crucifixion ou l’histoire de Jésus qui commence si j’ose dire avec la résurrection ?)
De cela je conclus que l’enseignement objectif du Fait religieux demande aussi d’avoir une connaissance des croyances qui le sous tendent
Et s’il était temps de penser autrement
- Pour un enseignement renouvelé du fait religieux.
En croisant le savoir et le croire…
Je propose qu’il faut enseigner aussi les croyances comme un fait religieux. Enseigner en sixième « le peuple de la Bible » ce n’est pas enseigner l’histoire des royaumes juifs et leur formation ! Enseigner « le peuple de la Bible » c’est enseigner les croyances de ce peuple et Moïse car Juifs et des Chrétiens croient en Moïse. S’en priver sous prétexte de non historicité est un non-sens. Quand on enseigne le fait religieux il nous faut donc certes « enseigner des connaissances » mais aussi les croyances qui leur sont lié.
Certains collègues s’y sont risqué. Le groupe de recherche académique d’histoire géographie d’Aix Marseille, groupe formé d’enseignants en grande majorité de l’enseignement public s’est emparé depuis de nombreuses années de la question de l’enseignement du fait religieux. Un colloque a été organisé dès 2003 sur ce thème. Les actes et les différents travaux du groupe montrent la volonté d’aller plus loin que l’exposé objectifs des faits religieux en donnant accès aux élèves au sens.
Exemples pris dans l’ancien programme de seconde d’histoire où l’enseignant s’attache à la symbolique de la Résurrection.
Problématique : Jésus : personnage historique et central de la foi chrétienne : comment Jésus est devenu Christ ?
Corpus documentaire :
- Evangile selon Luc
- Evangile selon Matthieu
- Evangile selon Jean
- Actes des Apotres
1 comment l’annonce de la Résurrection se fait selon Matthieu ? selon Luc ?
2 comment Jésus s’adresse t-il aux passants d’Emmaüs ? aux femmes ? Quel point commun constate t-on entre ces personnages ?
3 quel point commun apparaît dans les deux premiers textes sur la Résurrection ?
4 quels objectifs poursuivent les Evangiles dans la construction du récit de la Résurrection ?
- A l’aide des réponses aux questions et des apports faits en cours, construisez un paragraphe dans lequel vous démontrerez comment le récit de la Résurrection contribue à construire l’image de Jésus, fils de Dieu et est au coeur du christianisme.
Cependant l’élève doit comprendre qu’il est en train d’étudier une croyance. Le procédé est ici simple ; l’emploi du style indirect dit que cette religion est la religion de quelqu’un (selon…). Ainsi pour cet enseignant apprendre à lire des récits de la résurrection mais ne nécessite pas une adhésion de foi.
En conclusion : la connaissance des croyances est une nécessité à cause de leur importance historique .
…les élèves accèdent au sens…
Le savoir est commun à tous dans une classe mais ce savoir est support de croyances pour certains de nos élèves. Il nous faut alors être vigilant pour que l’enseignement de croyances ne dérive pas vers un enseignement de faits surnaturels. L’enjeu ici est de taille : ouvrir nos élèves croyants et non croyants au sens du mystère, oser enseigner ce qui paraît à première vue comme inaccessible à la raison.
Attention, je ne suis pas en train de vous dire qu’il faut substituer à l’enseignement du fait religieux un enseignement religieux ! En revanche il me semble que l’on ne peut plus faire l’économie de rendre compte des doctrines qui sous-tendent les religions étudiées car elles seules permettent de les comprendre de l’intérieur et donc de comprendre les faits religieux. Commenter une crucifixion sans dire qu’elle ouvre sur la résurrection c’est priver les élèves d’une compréhension en profondeur. La ligne de crête pourrait être fine je vous l’accorde si l’on pense que l’on convoque les élèves sur leurs croyances.
Il me semble qu’il nous faut si l’on veut aller plus loin que les finalités déjà énoncées transmettre aussi ce qui est nécessaire à la lecture de notre héritage : certes un ensemble de connaissances et une éducation au regard mais aussi des corpus de croyances, des structures de pensée, un discours sur Dieu, une théologie, au sens étymologique du mot.
…et entrent en dialogue
L’acceptation du religieux dans toutes ses dimensions devient alors l’occasion d’aller vers l’autre, d’entrer en dialogue, de construire un langage commun. Le pluralisme religieux de la classe ou du monde devient alors l’occasion non plus d’un affrontement mais d’un dialogue. N’est-ce pas dans les salles de classes que prioritairement doit s’énoncer l’éloge de la mixité, du métissage en même temps que la précision du vocabulaire et la rencontre raisonnée des faits religieux. Autant de questions vives qui en n’étant pas éludées (voire exacerbées) mais enseignées participent à une éducation à la paix. La tâche de l’école est plus que jamais d’aider ceux qui se croient différents à se construire en profondeur, étape indispensable avant tout dialogue. Quand on montre à des enfants qu’ils sont cousins cela peut aider à leur rapprochement.
L’enjeu est particulièrement important ici : il s’agit de reconnaître le pluralisme culturel et religieux et, dans le respect des consciences et des différences, de favoriser la rencontre et le dialogue entre nos élèves de différentes religions mais aussi ne les oublions pas avec nos élèves non-croyants.
[1] Michel Meslin, L’expérience humaine du divin, Edition du Cerf, Paris, 1988.