DDEC Nîmes
27 janvier 2016
Le soin du prochain, l’accueil du fragile
La demande que vous m’avez adressée s’inscrit totalement et sans aucun artifice dans la démarche jubilaire sur la miséricorde, inaugurée par le pape François le 8 décembre dernier et qui se terminera en novembre prochain. Or cela s’inscrit aussi totalement dans la mission des établissements catholiques qui sont, selon le statut même de l’enseignement catholique, « ouverts à tous » et donc forcément accueillants à des formes de pauvreté. Ainsi sans même avoir besoin d’entreprendre des démarches particulières, comme établissements catholiques d’enseignement vous êtes au cœur de la démarche jubilaire. Elle se présente alors comme un temps privilégié pour vérifier et relire la manière dont vous vivez l’accueil du fragile. Je vais donc commencer évoquer succintement l’année jubilaire et surtout le thème de la Miséricorde, puis je redirai quelques mots sur la mission des établissements dans la mission de l’Église, enfin je ferai quelques remarques sur l’accueil des pauvretés.
La Miséricorde
Le mot lui-même est a priori peu engageant. Il fait quelque peu désuet et renvoie à des images religieuses peu attrayantes. Je crois que la nouvelle traduction liturgique de la Bible s’est efforcée de ne pas employer le mot ! Étymologiquement, il a pourtant une belle connotation : « un cœur sensible à la misère », « un cœur sensible au malheur[1] », « un cœur sensible à toute forme de désarroi ». Il est la traduction du latin miséricordia. L’AT pour parler de la miséricorde utilise le mot Rahamim qui provient du mot Rehem, lequel désigne le sein maternel. Un autre terme renvoie à la notion de compassion, et de miséricorde : Hésed qui signifie la grâce et donc ce qui est donné à l’homme indépendamment de ses mérites, plus loin et autrement que ses attentes[2]. En arabe, on trouve les mêmes racines : Rahman et Rahim, mots qui eux aussi ont des connotations féminines, d’entrailles maternelles. Ces deux termes sont très fréquents dans le Coran. On est donc en présence d’un terme qui contrairement à ce qu’on en perçoit habituellement est d’une belle richesse sémantique.
Nous pouvons difficilement faire l’impasse sur ce terme car il tient unis des dimensions très différentes du mal. Il est la réponse au mal moral, au péché et au mal physique ou psychique. Or il y a une grande différence entre les deux comme l’a longuement développé Paul Ricoeur[3]. La différence fondamentale consiste en ce que le mal moral implique une responsabilité de l’homme ; le mal physique – un tremblement de terre par exemple – n’engage pas sa responsabilité. « La faute fait l’homme coupable, la souffrance fait l’homme victime ». Une fois ces deux polarités clairement distinguées, bien des combinaisons sont possibles. Or la miséricorde couvre l’ensemble de la question du mal. Par miséricorde on entend le pardon qui est la réponse au péché. Par miséricorde on entend aussi le soulagement de toute misère.
Le pape François a voulu cette année de la miséricorde. On peut se demander pour quelles raisons. Puisque nous ne sommes pas dans une année jubilaire ordinaire, il doit y avoir des raisons pas ordinaires à cela. Il y a une urgence dit-il ? « Il y a des moments, dit-il, où nous sommes appelés de façon encore plus pressante à fixer notre regard sur la miséricorde afin d’en devenir signe efficace de l’agir du Père »[4]. De quelle urgence s’agit-il ? La réponse est double. Les défis de la pauvreté sous toutes ses formes. On sait les gestes qu’il a posés en se rendant à Lampedusa par exemple, ou bien ce qu’il a dit sur les pauvres pas assez présents et considérés, dans la société et dans l’Église. Sa première exhortation apostolique sur l’écologie intègre l’écologie sociale au respect de la planète et propose le concept d’écologie intégrale.
L’autre raison porte sur les défis de vivre la plénitude du pardon, y compris ad intra de l’Église. « Nul ne peut imposer une limite à l’amour de Dieu qui pardonne [5]». Il est marqué par la première session du synode et en pasteur avisé, il sait les souffrances d’un certain nombre de personnes qui souffrent de leur situation ecclésiale : divorcés remariés, couples homosexuels etc. Il exprime un vœu : « Combien je désire que les années à venir soient comme imprégnées de miséricorde pour aller à la rencontre de chacun en lui offrant la bonté et la tendresse de Dieu. Qu’à tous, croyants ou loin de la foi, puisse parvenir le baume de la miséricorde comme signe du Règne de Dieu, déjà présent au milieu de nous. »
Il appelle donc chacun à une conversion en ces deux domaines : accueil des pauvres et accueil des pécheurs. La conversion concerne chaque chrétien ou même chaque homme de bonne volonté. Elle concerne aussi l’institution ecclésiale, elle aussi appelée à se convertir à plus de miséricorde, dans ses règles disciplinaires et ses pratiques pastorales. Le premier synode en octobre 2014 a été le lieu d’un débat entre ceux qui faisaient valoir l’absolu de la justice et ceux qui mettaient en premier la miséricorde révélée en Jésus-Christ. Les uns disaient que la justice devait s’appliquer, les autres faisaient valoir que dans la Révélation chrétienne, la miséricorde est au-dessus de la justice. « La miséricorde est la manière de Dieu de pratiquer la justice », selon Thomas d’Aquin lui-même.
Selon la révélation chrétienne, l’Église doit d’abord témoigner de la miséricorde de Dieu et cela demande une conversion de sa part. En effet, de l’avis d’une majorité de pères synodaux, certaines disciplines ecclésiastiques ne rendent pas ce témoignage. Le rapport de la fin du synode des pères conciliaires appelle à aller dans le sens d’une modification. « Les baptisés divorcés remariés civilement doivent être davantage intégrés à la communauté chrétienne… La logique de l’intégration est la clef de leur accompagnement pastoral… Leur participation doit s’exercer dans divers services ecclésiaux. Il convient donc de discerner quelles sont, parmi les diverses formes d’exclusion actuellement pratiquées dans les domaines liturgiques, pastoral, éducatif et institutionnel, celles qui peuvent être dépassées… [6]» De mon point de vue l’exclusion de postes de responsabilité dans l’enseignement catholique demande à être dépassée en fonction de critères évangéliques supérieurs de discernement envers les personnes.
La miséricorde est la clef de voute de la révélation chrétienne car la miséricorde n’est pas un attribut second de Dieu mais qu’il le définit dans sa nature même. La miséricorde n’est pas seulement un agir de Dieu, elle son être même. On trouve cette même affirmation dans le judaïsme et dans l’islam, comme le rappelle le pape. Le terme rahamim désigne l’être miséricordieux de Dieu et le terme de rahim désigne son agir miséricordieux. La racine rhm est employée 339 fois dans le Coran. Il y a là une proximité entre chrétiens et musulmans sur ce point qui faisait dire à Christian de Chergé que chrétiens et musulmans avaient une « vocation commune » à témoigner de la miséricorde de Dieu. Dans les établissements scolaires, les démarches vécues cette année peuvent, dans les établissements où il y a un pourcentage conséquent de musulmans, donner lieu à de beaux échanges ou des initiatives communes, particulièrement en ce qui concerne l’éducation aux diverses formes de pauvretés, pendant le carême par exemple. Ce serait une belle manière de vivre cette année de la miséricorde, en intégrant le dialogue interreligieux dans la démarche même de la miséricorde comme y invite le pape François dans la bulle d’indiction : Que cette Année Jubilaire, vécue dans la miséricorde, favorise la rencontre avec ces religions et les autres nobles traditions religieuses. Qu’elle nous rende plus ouverts au dialogue pour mieux nous connaître et nous comprendre. Qu’elle chasse toute forme de fermeture et de mépris. Qu’elle repousse toute forme de violence et de discrimination[7].
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La mission royale de l’enseignement catholique
La mission de l’Église doit toujours être ramenée à sa source et à son but. Le but de la mission de l’Église n’est pas l’Église. L’Église n’est pas à elle-même sa propre fin[8]. Le but de la mission de l’Église est la réalisation du dessein divin de réussite de l’humanité. La source de la mission est dans le Père qui veut réunir à sa table les hommes et les femmes de toutes races, de toutes cultures de toutes religions et qui veut aussi être « tout en tous »[9]. Nous devons toujours revenir à ce fondement. A cela s’ajoute la mission du Christ et de l’Esprit[10] sont toujours présents et agissants dans les cultures et dans les religions[11]. La mission de Dieu se réalise par le Verbe et par l’Esprit. Dieu n’a pas délégué la mission à l’Église. La mission de Dieu se poursuit dans le monde. L’Église a un service à rendre : en témoigner par sa vie et par ses paroles. Elle est « l’humble servante » d’un dessein qui la déborde de toutes parts[12].
Les établissements catholiques ont une place particulière dans la mission de l’Église. Ils n’ont pas pour but premier de servir la réussite de l’Église, ni de faire un quelconque prosélytisme. Ils servent la réussite du dessein divin voulu pour chaque être humain quelque soit son âge, sa culture ou sa religion. Les établissements catholiques servent ce dessein divin par la spécificité de leur tâche qui est l’éducation. L’École n’a pas d’autre but ! Les textes officiels de l’Église sont tout à fait clairs : « le but est la promotion de chacun dans toutes ses dimensions ». Aussi nous devons éviter des confusions néfastes. La pastorale de l’École n’est pas l’animation pastorale. La pastorale de l’École n’est pas la catéchèse, les célébrations ou la première annonce. Toutes ces activités au demeurant très utiles et nécessaires, ne sont que l’animation pastorale. La pastorale de l’École est la totalité du projet éducatif et sa mise en oeuvre. Toute la vie de l’établissement est pastorale. La pastorale de l’établissement s’évalue à la manière dont l’Évangile est vécue ou non dans l’établissement et particulièrement à la manière dont tout élève est accueilli, considéré et peut grandir dans toutes les dimensions de son humanité. La pastorale d’un établissement s’évalue à sa qualité éducative puisque telle est sa mission ecclésiale. Elle s’évalue aussi à la manière dont chaque personne, quelle que soit sa place dans l’organigramme, est considérée.
Tout cela n’est pas toujours bien compris parce que l’on s’imagine que la mission de l’Église consiste à faire vivre et grandir l’Église, attitude que le pape dénonce en parlant d’Église auto référente. L’Église n’est qu’une humble servante qui s’efface devant un dessein d’amour beaucoup plus vaste que la réussite humaine et qui est l’avènement du Royaume de Dieu. L’Église n’est pas le Royaume de Dieu, dont elle est « germe, signe et instrument [13]». Comme Marie, elle en est l’humble servante qui n’attire pas l’attention sur elle.
La mission pastorale du chef d’établissement n’est pas une partie de sa mission qui ferait nombre avec sa responsabilité financière, administrative ou autre. Elle est Sa mission dans laquelle les autres tâches prennent leur sens et sont évaluées[14]. Aussi la lettre de mission par laquelle il reçoit sa responsabilité pastorale de l’évêque et de son presbyterium responsables collégialement de la pastorale, porte de fait sur l’ensemble de sa mission qu’il est appelée à vivre de manière pastorale, c’est-à-dire à la manière d’un pasteur qui veille sur chacun, qui connaît chacun par son nom[15] etc. Son obsession est le bien des personnes et la croissance de chacun.
Nous devons bien comprendre que la mission de l’Église ne se limite pas à l’annonce dont on parle avec excès en notre temps. La mission de l’Église se déploie sur trois volets : une fonction prophétique, une fonction sacerdotale, une fonction royale. Or selon la place où l’on se trouve, on n’occupe pas la même fonction. Les moines ne sont pas d’abord préoccupés par l’annonce. Ils sont dans une fonction de service de l’humanité par la prière essentiellement. Ils ont essentiellement une fonction sacerdotale. Ils font partie de la mission de l’Église, peut-être même sont-ils les membres les plus cachés et donc les plus importants ! Les évêques et les vicaires généraux des Églises d’Afrique du Nord, viennent de rédiger une lettre pastorale remarquable : Serviteurs de l’espérance. Dans le contexte culturel et religieux dans lequel ils sont, ils ne peuvent pas faire de prosélytisme d’aucune sorte et, comme ils le disent eux-mêmes, l’annonce à proprement parler, n’a aucune place dans leur dispositif pastoral. Elles vivent pourtant une mission extraordinaire.
Remettons chaque chose à sa place : la fonction sacerdotale n’est pas la fonction la plus importante dans les établissements scolaires, même s’il est très utile qu’il y ait des temps de prière et de célébration. La fonction prophétique n’est pas non plus la fonction la plus importante dans les établissements. L’annonce et la catéchèse sont utiles et nécessaires. Elles ne définissent pas la pastorale des établissements. J’en veux pour preuve les établissements catholiques qui dans le Maghreb ou dans certains quartiers de Marseille ont 100% d’élèves musulmans. La mission des établissements est l’éducation de tous les enfants et les jeunes quelques soient leur culture ou leur religion. L’éducation fait partie de la fonction royale comme d’autres grands services de l’humanité : la santé, les SDF, les chiffonniers du Caire, l’engagement politique etc. Chacun dans son ordre propre. L’Église est engagée dans cette fonction royale. Elle se souvient même que le jugement dernier de sa mission se joue là-dessus : J’ai eu faim et tu m’as donné à manger, j’étais ignorant et tu m’as enseigné. N’oublions pas que l’éducation et l’instruction font partie des œuvres de miséricorde !
Ce travail éducatif est « ouvert à tous ». La loyauté envers la République réclame cette ouverture car tel est l’engagement contractuel qui est signé depuis la loi Debré. On ne peut donc pas déroger avec malhonnêteté en sélectionnant à l’entrée pour obtenir des résultats et trier les candidats en faisant preuve de discrimination sociale ou religieuse, ou les deux. Vous savez comme moi que ce n’est pas respecté. Il y a eu une alerte, il y a deux ans qui a obligé le Secrétariat général à intervenir pour calmer le jeu auprès du ministère de l’éducation nationale. Forcément, il y en aura d’autres et on n’aura rien à dire quand on sera pris en flagrant délit. Pourtant une raison encore plus fondamentale devrait nous guider comme elle a guidé les rédacteurs du statut de l’enseignement catholique : on n’est pas ouvert d’abord parce qu’on a un contrat avec l’État. On est ouvert parce qu’on est catholique. « Par choix pastoral, l’école catholique est ouverte à tous, sans aucune forme de discrimination[16] ». Le mot catholique lui-même désigne cette universalité. Un établissement, comme une personne, est catholique s’il accueille la diversité des sexes, des cultures et des religions, des richesses et des pauvretés.
La diversité des sexes. Il fut un temps où les écoles étaient de garçons ou de filles. Désormais elles sont mixtes. Il ne suffit pas de mettre ensemble des garçons et des filles pour qu’il y ait mixité ! Cette différence est la différence humaine fondamentale, matricielle que l’on apprend à vivre toute sa vie et à travers laquelle on advient, non sans traverser des crises et quelque soit son état de vie, à son humanité. Quand Dieu crée dans le livre de la Genèse, il crée mâle et femme. Ils deviennent hommes et femmes lorsqu’ils se rencontrent et se parlent. Il y a là un symbole. L’École est au service de ces premiers apprentissages. Elle veille à ne pas reproduire des discriminations. Le débat sur le genre est faussé par ceux qui pensent que l’on choisit son sexe et tout autant par ceux qui pensent que les rôles sociaux sont déterminés par des assignations de sexe. Au-delà des idéologies, la question reste posée de l’avènement de cet ordre nouveau des relations inauguré par Jésus et dont parlait saint Paul en s’écriant : « il n’y a plus ni home ni femme ! »
La diversité religieuse. Elle affecte les établissements de manière variable selon les lieux. Elle est une donnée actuelle. La société est plurielle de fait. L’islam est implanté dans la société française. Or l’histoire montre que l’on a toujours résisté à cette diversité. L’antijudaïsme séculaire a conduit l’Europe au drame de la Shoah. L’histoire avec les musulmans est complexe elle aussi et souvent discriminatoire. Pour ne citer qu’un simple fait, la loi de séparation des églises et de l’État de 1905, malgré son article 43, n’a jamais été appliquée dans les trois départements français d’Algérie ! Désormais la donne a changé et on ne peut plus faire autrement que de prendre en compte et de vivre avec l’islam. Deux idéologies font le lit de Daesh le laïcisme autrefois de gauche, désormais de droite et de gauche[17] et l’islamophobie, l’une et l’autre instrumentalisées politiquement. Ces trois idéologies s’autoalimentent et ont en commun, à des degrés divers, un refus de l’altérité.
Bref tout cela appelle aussi un apprentissage de la diversité à l’École. Les moyens sont divers et vous les mettez en œuvre. L’enseignement du fait religieux dans les disciplines et parfois aussi dans des cours de culture religieuse sort de l’ignorance, donne accès au patrimoine, éveille au langage symbolique et contribue à la compréhension du monde dans sa complexité, comme le rappelle le recteur Joutard. La diplomatie française elle-même réagit parfois avec retard ou fait preuve d’incompréhension devant certaines situations parce que la question religieuse est trop absente de l’intelligence du monde. Le ministre des affaires étrangères, monsieur Fabius le reconnaissait dernièrement dans un colloque sur religion et politique qu’il avait voulu à Sciences po Paris. D’autres formes d’apprentissages de l’altérité se vivent au jour le jour dans la vie de l’établissement, et parfois jusque dans des échanges sur la foi.
L’enseignement catholique est engagé aussi dans « La grande mobilisation pour les valeurs de la République ». Comme l’a écrit le secrétariat général en la personne de Pascal Balmant, il faut articuler sereinement le projet chrétien d’éducation et la laïcité républicaine. Il n’ y a pas de difficultés majeures à cela dès lors qu’on est vraiment dans un projet chrétien d’éducation avec l’ouverture à tous, le sens de la personne, le respect des différences et de la liberté religieuse et d’autre part dans une laïcité qui soit dans l’esprit de la loi de 1905.
Les valeurs de la République ne posent pas vraiment de problèmes à l’enseignement catholique. Jean-Pierre Chevènement avait dit en son temps : « Les valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité qui ont inspiré le combat républicain sont pour une large part des valeurs chrétiennes laïcisées. La liberté et surtout l’égalité sont largement des inventions chrétiennes. S’agissant de l’égalité, on ne peut qu’admettre l’audace à proprement parler révolutionnaire des Evangiles, faisant surgir cette idée neuve, contraire à toutes les normes et les idées d’un monde romain à la culture fortement hellenisée. Quant à la fraternité, elle est une traduction, à peine une adaptation, de l’agapé du Nouveau testament.[18] »
Bernard Cazeneuve l’a exprimé courageusement dernièrement à Strasbourg : « L’histoire politique ne doit cependant pas nous dissimuler la réalité de certaines filiations. Certes, notre devise républicaine s’adresse à ceux qui croient au ciel, comme ceux à qui n’y croient pas. Pour autant, comme le relevait Jean-Paul II, notre devise nationale, « liberté, égalité, fraternité » rejoint bien à certains égards le message évangélique…
…Des figures telles que celle du Pasteur Dietrich BONHOEFFER ont magnifiquement témoigné de cet amour chrétien de la liberté, acceptant de subir le martyre plutôt que d’abdiquer face à la barbarie nazie.
De même, quand Saint Paul écrit aux Galates : « Il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un », comment ne pas y voir la racine première de l’égalité républicaine de tous devant la loi ?
Quant à la fraternité républicaine, elle est l’expression politique de la grande question biblique “Qu’as-tu fait de ton frère?”.
Si la laïcité et les valeurs de la République ne nous posent pas de problèmes particuliers, il convient cependant de les relire selon le caractère propre de l’enseignement catholique, à savoir aller jusqu’à son fondement dans l’anthropologie chrétienne. La laïcité est l’expression juridique de la liberté religieuse qui est un droit humain fondamental et qui elle-même se fonde dans la dignité de la personne humaine qui doit être libre pour chercher la vérité, comme l’a dit le concile Vatican II dans le décret sur la liberté religieuse[19].
De plus la laïcité doit aussi être vécue au sein des établissements comme une éducation à l’altérité.
Le soin des fragiles
J’en viens à la troisième partie de cet exposé : le soin des fragiles. Nous savons d’expérience qu’il y a un lien très fort entre l’appartenance sociale et la réussite scolaire, même s’il y a des échecs chez des enfants originaires de milieux favorisés et inversement. On accuse même l’École, qui a été un puissant facteur de promotion sociale en d’autres temps, d’être un facteur aggravant des inégalités sociales et ce n’est pas l’admission en grandes écoles de quelques individus originaires de quartiers défavorisés qui donne le change.
Or dans la riche tradition éducative de l’Église, antérieure de plusieurs siècles à l’éducation nationale et dont les charismes de plusieurs sont toujours vivants, le souci des pauvres a toujours été au centre de ses préoccupations. La pauvreté prenait la forme de la pauvreté sociale, ou de discriminations du sexe ou du handicap. Quant il s’est agi de savoir si l’Église de France devait garder les Écoles, il y a une trentaine d’années, ce fut l’une des raisons qui ont contribué à une réponse positive de la part de l’épiscopat français.
Cette pauvreté sociale n’est pas la seule. Les pauvretés affectives qu’on ne saurait ramener trop facilement aux familles séparées et/ou recomposées. Des familles qui ne sont pas séparées peuvent aussi développer bien d’autres formes de pauvretés affectives, dues par exemple à l’absence professionnelle d’un des conjoints, etc. Et puis il y a tous les accidents de la vie et les échecs de toutes sortes y compris scolaires.
Jésus
Nous sommes au coeur de l’Évangile. Jésus le dit : « je ne suis pas venu pour les bien-portants mais pour les malades, les pécheurs ». On le voit aussi bien soulager toute misère que plein d’indulgence envers les pécheurs. Il choisit le traître Pierre pour conduire le collège des douze. Aujourd’hui on aurait exclu Pierre de la communion eucharistique. Walter Kasper fait remarquer non sans humour que si l’on considère la vie de saint Augustin avant sa conversion, il n’aurait aucune chance aujourd’hui d’être nomme évêque ni même acolyte !
Les établissements n’ont pas besoin d’inventer des actions particulières pour vivre l’année de la Miséricorde car le travail éducatif lui-même vous met au contact de toutes sortes de pauvretés. Les enseignants font un travail remarquable que probablement on ne dit pas assez et qui n’est pas assez reconnu. Il est plus judicieux de révéler aux enseignants ce qu’ils en vivent quand ils font preuve de patience et d’inventivité pédagogique pour aider les plus démunis socialement, affectivement ou autres.
Expérience de L’Arche
J’ai vécu une expérience magnifique avec les gens de L’Arche de Jean Vanier qui étaient venus me solliciter pour une session puis finalement pour trois sessions nationales. En me mettant à leur écoute, ils m’ont fait comprendre la richesse de leur expérience avec des personnes handicapées mentales. Leur rencontre avec eux les ouvrait à ce mystère incroyable de la fragilité. Des personnes avec un handicap peuvent avoir une humanité extraordinaire et ceux qui sont en charge du soin peuvent en être profondément transformés. C’est comme si les personnes avec un handicap les autorisaient à avoir aussi leur propre faiblesse ou leur fragilité humaine. Dans un monde qui ne supporte pas la mort, ni la maladie, ni le handicap, ni l’échec il y a là vraiment une bonne nouvelle.
L’année de la Miséricorde nous invite à reconsidérer les fragilités des personnes. L’anthropologie chrétienne n’est pas l’anthropologie libérale. Comme le dit l’apôtre Paul : ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, ce qui est petit, méprisé de tous. »
Le mystère de la fragilité
Il ne suffit pas de faire preuve de charité envers quelqu’un. Il y a un mystère de la pauvreté beaucoup plus grand qui est offert à notre regard dans la passion et la croix/résurrection du Christ. Le Christ vit l’échec total de sa mission. Il est rejeté par le peuple, condamné par les prêtres et les politiques, trahis par les siens. Or de cet échec total surgit une vie nouvelle et inattendue pour lui et pour les autres et qui se poursuit jusqu’à ce jour.
Dans l’anthropologie chrétienne, l’échec n’est pas une fin mais un commencement ! J’ai si souvent vu cela dans mon ministère. Des personnes vivent un échec affectif terrible, source de souffrances incroyables… et au creux de cet échec, voilà que de la vie renait, un nouvel amour, une autre manière de voir la vie, le monde etc. Nous devons tenir fermement dans l’éducation que l’échec n’est pas une fin mais un commencement. Beaucoup d’enseignants le vivent ainsi. Quand quelqu’un renait de son échec, il acquiert une force décuplée dans sa vie. Le mystère pascal, dont le croix est le symbole, est une clef de l’éducation.
La figure de Marie
S’offre alors à notre regard la figure de Marie au pied de la croix. Elle se tient debout. Stabat mater. Elle est dans l’espérance. Elle ne dit rien, ne commente pas les événements et de ne donne pas de bons conseils ou de fausses consolations. Elle espère. Elle se tient debout dans l’espérance.
Cette attitude est la seule possible quand nous sommes auprès d’amis et de parents qui traversent de redoutables épreuves. Elle est aussi une attitude pédagogique ! L’enfant ou le jeune en échec scolaire dont il peut beaucoup souffrir peut désespérer et il a besoin que quelqu’un y croit quand lui-même doute. Beaucoup ont pu ainsi se remettre debout et s’engager dans la vie parce que tel ou tel enseignant, une équipe ont cru en lui et ont réussi à lui communiquer leur espérance.
Il est bon parfois de rappeler le sens de ce que l’on fait dans des conseils de classe ou d’orientation. Il ne suffit pas de trouver une bonne filière ou de caser quelqu’un mais de se remettre devant le sens divin de ce que vous faites, souvent très bien. Il me semble qu’il faut le révéler aux équipes enseignantes ou de la vie scolaire.
Les pauvres sont nos maitres
Permettez moi de faire un pas de plus. Les fragiles sont objet de nos soins mais cela ne suffit pas. Ils sont nécessaires. Ils sont porteurs d’un sens de la vie qui l’arrache aux artifices de la réussite. Ils ont émerveillés Jésus : « je te bénis Père de révéler ce mystère aux sages et savants et de le révéler aux petits . Que veut dire réussir sa vie ? La réussite scolaire pas plus que la réussite professionnelle n’est la garantie d’une humanité réussie. Ils nous apprennent que la vie ne se réduit pas à ce qu’une société met en valeur pour son propre intérêt et parfois au détriment des personnes.
Le handicap nous l’apprend. La valeur d’un être humain ne dépend ni de sa beauté physique, ni de ses capacités intellectuelles, ni de sa capacité à briller en société, ni de sa place dans la hiérarchie. Que reste-t-il alors de décisif quand on a ramené à sa juste place les capacités, les apparences, la réussite sociale ? Il reste l’humanité… Ils sont alors pour nous une bonne nouvelle, nous qui vieillissons et dont la beauté s’estompe, nous qui ne réussissons pas nécessairement ce que nous entreprenons, nous dont tout le monde oubliera l’œuvre que nous laisserons derrière nous… Notre valeur est ailleurs, dans ce que nous aurons fait grandir d’humain, dans notre humaine humanité !
Conclusion
Il est temps de conclure ! L’année de la miséricorde vient rejoindre les établissements dans ce qui fait le quotidien de leur vie. Votre mission ecclésiale est l’éducation et parce que nous vivons sur le registre de l’anthropologie chrétienne, chaque personne a une valeur infinie. Les pauvres méritent une attention particulière. Un établissement scolaire ne se juge pas sur sa réussite au bac. Il ne se juge pas sur des critères extérieurs. Il s’évalue dans son attention à toutes les formes de pauvreté. L’accueil des pauvretés est le critère d’excellence d’un établissement. Et cela vaut pour chacun de nous. La réussite d’une vie humaine vaut par la capacité à s’accepter soi-même avec sa part de pauvreté, dans la foi que la force de Dieu se déploie dans la faiblesse et que Dieu est venu non pour les biens-portants mais pour les petits.
[1] Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française.
[2] En grec le terme eleos, l’émotion qui traduit Hesed
[3] Paul Ricoeur, le mal
[4] N° 3
[5] n°3
[6] N° 83 du rapport final du synode.
[7] Miséricordiae Vultus, n° 23
[8] Redemptoris missio
[9] Décret ad Gentes, n° 2.
[10] Ad gentes, n° 3 et 4.
[11] Redemtoris missio.
[12] Voilà pourquoi le terme de ministère correspondrait mieux que celui de mission pour parler de l’activité missionnaire de l’Église. On retrouverait ainsi le sens traditionnel de mission qui jusqu’au XVIe siècle ne s’appliquait qu’à Dieu, et jamais à l’Église. Cf. Karl Barth.
[13] Redemptoris missio
[14] Statut, art. 145. Avec la responsabilité pastorale que lui confère la lettre de mission, le chef d’établissement a la charge éducative, pédagogique, administrative et matérielle de l’établissement.
[15] Jean 10.
[16] Article 10.
[17] Jean Bauberot, Sept laïcités françaises, 2015.
[18] Jean Pierre Chevènement La laïcité positive fait partie du message de l’Europe allocution prononcée à Strasbourg le 23 novembre 1997.
[19] Dignitatis humanis.