Christian Salenson, D’Assise aux assises de l’Enseignement du fait religieux et l’éducation à la paix

Enseignement du fait religieux et l’éducation à la paix

 

 

 

                                               Christian Salenson

                                              Directeur ISTR -Marseille

 

 

 

Introduction

 

Cette session nationale sur l’enseignement du fait religieux a pour titre : « Pluralité religieuse et citoyenneté : éduquer à la paix ». La société est désormais marquée par une pluralité culturelle et religieuse. C’est un fait. Je le crois porteur de richesses et de belles promesses mais il constitue l’un des nouveaux défis de la paix.

En quoi l’enseignement du fait religieux participe-t-il d’une éducation à la paix ? Si l’éducation à la paix n’est pas le seul enjeu de l’enseignement du fait religieux et a contrario si l’éducation à la paix ne se joue pas exclusivement dans l’enseignement du fait religieux. enseignement du fait religieux et éducation à la paix ont à voir l’un avec l’autre.

 

Que veut dire éduquer à la paix ? Nous aurons à nous expliquer sur cette notion et dire quel est le rôle de l’école dans une éducation à la paix et en particulier comment dans ses Assises, l’enseignement catholique a voulu promouvoir cette éducation.

 

J’aurais quatre parties pour aborder la question. Je m’interrogerai d’abord sur la responsabilité de la République par rapport aux religions et à la paix. Puis je m’arrêterai dans la relation entre les religions et la paix sur l’engagement de l’Eglise catholique. J’essaierai alors de dire ce que veut dire éduquer à la paix. Et enfin, en quoi l’enseignement du fait religieux participe d’une éducation à la paix et à quelles conditions.

 

 

I- La République, les religions et la paix.

 

 

La République est soucieuse d’une éducation citoyenne. Le thème de la citoyenneté occupe une grande place. La République est soucieuse d’une éducation à la vie dans la cité et elle attend de l’école qu’elle soit en charge, pour la part qui lui revient, de ce travail éducatif. Ce que l’école fait d’ailleurs de multiples façons, aussi bien par l’enseignement que par la vie dans l’établissement. L’inflation langagière sur la citoyenneté, les discours exhortatifs un brin ridicule parfois sur les gestes citoyens conseillés, éveillent quelques soupçons. On sait que la République laïque, à l’instar des religions, est capable de prières, d’imprécations et même sur certains sujets d’avoir recours aux exorcismes ! A vrai dire, la République n’est pas habituée à la pluralité culturelle et religieuse. Sur le territoire national jusqu’à une date récente, elle n’a été en vis-à-vis qu’avec l’Eglise catholique. Elle aurait pu apprendre la pluralité culturelle et religieuse dans ses Colonies, mais elle a nié autant qu’elle a pu et à son détriment, la place et la force que représentaient les autres religions, l’islam en particulier[1]. Devant l’embarras qu’occasionne cette nouvelle situation, on multiplie le langage de l’intégration que nous aurons l’occasion au cours de la session d’interroger.

 

Pourtant il est de la responsabilité de l’Etat de créer les conditions d’une paix sociale et l’éducation fait partie des moyens pour y parvenir. Nous pourrions développer d’autres facteurs de paix sociale durable, et en premier lieu la justice sociale. Le fossé se creuse entre les riches et les pauvres, l’augmentation du chômage et la pauvreté de plus en plus massive préparent des violences à venir. Mais nous limitons notre réflexion à la gestion de la pluralité culturelle et religieuse comme l’une des conditions essentielles de la paix. Quelle est la responsabilité de la république ?

 

La laïcité

 

Historiquement

 

Historiquement l’Etat a dû intervenir dans notre pays pour faire accepter la pluralité de confessions religieuses au moment de la Réforme quand les confessions n’ont pas été capables de trouver un modus vivendi et que leurs luttes rendaient la vie sociale impossible[2]. L’espace public était gangréné par ce conflit qui portait gravement atteinte à la sécurité des personnes, au développement économique, à la vie de la société etc. Cette crise inaugurait un long processus d’autonomie qui devait déboucher, à terme, dans la séparation salutaire des Eglises et de l’Etat[3].

 

Les régulations des religions

 

Cette expérience historique montre que la religion à elle seule est incapable de gérer sa place dans la société. Elle a besoin que le politique intervienne. Les religions ont des régulations internes fort utiles et essentiellement de trois ordres : la mystique, le prophétisme, et la théologie. Les mystiques rappellent à la religion qu’elle ne peut prétendre annexer le divin, les prophètes dénoncent le iatus entre ce que disent les religions dans leurs textes fondateurs et ce qu’elles en vivent. La théologie introduit de la raison dans tout ce qu’il peut y avoir d’irrationnel dans le domaine religieux. Mais ces régulations externes ne suffisent pas. Les mystiques, les prophètes ou les théologiens un jour ou l’autre sont rejetés, tués ou condamnés comme on le voit dans toutes les religions. Les religions ont besoin que le politique encadre leur place dans la société. L’histoire du christianisme et l’histoire présente montre les dégats qu’entraine la confusion des domaines ou l’annexion du politique par la religion.

 

La laïcité

 

En France cette régulation se fait sous le régime de la laïcité. Les français ne sont pas obligés de croire que la laïcité à la française est le seul régime politique ni le meilleur[4]. Les Etats-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne, pour ne prendre que ces trois exemples dans des démocraties ont d’autres formes politiques de gestion de cette autonomie qui valent la nôtre !

Or la République fait une nouvelle expérience de la laïcité. Le modus vivendi antérieur est ébranlé par la pluralité religieuse. Désormais l’Etat se trouve en présence de religions différentes qui n’ont ni les mêmes structures, ni les mêmes fonctionnements que l’Eglise catholique. Au cours de la session nous reparlerons de la laïcité. Nous assistons à des phénomènes aussi bizarres que l’ingérence de l’Etat dans la création du comité français du culte musulman[5] ! Ou encore sur la manière dont il faut s’habiller[6] ! On peut craindre des dérives de la laïcité, lors même que nous reconnaissons et que nous sommes en droit d’attendre que l’Etat gère la place des religions dans l’espace public[7].

 

 

La liberté religieuse

 

La seconde responsabilité de l’Etat est celle de garantir la liberté religieuse. « L’Etat libéral garantit à chacun l’égale liberté de pratiquer sa religion, mais il ne le fait pas seulement pour préserver la tranquillité et l’ordre, il le fait aussi pour cette raison normative qu’il doit protéger la liberté de foi et de conscience de chacun. Pour cette raison même, il ne peut donc pas exiger de ses citoyens religieux ce qui serait inconciliable avec une existence authentiquement vécue dans la foi. [8]» La liberté religieuse ne se limite pas à la liberté de conscience. Que serait la liberté de conscience pour quelqu’un qui n’aurait pas le droit d’exprimer publiquement ce qu’il pense ou ce qu’il croit ? La liberté religieuse garantit la liberté de culte mais aussi la liberté d’association et de formation. Elle est un droit fondamental inscrit dans la déclaration des droits de l’homme ainsi que dans la constitution européenne[9]. C’est la responsabilité de l’Etat non seulement de permettre la liberté religieuse mais encore de garantir à tout croyant la possibilité de vivre sa religion « en privé et en public ». C’est pourquoi, au moment de la séparation, l’Etat a instauré des aumôniers qu’il rémunère, dans les prisons, les hôpitaux et autrefois dans les lycées[10].

 

Or il faut réaffirmer aujourd’hui avec force que l’Etat est laïc[11], la société non[12] ! La société est plurielle. Or on assiste aujourd’hui à un glissement de la laïcité. Le philosophe Jürgen Habermas écrit : «  La neutralité du pouvoir étatique est inconciliable avec la généralisation du point de vue laïciste sur le monde… ceux qui partagent une vision laïque ne peuvent en tirer avantage pour contester par principe aux images religieuses un quelconque potentiel de vérité, ou contester à leurs concitoyens croyants le droit de contribuer aux débats publics par des arguments religieux [13]». Les religions ne sont pas du domaine privé ! Ce n’est pas leur nature ! La spiritualité est personnelle, du domaine de la conscience et donc du domaine privé mais les religions ont vocation à intervenir dans le domaine public. Elles ne demandent pas la permission d’ailleurs. On a pu le voir récemment à propos du « mariage pour tous » avec les prises de positions du grand rabbin Bernheim[14] ou les manifestations à propos du « mariage pour tous ». On notera aussi que tous les croyants d’une même religion n’ont pas la même opinion. C’est le cas des catholiques à propos du « mariage pour tous ». Il existe aussi au sein des églises, en droit, une liberté d’opinion. Les catholiques ne sont pas obligés de suivre l’opinion de l’épiscopat, d’ailleurs diversifiée, sur des questions de société.

 

Les religions sont nécessaires au débat démocratique. Que serait une démocratie qui exclurait du débat les croyants ? On s’interroge au contraire aujourd’hui pour se demander si des démocraties peuvent vivre sans l’apport positif des religions[15]. Il est demandé aux citoyens croyants de reconnaître la neutralité et l’impartialité de l’Etat et aux citoyens laïques la place des croyants. Il est de la responsabilité de la République d’organiser le débat démocratique mais elle doit veiller en même temps à ce qu’aucune religion n’impose son point de vue, même en invoquant la transcendance.

Dans le débat démocratique, chacun accepte que son point de vue soit minoritaire. Personne ne peut dire qu’il n’y a pas eu de débat quand son point de vue ne triomphe pas. On peut penser que pour le « mariage pour tous », il y a bien eu débat, y compris dans la rue, même si une majorité de français est favorable à la loi. Les églises peuvent par contre se demander si, en leur sein, elles ont instauré le débat.

 

Pour que les religions apportent une contribution positive à la paix, le rôle de la République est double. D’une part le politique doit continuer à réguler l’espace public et d’autre part garantir non seulement la liberté de conscience mais surtout la liberté religieuse, en privé et en public.

 

II- Les religions et la paix

 

 

Quelle est la responsabilité des religions dans la paix ? On peut souscrire à ce que dit Hans Kung. Il n’y a pas de paix possible dans le monde sans une paix entre les religions[16]. Au cours de l’histoire, en Europe, la division des chrétiens entre eux, orthodoxes, protestants, catholiques a contribué à déchirer ces cultures. Certains pensent qu’il n’y a aura pas réellement de construction européenne sans une unité retrouvée des chrétiens. Faut-il affirmer pour autant que les religions sont la cause des conflits ? Le XXème siècle a montré une capacité à faire la guerre et à anéantir jamais égalée au cours de l’histoire. Or les conflits ne furent pas inspirés par les religions mais bien par des redoutables idéologies : Nazisme, stalinisme, si bien que le discours univoque sur les religions fauteurs de guerre doit être interrogé sur l’idéologie qu’il véhicule. A qui sert ce discours ? Il n’en reste pas moins vrai que les religions ont une responsabilité et qu’il ne suffit pas qu’elles disent que leurs textes fondateurs appellent à la paix ou encore de dire comme le pape, à juste titre, que « personne ne peut tuer au nom de Dieu »[17]. Que font les religions pour gérer à l’intérieur d’elles-mêmes les factions violentes ou les facteurs de violence ?

 

Les religions sont porteuses dans leurs textes fondateurs de cette aspiration des hommes à la paix. Elles ouvrent des chemins singuliers qui ne se limitent pas à l’absence de conflits entre les hommes mais les conduisent à aller rechercher la paix dans la réconciliation de chacun avec lui-même, par des méthodes fort variées d’ailleurs selon qu’il s’agit des religions asiatiques ou des monothéismes abrahamiques. Les religions se reconnaissent une responsabilité dans la paix du monde mais aussi une responsabilité dans l’éducation à la paix. Toutes les religions proposent des grandes figures qui furent des hommes et des femmes de paix : Ghandi, Luther King, ou François d’Assise…

 

 

L’esprit d’Assise

 

Parce qu’il ne peut y avoir de paix dans le monde sans une paix entre les religions, L’Eglise catholique s’est engagé dans le dialogue interreligieux au moment du concile Vatican II[18]. Elle l’a confirmé depuis en de nombreuses occasions mais en particulier lors des rencontres d’Assise. La première eut lieu à l’initiative de Jean-Paul II le 27 octobre 1986. A l’occasion de l’année internationale pour la paix décrétée par l’ONU, le pape invita les représentants des religions du monde à une journée de prière à Assise. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité toutes les religions du monde se retrouvaient pour « être ensemble pour prier » pour la paix. Cette rencontre eût un grand retentissement médiatique et contribua à accélérer le dialogue entre les religions[19].

En 2002, une nouvelle rencontre eut lieu, cette fois en réponse aux attentats de New-York du 11 septembre et surtout pour s’opposer à l’administration Bush qui désignait « un axe du mal » et employait le mot fortement connoté de « croisade » pour tenter de mobiliser l’opinion publique occidentale dans son idéologie du « choc des cultures »[20] et son projet politique de recomposition du Moyen Orient. Cette rencontre connut un grand succès, marqua la volonté des religions de ne pas se laisser instrumentaliser. Les représentants religieux de toutes les religions élaborèrent un décalogue de la paix qui fut envoyé à tous les dirigeants du monde[21].

Enfin en 2011 à l’occasion du XXVème anniversaire de la première rencontre d’Assise, le pape Benoit XVI convoqua une nouvelle rencontre en y apportant une tonalité particulière par l’invitation d’humanistes, représentés entre autres par la française Julia Kristeva[22]. Il devait insister au cours de sa conférence sur le dialogue interreligieux comme chemin de purification des religions de toute forme de violence

 

Ces rencontres dessinent une volonté de dialogue des religions entre elles et de contribution à l’avènement de la paix. Cet engagement de l’Eglise est donc l’engagement de l’enseignement catholique, en vertu même de son caractère propre. Toutefois cela ne sera possible que par une éducation à la paix.

 

 

III- Que veut dire éduquer à la paix

 

Que veut dire éduquer à la paix ? La paix ayant diverses dimensions, cette éducation revêt de multiples aspects. Si du point de vue de la République éduquer à la paix vise essentiellement un aspect citoyen, du point de vue des religions, éduquer à la paix renvoie à d’autres dimensions de la personne que son seul comportement social.

 

François d’Assise

 

La figure de François d’Assise illustre les flyers de la session[23]. A lui seul, François unifie en sa personne ces divers aspects de la paix. Il fut un homme de paix et il est aujourd’hui reconnu par tous, dans toutes les religions. Il l’a été en allant voir et discuter avec le sultan pendant la croisade[24]. Il l’a été aussi dans son rapport avec la nature. On connaît le cantique des créatures ou encore dans les fioretti de François. Incompris par les membres de la curie romaine, il trouve une consolation en dialoguant avec les oiseaux ![25] Il l’a été dans sa relation homme/femme avec ses amies Claire ou Jacqueline ou encore en ne séparant pas les frères et les sœurs qui au tout début de l’Ordre pouvaient partager la même table. S’il a été cet homme de paix ce fut par une paix intérieure, fruit d’une vie réconciliée, jusque dans l’acceptation que l’œuvre de création de l’ordre des frères mineurs lui soit enlevée et soit réorientée[26]. La figure de François fait comprendre que la paix est un phénomène global qui saisit l’homme dans toutes ses relations, avec lui-même, avec l’autre sexe, avec l’autre croyant, avec la nature, et ultimement avec Dieu.

 

Voilà pourquoi il est légitime de penser qu’une éducation à la paix n’est pas une simple éducation citoyenne mais une éducation de tout l’être, dans toutes ses dimensions. La paix n’est pas l’absence de conflits. L’absence de conflits peut être parfois la rude légitimation de la violence structurelle d’une société donnée. Les diverses dimensions de la paix interfèrent les unes avec les autres. La paix sociale ne peut se construire sans dialogue interreligieux et avec les humanismes, sans relations justes et apaisées entre hommes et femmes, sans relations justes avec l’immigré, sans une relation respectueuse avec la création. La paix se gagne à ces différents niveaux et ultimement à l’intérieur de soi, dans l’intériorité d’une histoire assumée.

 

IV- L’enseignement du FR et la paix

 

En quoi l’enseignement du fait religieux stricto sensu participe-t-il à l’éducation à la paix, eu égard au fait que ce n’est ni sa seule fonction, ni même sa fonction première. A quelles conditions l’enseignement du FR participe à une éducation à la paix ? Je voudrais évoquer quelques aspects.

 

La connaissance des religions

 

L’enseignement objectif des fondements d’une religion, de son organisation, de ses croyances, de ses textes fondateurs, de ses principaux rites, de ses fêtes, de ses productions artistiques et le caractère scientifique de cet enseignement permet d’avoir des données objectives sur la religion, sur sa propre religion et sur la religion de l’autre. Elle permet de ne pas confondre les fondements de sa propre religion avec les us et coutumes indûment considérés parfois comme constitutifs d’une tradition religieuse donnée.

Le fait d’entendre présenter positivement et objectivement la religion de l’autre permet aussi de relativiser sa propre religion, ne serait-ce qu’en découvrant les liens de dépendance qui les unissent, du christianisme au judaïsme, de l’islam au judaïsme et au christianisme. Sans tomber dans le relativisme qui consiste à dire que toutes les religions se valent, ce qui n’est ni vrai ni possible pour un croyant, toute religion doit être relativisée par rapport à son objet qui seul est Absolu. Il n’y a d’absolu que Dieu, dit la religion. Il n’y a donc pas de religion absolue.

La connaissance objective des religions ne se confond pas avec l’enseignement positiviste de certains manuels qui s’efforcent tellement de ne rien dire du sens qu’ils ne dispensent plus aucune connaissance. Par ailleurs, il faut dénoncer haut et fort les erreurs inadmissibles de certains manuels scolaires. Leurs auteurs commettent de grossières erreurs, confondent les niveaux de langage, ignorent souvent la nature du langage religieux et présentent les récits mythiques comme des récits historiques. Cette ignorance n’est pas à l’honneur de leurs auteurs ni de l’éducation nationale qui l’accepte. Pire, elle induit un fondamentalisme nocif. On enseigne les déplacements d’Abraham comme si on y était ! La théologie nous a appris heureusement plus de rigueur critique !

 

Apprendre à lire

 

            Le langage religieux est un langage symbolique. Les anciens savaient interpréter un texte. Celui qui prend au pied de la lettre Jésus qui marche sur les eaux, ou la fuite en Egypte de Jésus, Marie, Joseph avec leur âne, s’interdit définitivement d’en comprendre le sens. Il y a au moins deux sens dans un texte biblique – les anciens en voyaient quatre – un sens littéral anecdotique – historique ou non mais la plupart du temps cela importe peu ! – et un sens symbolique.

La sortie d’Egypte ne peut pas être simplement racontée comme une épopée. On ignore tout d’une présence d’hébreux en Egypte, à tel point que l’historien est en droit de se demander quel est le fondement de ce récit. A contrario, ce texte est très travaillé jusqu’en sa littéralité et il est d’une force de sens extraordinaire. Ce texte fondateur du judaïsme et partant du christianisme a éclairé des générations de croyants. Ce récit a inspiré bien des conquêtes de liberté, ne serait-ce que la lutte des noirs esclaves et les chants négro spirituals ou aujourd’hui encore les luttes de libération du XXème siècle des latino-américains.

La visitation est la rencontre de Marie et d’Elisabeth, sa cousine. Mais ce récit est aussi celui de la rencontre des deux testaments bibliques, l’ancien représenté par Elisabeth et le nouveau représenté par Marie, et donc la rencontre du judaïsme et du christianisme. Elle est aussi le prototype de toute rencontre où ce que porte l’une vient faire écho à ce que porte l’autre et où chacun est ainsi révélé à lui-même. Les artistes ne s’y sont pas trompés multipliant sans fin cette scène symbolique en de nombreuses représentations picturales ou architecturales.

Il en va ainsi de toutes les productions artistiques religieuses. Sur la reproduction d’une cathédrale, on ne peut se contenter de mettre une flèche indiquant : « portail », comme dans certains manuels. Il faut dire ce qu’est un portail. Ce n’est pas une simple porte d’entrée. Elle a une signification symbolique et ne donne pas accès uniquement à un bâtiment mais à un lieu qui lui-même est symbolique. Les artistes n’auraient pas sculpté avec tant de génie les portails s’il était agi uniquement de la porte d’entrée d’un bâtiment.

 

Lire les textes fondateurs

 

La connaissance de la culture dans laquelle nous vivons exige une connaissance des textes fondateurs, lesquels ne se limitent pas aux récits de création. Certains textes du Nouveau testament figurent d‘ailleurs dans les programmes comme la parabole du bon samaritain par exemple. Mais on pourrait en prendre bien d’autres qui ont marqué la culture occidentale : le fils prodigue, la nativité, la visite des mages, la crucifixion, certains textes de l’apocalypse. La connaissance de ces textes est nécessaire pour avoir accès au patrimoine culturel pictural, littéraire, architectural etc…

 

L’enjeu de l’apprentissage de lecture est important. Lorsque cet apprentissage n’a pas lieu, la personne est condamnée à une lecture fondamentaliste. Celui qui n’a pas appris à lire, à recevoir ces récits pour ce qu’ils sont, des textes sacrés et donc symboliques, interprètera le récit de la création comme transcription exacte d’un événement passé.

La lecture littérale, fondamentaliste a marqué toute la période moderne, pour les croyants comme pour ceux qui ne l’étaient pas. La lecture littérale induit le créationnisme dont on sait qu’il est à nouveau florissant et le fondamentalisme dont on connait les fruits amers aussi bien dans le christianisme que dans l’islam.

 

Le rapport à l’histoire

 

Comment enseigner la shoah ? La question revient régulièrement. Je ne suis pas enseignant et je n’ai donc pas de conseil pratique à donner, mais cet événement ne peut pas être isolé d’une longue tradition historique qui remonte au moins au Moyen âge au cours de laquelle les juifs ont été marginalisés, maltraités, discriminés. La shoah est l’aboutissement d’une histoire, celle d’un long rejet des juifs au prétexte qu’ils refusaient de se convertir à la foi chrétienne, et qu’ils se pensaient comme le peuple élu de Dieu ayant la mission de témoigner du Dieu unique et de porter les commandements. Si on ne comprend pas cette prétention de foi inscrite dans la foi juive, on ne comprend pas la volonté d’extermination de ce peuple du nazisme.

La relation au judaïsme est une blessure de notre histoire. Pour cette raison, à la fois elle n’est pas facile à enseigner et elle est aussi décisive. Elle a partie liée avec le rejet de toutes les autres formes de l’altérité : les noirs, les femmes, les indiens, les arabes, les Roms etc. En théologie, le dialogue judéo-chrétien est paradigmatique de toutes autres formes de dialogue interreligieux.

Il nous semble qu’il faut que l’enseignant ait les moyens de traiter ces questions par une connaissance approfondie de ses enjeux. Il saura trouver les moyens pédagogiques et pourra construire des séquences appropriées si on lui fournit les éléments critiques et les enjeux culturels dont il a besoin pour mesurer ce qui se joue dans telle ou telle lecture de roman, dans telle approche historique ou dans telle activité programmée pour l‘établissement.

Probablement que ces enjeux apparaissent mieux aussi quand on croise des expériences positives de relation, de dialogue, comme nous le verrons dans une des expériences pédagogiques qui sera proposée.

 

La relation à l’islam elle aussi est lourde historiquement. On comprend que l’enseignement de ce qui concerne l’islam ne soit pas simple. Mais cet enseignement est déterminant dans une société dans laquelle la décolonisation n’est pas achevée dans la conscience collective. Dans cette histoire de conflits et d’oppression, pourquoi ne pas faire valoir aussi ce que l’on doit aux arabes ? Pourquoi ne pas enseigner aussi ces moments où la rencontre a été féconde comme les écoles de traduction à Bagdad ou chrétiens et musulmans travaillaient ensemble sur la philosophie d’Aristote ?

Peut-être pourrait-on introduire dans l’enseignement des religions, des éléments positifs du dialogue interreligieux qui ouvrent un nouvel avenir de rencontre.

 

 

Conclusion

 

 

Je conclue cet exposé. Je souhaitais montrer dans cette première approche que l’enseignement du fait religieux ne se limite pas à quelques connaissances mais qu’il porte en lui de grandes possibilités d’intelligence de la vie en société et de la culture. La difficulté devant laquelle nous nous trouvons est l’ignorance des religions et de leur impact dans la sphère publique, de la quasi-totalité des enseignants. On ne peut leur reprocher ! La France de ce point de vue, à cause de notre histoire conflictuelle entre un laïcisme de combat et un cléricalisme d’Ancien Régime, a exclu la connaissance des religions de son enseignement universitaire. Les conséquences sont néfastes, y compris pour l’intelligence du monde.

Nous rencontrons une autre difficulté propre aux établissements catholiques. L’enseignement du fait religieux a été parfois transformé en un enseignement de la culture chrétienne ou pire malhonnêtement utilisé comme le cheval de Troie de la catéchèse, ce qui dénature et la catéchèse et l’enseignement du fait religieux.

 

Des universitaires, dans une lettre ouverte aux ministres de l’enseignement supérieur et de l’éducation nationale dénoncent l’absence d’enseignement des religions dans les départements d’histoire à l’université, en invoquant le fait que les enseignants se trouvent désemparés face aux élèves. Pour notre part, nous avons modestement créé un DU d’enseignement des religions qui relève des sciences des religions – d’autres propositions sont faites pour la théologie – qui connaît un réel succès. Nous avons aussi mis en route un laboratoire de recherche sur ces questions. Tout cela reste bien modeste. Les chantiers sont ouverts.

Pourquoi ne pas créer un mouvement plus vaste qui à la fois nous éviterait de tomber dans quelques ornières identifiables et nous permettrait de donner de la liberté aux enseignants ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] La séparation de l’Eglise et de l’état ne s’appliquait pas en Algérie. Sedek Sellam, La France et ses musulmans, un siècle de politique musulmane, 1895-2005, Fayard 2006.

[2] Edit de Nantes, 13 avril 1598. Révocation le 22 octobre 1685. Edit de Versailles de 1787.

[3] Loi du 9 décembre 1905.

[4] L’autre pays au monde qui a mis la laïcité dans sa constitution est la Turquie.

[5] Initié par Jean-Pïerre Chevènement, le CFCM a été créé par Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur et des cultes, en 2003.

[6] Loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques.

[7] Jean Bauberot, La laïcité falsifiée, Ed. La découverte.

[8] Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion, NRF essais, Gallimard, 2008, p. 149.

[9] La Convention européenne des droits de l’homme reprend dans son article 9 et en l’amendant, l’article 18 de la Déclaration Universelle : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. »

[10] « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte… pourront toutefois être inscrits ausdits budgets (exercice des cultes) les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assure le libre service des cultes dans les établissements publics tels lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. » Art. 2 de la loi de séparation des églises et de l’Etat.

[11] « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » Art. 2 de la Constitution de 1958.

[12] Jean-Pierre Ricard, « Laïcité de l’Etat, laïcité de la société ? » Documentation catholique, n° 2505, février 2013.

[13] Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion, NRF essais, Gallimard, 2008, p. 169.

[14] Audition du Grand Rabbin de France auprès de la commission des Lois le 29 novembre sur le projet déposé le 7 novembre 2012, ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe (n°344). Cette audition s’est faite dans le cadre d’une table ronde réunissant M. le Grand Rabbin Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France, M. le Cardinal André Vingt-Trois, archevêque de Paris, président de la Conférence des…

[15] Jürgen Habermas : Entre naturalisme et religion, les défis de la démocratie, NRF essais Gallimard, 2008.

[16] Hans Kung, Manifeste pour une éthique planétaire, Ed du Cerf, 1995.

[17] Jean Paul II, « Message pour la célébration de la journée mondiale de la paix, le 1er janvier 2002 », Chemins de dialogue, n° 20, p. 185.

[18] Cet engagement solennel s’est exprimé dans la déclaration conciliaire pour les relations avec les religions non-chrétiennes, Nostra aetate.

[19] Chemins de dialogue n° 7.

[20] Hungtington, Le choc des cultures…

[21] Chemins de dialogue, n° 20

[22] Sur cette rencontre voir Chemins de dialogue, n° 38, le discours de Julia Kristeva et l’article sur «  le développement de l’esprit d’Assise et la contribution de Benoît XVI ».

[23] La représentation est du peintre Arcabas.

[24] Gwenolé Jeusset, François et les musulmans, Chemins de dialogue, n° 30, p. 33-46.

[25] Fioretti de François d’Assise, Ed. du Cerf, 2002.

[26] Eloi Leclerc, Sagesse d’un pauvre, DDB 2009.