Université de Fribourg
4 décembre 2015
La liberté religieuse en France
Christian Salenson
Institut de Sciences et Théologie des Religions
Marseille.
L’histoire de la liberté religieuse en France est complexe. Elle est inséparable du long processus par lequel la République parviendra à s’émanciper progressivement de la tutelle de l’Église catholique, à prononcer la séparation des églises et de l’État par la loi de 1905 et à énoncer le principe de laïcité. La laïcité sera réaffirmée au lendemain de la seconde guerre mondiale après les dérives du régime de Vichy. Enfin elle figurera dans la constitution de la 5ème République de 1958 qui affirme dans son article 1, « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances.
Je ne crois pas que ce soit le lieu de reprendre cette histoire longue et tourmentée. Mais je me propose de faire trois remarques sur cette histoire. Puis j’en viendrai aux changements en cours et au bouleversement d’équilibres précaires. Enfin je ferai part d’un certain nombre de préoccupations actuelles.
I- Quelques remarques sur l’histoire de la laïcité.
Le monopole du catholicisme
En 1789, la France est en situation de monopole de l’Église catholique. Elle a traversé les guerres de religions mais la révocation de l’édit de Nantes par l’édit de Fontainebleau en 1685 a rétabli le monopole de l’Église catholique, en interdisant l’exercice du culte protestant. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme dans son article 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ». Mais les révolutionnaires de 1789 sont dans une posture difficile. Contrairement à la déclaration américaine de 1776 qui affirme que le Créateur a donné à l’être humain des droits inaliénables, les révolutionnaires de 1789 ne pourront pas dire que Dieu est l’auteur des droits de l’homme. L’Assemblée nationale des débuts de la Révolution française ne pouvait pas courir le risque que l’Église catholique apparaisse comme l’interprète légitime des « droits de l’homme ». En France, la Déclaration des droits de l’homme s’effectue seulement « en présence et sous les auspices » de « l’Être suprême ». Dieu n’est pas l’auteur des « droits de l’homme » mais une sorte de président de séance muet. Cette simple remarque fait percevoir la complexité de la situation française et le temps qu’il faudra entre cette déclaration de 1789 et la séparation de l’Église et de l’État par la loi de 1905.
La séparation des Églises et de l’État
Tout le XIXe siècle est marqué par des conflits qui ont tous rapport à la liberté religieuse et à l’affirmation de l’autonomie des Églises et de l’État. A la fin du XIXe la France est coupée en deux : une France catholique monarchique qui reste nostalgique de l’Ancien Régime, et une France républicaine. Les catholiques français auront beaucoup de difficultés à comprendre et à accepter « le Ralliement à la République » demandé par Léon XIII[1]. La France républicaine elle aussi est partagée entre des courants divers. La loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État est une loi d’apaisement entre un courant antireligieux qui veut en finir avec la religion et une France catholique qui n’a pas renoncé à son hégémonie. Elle est portée par deux hommes d’exception : Aristide Briand et Jean Jaurès. Elle sera votée et elle finira par être progressivement acceptée par tous. Aujourd’hui, les évêques français dans la « Lettre aux catholiques de France » reconnaissent « le caractère positif de la laïcité », moyennant le fait qu’elle ne soit pas une idéologie antireligieuse. Mais les conditions conflictuelles de la naissance de la loi de séparation marqueront durablement l’histoire de la laïcité. D’une certaine manière, l’histoire se poursuit aujourd’hui avec quelques complications idéologiques supplémentaires.
Dans l’article premier de la loi de 1905, il est dit que « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes » et dans son article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». À l’exception toutefois des « dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons ». Cette dernière note montre que la République veut réellement garantir la liberté religieuse et permettre l’exercice des cultes. Elle n’est donc pas antireligieuse. Elle établit la neutralité de l’État. Toutefois cette séparation stricte, qui s’explique par l’histoire de la France et le contexte conflictuel extrêmement tendu de l’époque, a eu des dommages collatéraux, en particulier elle a entrainé une exclusion de l’enseignement des religions dans les universités et les écoles. Quelques esprits éclairés commencent à mesurer aujourd’hui les conséquences néfastes de cette ignorance.
L’exception des colonies
Je voudrais encore faire une troisième remarque qui n’est pas sans annoncer la situation présente. La loi de séparation des Églises et de l’État n’a été appliquée qu’en métropole, bien que l’article 43 stipulât explicitement son application en Algérie ! Malgré de nombreuses promesses jamais tenues, l’Algérie n’a jamais bénéficié de cette loi dans les trois départements algériens. L’administration contrôlait l’exercice du culte musulman par la nomination d’un clergé, les pèlerinages à La Mecque, et disposait des biens habous[2] qu’une application de la loi de séparation aurait obligé à rendre pour l’entretien des mosquées et l’exercice du culte. L’administration laïque s’en glorifiait : « En quatre vingt ans nous y avons fabriqué un islam unique au monde, sans habous, avec des mosquées administratives, des dévots recensés, des cadis fonctionnaires, un pèlerinage à autorisation[3]» Par le décret Crémieux[4], les juifs à la différence des musulmans se voient accorder la citoyenneté française. La discrimination des musulmans n’en apparaitra que plus forte. Ce refus de l’application de la loi a été ignoré pendant 60 ans dans la République sans jamais émouvoir beaucoup de politiques.
Conclusions rapides de cette première partie…
Nous sommes les héritiers d’une histoire qui suspecte volontiers les religions et dans laquelle resurgit constamment la peur plus ou moins consciente qu’elles reprennent une place indue dans le champ politique. Après un siècle de séparation, cette peur est moindre vis-à-vis de l’Église catholique, encore que !… mais elle s’est transférée sur l’islam qui inquiète d’autant plus qu’il a une plus grande visibilité sociale, ne serait-ce que par la nourriture et le vêtement que le catholicisme ou le protestantisme.
Les religions ont été exclues de l’enseignement, y compris universitaire. On vient tout juste de reconnaître les diplômes canoniques. Ainsi on pouvait avoir des diplômes canoniques reconnus dans de nombreux pays du monde sauf en France ! Même l’acceptation de cette reconnaissance des diplômes, qui concerne peu de personnes et n’a pratiquement aucune conséquence s’est faite par nécessité, imposée à la France par l’Europe, non sans susciter des réactions virulentes.
Peu à peu toutefois, la laïcité est devenue une laïcité apaisée. Un soubresaut a eu lieu en 1984 au moment où le gouvernement voulait créer un service unifié de l’éducation en englobant l’enseignement catholique. La réaction a été suffisamment vive et massive pour enterrer le projet. Le principe de laïcité a fini par être admis par tous comme modus vivendi… Au moment du centenaire de la Loi, les évêques français n’ont pas souhaité que l’on revienne sur la Loi de 1905 dont finalement chacun s’accorde à reconnaître un certain équilibre. Le climat apaisé que l’on a connu jusqu’il y a une vingtaine d’année, n’est toutefois plus tout à fait d’actualité aujourd’hui.
II- Facteurs de déstabilisation
Les mutations de la période contemporaines entrainent une certaine déstabilisation de cet équilibre somme toute assez précaire. Le constat désormais acté que la sécularisation n’est pas fin du religieux. La persistance des religions qui contredit l’annonce de leur disparition, le brassage de populations, des cultures et des religions qui suscitent des peurs d’une perte d’identité. A la faveur de l’immigration, le paysage religieux français a changé, en particulier lorsque l’on est passé d’une immigration de travailleurs à une immigration des familles, contribuant à constituer un islam de France qui met la République en face d’une situation neuve et le principe de laïcité dans de grands embarras.
Nouvelles religions, La loi sur les sectes
Aujourd’hui tout se focalise sur l’islam mais antérieurement, les Nouveaux Mouvements Religieux cristallisaient toutes les inquiétudes. Le terme sociologique de Nouveaux mouvements religieux ne fait même pas partie du vocabulaire médiatique ni politique. Généralement ces groupes religieux sont désignés du terme impropre de sectes. Il est d’ailleurs aussi difficile que nécessaire de faire entendre dans l’opinion commune que de Nouveaux Mouvements Religieux, dans des démocraties ont absolument le droit d’exister et de se manifester publiquement. Pour une large partie de l’opinion publique ils devraient tout simplement être interdits. Il faut expliquer longuement qu’en vertu de la liberté religieuse chacun peut bien inventer et vivre les croyances et les rites de son choix, que la liberté religieuse est indépendante des objets de croyances, moyennant le respect des règles de la République.
Le comportement vis-à-vis des nouveaux mouvements religieux a toujours été ambigu. Les parlementaires ont voulu faire des lois pour limiter leur existence et leur liberté. Des listes de sectes ont été dressées et données dans la presse, sans que ces Nouveaux Mouvements Religieux aient perpétré des agissements interdits par la Loi, sans même qu’ils aient eu quelques dérives sectaires. On a essayé de renforcer l’arsenal juridique, non sans difficulté. En effet comment définir une secte par rapport à une religion et considérer que la première n’a pas droit à l’existence alors que la seconde a droit de cité. Évidemment ce fut impossible et inutile puisque la loi donne les moyens de contrôler et de sanctionner d’éventuelles dérives financières, de mœurs ou d’abus. Cette politique chaotique a valu à la France d’être l’objet de plusieurs enquêtes et inspections diligentées par l’ONU. Les médias ont gardé un silence réservé et embarrassé, presque choqué que l’on puisse soupçonner le pays qui se définit volontiers comme le pays des droits de l’homme. Aujourd’hui on n’entend quasiment plus parler de sectes, à croire que les nouveaux mouvements religieux ont disparu ! Ils sont toujours aussi présents mais n’intéressent plus les médias. L’islam occupe désormais largement l’attention !
L’islam
La question de la liberté religieuse se pose aujourd’hui par la présence visible de l’islam. L’islam est largement fantasmé par les citoyens français. D’abord quant au nombre. Les enquêtes montrent que le nombre des musulmans est largement inférieur à ce que l’opinion publique imagine. Beaucoup aussi pensent que quasiment tous les musulmans sont pratiquants quand le taux de pratique est de l’ordre de 10 %.. Dans l’opinion publique, à force de caricatures, de discours simplistes, les médias ont fini par accréditer l’idée que l’islam se ramenait finalement à sa version islamiste. Quelques individus partis faire le Djiahd dans l’État islamique, dont la dangerosité n’est plus à démontrer, sont prétextes à stigmatiser l’ensemble des musulmans. Ce fut particulièrement le cas après les attentats de Paris en janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’hyper cacher. Il est un peu tôt pour savoir les répercussions de la tuerie du vendredi 13 novembre sur l’opinion publique. Au lendemain de ces événements un constat s’impose. Ils suscitent moins de réactions islamophobes à la fois parce que les victimes sont moins ciblées qu’en janvier. Les responsables religieux musulmans sont plus libres pour dénoncer ces attentats et ou sont mieux relayés médiatiquement pour se démarquer et rejeter tout amalgame. Il est trop tôt pour savoir ce que deviendront ces réactions dans la durée et dans un contexte électoral qui ne manquera pas d’instrumentaliser ces événements.
La France n’est pas neutre par rapport à l’islam. Elle ne l’a jamais été comme on l’a évoqué précédemment en rappelant que la loi de 1905 n’avait pas été appliquée en Algérie. La guerre d’Algérie reste une zone d’ombre et honteuse de la République. La conquête de l’Algérie s’est faite en décimant 25% de la population, ce que tout français ignore. Jusqu’à une période très récente on parlait encore pudiquement des événements d’Algérie pour désigner la guerre d’indépendance qui elle a fait 200.000 morts. Le terme de guerre d’Algérie n’est utilisé que depuis quelques années. Cette guerre coloniale n’a jamais été analysée comme telle, encore moins enseignée dans les écoles. La mémoire des français d’Algérie rapatriés en 1962 reste une mémoire douloureuse qui se transmet d’ailleurs d’une génération à l’autre. La mémoire douloureuse continue à se substituer à un véritable travail d’histoire et de son enseignement qui aurait exigé le courage de faire la vérité sur des pages d’histoire pas toujours glorieuses. Des chercheurs estiment que ce déficit d’histoire et de reconnaissance de ce que fut réellement la colonisation contribue à ce la post-colonisation se poursuive aujourd’hui dans les banlieues.
Le grand discours du Caire de Barak Obama avait été annoncé à grand renfort médiatique, mais il a surpris les journalistes français. Ils sont restés sans voix, lorsqu’en direct, Barak Obama a dit qu’« il est important que les pays occidentaux évitent d’empêcher leurs citoyens musulmans de pratiquer leur religion comme ils l’entendent – par exemple en dictant la manière dont une musulmane doit s’habiller. On ne peut pas déguiser l’hostilité à l’égard d’une religion sous le couvert du libéralisme »[5]. Les médias se sont empressés de tourner la page. Ce discours de liberté est inaudible en France, dans les médias et dans les élites.
La visibilité de la présence de l’islam est largement refusée par une part importante de la population. Les réactions vis-à-vis du foulard, les questions de nourriture, la construction de mosquée posent constamment des problèmes. Une des premières raisons est que l’islam donne une visibilité à la religion à laquelle les français n’étaient pas habitués. Jusqu’à une période récente, et d’ailleurs les deux phénomènes sont à rapprocher l’un de l’autre, depuis 50 ans les ecclésiastiques n’éprouvaient pas le besoin de mettre un costume particulier, les pratiques religieuses alimentaires des chrétiens sont marginales. L’islam vient rompre un certain effacement du religieux dans l’espace public. Ainsi la visibilité de l’islam inquiète ceux qui ont tendance à l’islamophobie et irrite les antireligieux qui ne supportent pas la visibilité des religions dans l’espace public.
Un des discours dominant consiste à dire que les religions sont du domaine privé. Or il n’est pas de la nature des religions d’être du domaine privé. A aucun moment dans l’histoire les religions ne furent du domaine privé. La foi relève de l’intime, la religion non ! Au contraire, elles ont toujours une place publique, parfois même excessive. Les religions ont vocation a développer une dimension sociale. Émile Durkheim quand il s’interroge sur la société et met en place ce qui va devenir la sociologie commence par étudier la religion : les formes élémentaires de la vie religieuse[6]. En fait ce discours de privatisation de la religion est contraire aussi bien à la Déclaration des droits de l’homme qu’à la Convention européenne qui affirme l’une et l’autre que la liberté religieuse s’exerce « en privé et en public ». La Convention européenne va plus loin dans l’affirmation de la liberté religieuse que la Constitution de la France. Or la Convention a une autorité supérieure car elle est un traité. Elle affirme dans son article 9, alinéa 1 que « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites ».
Lorsque l’on répète à l’envi que la religion est du domaine privé cela relève d’une confusion entre le droit public ou privé et l’espace public. L’Église catholique qui était de droit public, est devenue de droit privé par la loi de 1905, au même titre que les associations, syndicats, partis politiques, entreprises. Or de cela on infère qu’elle n’aurait pas à intervenir dans l’espace public. Subjectivement, cela relève d’une volonté de restreindre le champ des manifestations religieuses et des opinions religieuses dans l’espace public. Lorsque certains catholiques ont manifesté contre la loi sur le mariage des personnes homosexuelles, certains courants laïcistes ont dénoncé cette manifestation faite au nom de la religion dans l’espace public. A contrario, on a vu aussi tel ou tel évêque ou cardinal franchir le Rubicon et s’immiscer dans le fonctionnement politique en déclarant illégitime une loi de la République.
Les signes religieux ostentatoires
La question s’est compliquée en France avec le port du voile islamique à l’école. En 1992, trois filles au collège de Creil portent le foulard à l’école. Le principal du collège, qui sera ensuite député UMP en 93, décide de les exclure de l’établissement. Le problème remonte au ministre de l’éducation nationale lequel se retourne vers le Conseil d’État. En invoquant la Convention européenne des droits de l’homme article 9, le Conseil d’État déclare : « Il résulte de ce qui vient d’être dit que dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas incompatible avec le principe de laïcité dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses ». Cet avis est dans la droite ligne et l’esprit de la loi de séparation de 1905. Mais il allait contre l’opinion publique. Avec une absence de courage caractéristique, aucun parti n’a osé expliquer l’avis du Conseil d’État et n’a pris le risque d’aller à contre courant de l’opinion publique. Seule la Ligue laïque de l’enseignement et les Églises ont approuvé cette définition de la laïcité par le Conseil d’État. A partir de là, l’UMP a commencé à dire qu’elle était contre cette version de la laïcité. Le PS n’a trop rien dit.
Le problème se pose à nouveau deux ans plus tard. La circulaire Bayrou, ministre de l’éducation nationale du 20 septembre 1994 exprime l’inquiétude sur l’unité nationale et demande d’interdire « les signes ostentatoires qui constituent en eux-mêmes des éléments de prosélytisme et de discrimination ». L’avis du Conseil d’État est toujours maintenu. Le foulard n’est pas un signe ostentatoire en soi.
On assiste alors à un changement décisif. La laïcité qui était historiquement une idée de gauche que la droite acceptait, va être réinvestie par la droite. François Barouin, UMP, rédige un rapport « Pour une nouvelle laïcité… ». Il suggère la création d’une commission ad hoc. Ce sera La commission Stasi. Elle consultera, statuera et cela donnera la loi du 15 mars 2004. Elle proposait de reconnaître un jour férié à l’islam et au judaïsme mais cette proposition ne sera pas retenue. Et surtout, elle se prononce contre les signes religieux ostensibles à l’école[7]. Beaucoup pensaient que la Cour européenne des droits de l’homme s’opposerait à cette loi. Cela aurait été certainement le cas si la cour européenne avait fonctionné normalement et n’avait pas subi de pression interne. La cour a donc laissé passer cette loi qui « interdit le port de signes ostensibles [8]». Cette loi interdit le port des signes religieux à l’école à l’encontre d’un avis du Conseil d’État.
En fait, cette loi concédée par une partie du PS et de la gauche s’est avérée une machine de guerre. Beaucoup ne comprennent pas pourquoi au nom de la laïcité on interdit des signes religieux si la laïcité est un principe de vie commune qui garantit la liberté d’opinion et la liberté religieuse. Personne n’est dupe que cette loi vise des signes religieux musulmans, d’autant que cette loi ne suffit pas à certains qui souhaiteraient l’étendre. La laïcité ne serait-elle pas hostile aux religions et en particulier à l’islam[9] ?
Le conflit des laïcités
La question se pose d’autant plus que la laïcité donne lieu à des interprétations diverses et marquées idéologiquement. Les courants historiques, en particulier antireligieux ont toujours existé mais ils ont repris aujourd’hui un regain de vitalité. Un philosophe comme Michel Onfray omniprésent dans les médias est antireligieux et islamophobe. La Libre Pensée elle-même l’a désigné comme un adversaire de la laïcité. Dans les courants radicaux la liberté religieuse n’est pas un droit fondamental. Elle est soumise à restriction. En effet la religion empêche aux gens de penser librement. Il faut donc restreindre les religions ! Non sans humour on remarquera que ce raisonnement est le même que celui de l’Église catholique à la fin du XIXe, elle dénonçait la liberté religieuse car la reconnaissance de la liberté religieuse reconnait des droits à l’erreur ! Les courants plus laïcistes s’opposent à l’existence d’un enseignement catholique en contrat avec l’État subventionné comme service public. Les églises et les religions sont plutôt favorables à ce qu’ils appellent une laïcité ouverte, entendons par là une laïcité pensée en terme d’organisation et de respect des religions, mais parfois cette demande dissimule un désir d’avoir pignon sur rue. La grande nouveauté de ces vingt dernières années est la récupération de la laïcité, historiquement de gauche par les partis de droite. Lorsque François Barouin propose la commission Stasi contre les signes religieux à l’école, en fait contre les signes musulmans, la droite fait l’analyse que la laïcité désormais n’inquiète plus les catholiques. La laïcité peut donc être utilisée politiquement sans s’aliéner un électorat catholique conservateur. Sauf que la droite républicaine UMP, n’avait pas prévu que ce discours là serait repris par l’extrême droite. Si bien qu’aujourd’hui, l’extrême droite et la droite extrême de la droite républicaine font de la laïcité un cheval de bataille électoral, en stigmatisant la population musulmane. Jean Bauberot a fort bien analysé cette laïcité identitaire qui est une nouveauté dans l’histoire de la laïcité[10].
III- Préoccupations sur la liberté religieuse pour aujourd’hui
La liberté religieuse en France est sous la menace de trois risques au moins qui sont trois préoccupations importantes.
La liberté religieuse est sous la menace de ceux pour qui toute religion est une aliénation. La religion n’a pas sa raison d’être. Donc on ne peut respecter la liberté religieuse puisqu’elle est une liberté qui dessert la société et l’être humain. Ils estiment alors que la laïcité consiste soit à combattre les religions de toutes les manières, soit à les mettre sous la tutelle du politique. J’ai cité le philosophe Michel Onfray. Cette opinion qui a été rejeté au moment de la loi de 1905 ressurgit aujourd’hui avec un certain crédit.
La liberté religieuse est sous la menace de ceux qui sont contre toute manifestation de la religion dans l’espace public. La religion doit être contenue dans les limites de la conscience individuelle. On imagine mal que les religions participent du débat public. Ceux là font tout pour étendre la neutralité de l’État à la neutralité de la société. La loi de séparation énonce la neutralité de l’État pour garantir la liberté de tous. Elle se décline dans la neutralité de l’administration et des agents de l’État. Si les agents de l’État et eux seuls sont tenus à la neutralité dans l’exercice de leurs fonctions, certains verraient bien que l’on neutralise l’espace public et que l’existence des religions et leur visibilité soient niée de cet espace. Le cardinal Ricard a dénoncé cette dérive dans une conférence très explicite : « L’État est laïc, laïcité de la société [11]. »
La liberté religieuse est sous la menace de ceux qui font de la laïcité un cheval de bataille identitaire et s’en servent pour combattre l’islam. Toutes les manifestations publiques, tous les symboles religieux devraient être abolis. La stratégie politicienne est rodée. Régulièrement, on lance dans les médias quelques propos clivants et on éveille des querelles que les médias s’empressent de reprendre et d’amplifier. L’un des derniers exemples est la proposition d’interdiction du voile musulman à l’université. Une telle interdiction ne pourrait être acceptée par la Cour européenne des droits de l’homme au nom précisément de la liberté religieuse et de la liberté d’expression. Ces conflits idéologiques dégradent terriblement le climat social et contribuent à cliver la société mais les calculs électoraux y trouvent leur compte. Une des dernières querelles en date porte sur les cantines scolaires et sur le refus de faire des menus adaptés aux cultes religieux. On en vient à proposer un menu végétarien. L’islam est souvent la cible de ces stigmatisations. Toutefois cela ne concerne pas uniquement l’islam. On assiste à des aberrations culturelles. En Provence les crèches font partie du folklore provençal. Elles font partie de la culture provencale. Les santonniers sont une profession typique. Les contes, les chants, les œuvres littéraires y font souvent référence. Or, au nom de la laïcité, la mairie d’Avignon a refusé d’installer une crèche dans le hall de la mairie, ce qui se faisait depuis toujours. On lui substitue un sapin de Noël, comme si ce symbole n’était pas aussi un symbole religieux !
La liberté religieuse est plus fragilisée en ce moment en France qu’elle ne le fut à d’autres époques, à cause notamment de ce changement du paysage religieux. Mais à cette cause il faut ajouter l’ignorance religieuse. Elle est particulièrement marquée en France puisque les religions ne sont pas une matière enseignée dans les universités. Certes depuis quelques années l’enseignement du fait religieux fait partie des programmes scolaires pour réagir à l’ignorance des jeunes générations qui n’ont même plus accès au patrimoine culturel. Mais les enseignants sont très angoissés devant cette discipline qu’ils ignorent, dont ils ont peine à imaginer qu’elle puisse être objet d’enseignement et qui en France est quelque peu taboue.
Cette ignorance religieuse se retrouve à tous les niveaux de la société. Il est parfois curieux d’entendre ce que l’on entend dans les médias. Il faut voir la manière dont sont présentées les fêtes religieuses à la télévision ! Chacune des religions, chacune des fêtes religieuses est caricaturée en fonction d’a priori qui, à l’évidence, échappent aux journalistes eux-mêmes. Tout cela entretient des représentations fausses, une ignorance qui est source ou facteur aggravant de conflits.
Cette ignorance se retrouve chez les adeptes des religions. La liberté religieuse est menacée par les musulmans eux-mêmes qui transmettent et imposent dans certains quartiers une fausse connaissance de leur religion. L’ignorance des enfants et des jeunes musulmans est particulièrement préoccupante. Le « vernis » religieux de la plupart des jeunes musulmans les rend particulièrement vulnérables à des idéologies radicales. Personne ne semble s’en rendre compte. Mais il serait temps que l’École reprenne ses droits et reprenne la main sur cette discipline qu’elle a ignorée pour dispenser un minimum de savoir objectif et raisonnable sur les religions[12]. Mais dans la culture française est-ce envisageable ?
Les événements récents de novembre 2013 sont un nouveau défi. On ne peut nier l’importance du facteur religieux. On ne peut non plus tout ramener à cet aspect au détriment de sa dimension politique. Au-delà du drame humain que furent ces attentats, il en va un peu des attentats de paris comme de ceux du 11 septembre à New-York. On sait que la réponse fut pire que l’événement lui-même et qu’aujourd’hui la communauté internationale paye le prix fort de la réaction de l’administration Bush. Quelle va être la réponse de la société française ? On est en présence de trois idéologies qui s’entretiennent mutuellement. Le laïcisme qui entend combattre les religions, les exclure de l’espace public ou les mettre sous la tutelle de l’État. L’islamophobie largement instrumentalisé par l’extrême droite et la droite extrême qui désigne l’islam comme bouc émissaire et plus largement les immigrés. L’intégrisme religieux qui dans le cas de l’islam peut aller vers l’islamisme politique radical et qui trouve dans le rejet des religions les arguments dont il a besoin pour son prosélytisme. Ces trois idéologies apparemment s’opposent, dans les faits, elles sont nécessaires les unes aux autres. Elles ont en commun, peu ou prou, un même rejet de l’autre et plus généralement de toute forme d’altérité et un refus de la liberté religieuse.
Conclusion
Ai-je dressé un tableau trop noir de la liberté religieuse en France. Assurément oui si je compare cette situation à tant d’autres pays dans le monde où règne une religion dominante, où le changement de religion est impossible, où des populations sont martyrisées pour leur foi. Mais en regard des démocraties occidentales, je ne crois pas que la France, malgré sa tradition de liberté, soit aujourd’hui exemplaire dans le respect de la liberté religieuse. J’estime que la France a besoin d’instances supérieures et extérieures à elle pour qu’elle puisse continuer à gérer sainement la laïcité dans le respect de la liberté religieuse et de la liberté d’expression. Le principe de laïcité qui instaure la neutralité de l’État par rapport aux religions n’est pas le seul système possible ni probablement pas le meilleur mais il est un système qui a fait ses preuves dans un pays dont l’histoire religieuse est compliquée. Ce principe de laïcité est aujourd’hui objet d’interprétations divergentes, voire antagonistes. Il court le risque surtout d’être instrumentalisé et dès lors, il demande à être garanti par des instances autres, externes et supérieures. Si la laïcité est une machine de guerre contre une part de la population, on comprend que le principe ne puisse être accepté par tous. Or peu ou prou, telle est la condition de son exercice. Il faut donc protéger le principe de laïcité des jeux politiques afin qu’il puisse s’exercer pleinement.
La laïcité est un principe juridique de vie commune dans le respect des opinions et des croyances. Elle n’est ni une valeur éthique, ni un droit. Elle doit donc être référée à un droit plus fondamental qui ne peut être qu’un droit de l’homme. La laïcité est donc dépendante de ce droit plus fondamental qu’est la liberté religieuse et/ou la liberté d’expression.
Il me semble très utile dans ce moment de notre histoire où la République doit faire face à l’installation d’une nouvelle religion sur le territoire national, avec les conséquences culturelles conséquentes, que la France soit dépendante d’une instance extérieure supérieure à ses lois, à savoir la Convention européenne. Le traité étant au dessus de la Loi, le respect de la liberté religieuse pourrait bien avoir besoin, à un moment ou à un autre d’un jugement supérieur.
[1] Le 20 février 1892, le pape Léon XIII dans son encyclique Inter sollicitudines (Au milieu des sollicitudes) demande aux catholiques de se rallier à la République. Mais l’autorité du pape sur le catholicisme français est limitée, et la plupart des évêques crient à l’ingérence. La grande majorité des catholiques et du clergé refuse de s’y conformer.
[2] Cette juridiction repose sur un ḥadīth rapportant une directive qui prévoit l’immobilisation d’un fonds de sorte qu’il ne soit ni donné ni vendu, et que ses revenus reviennent à l’aumône ou à l’entretien des mosquées etc.
[3] Commandant Le Châtelier, Sadek Sellam, La France et ses musulmans, un siècle de politique musulmane, 1895-2005, Fayard, p. 169
[4] Le 24 octobre 1970.
[5] Barak Obama discours du Caire 2009.
[6] Emile Durkheim,
[7] Dans le même temps, une mission parlementaire conduite par Mr Debré prônait elle aussi d’interdire le foulard.
[8] On distingue les signes ostensibles qui se montrent et ostentatoires qui renvoient à un comportement actif.
[9] Une personne va déposer un flyer pour annoncer un colloque sur l’art et la religion dans une bibliothèque que la ville et s’entend dire que ce n’est pas possible parce que ce lieu est laïque !
[10] Jean Bauberot, Sept laïcités françaises.
[11] Cardinal Ricard, « L’État est laïc, laïcité de la société », conférence donnée à Rome, le 27 septembre 2012.
[12] Rapport de Régis Debray.