Xavier Manzano, Valeurs de la République et morale laïque : la question des fondements

VALEURS DE LA REPUBLIQUE ET MORALE LAÏQUE :

LA QUESTION DES FONDEMENTS

Xavier Manzano

 

 

 

 

            Les récents évènements qui ont assombri la France a redonné un élan très résolu à la cause de la laïcité, c’est le moins que l’on puisse dire. Et il ne s’agit pas ici de dire que la question ne se pose pas : il y a une véritable interrogation sur ce qu’il est convenu d’appeler le « vivre ensemble » dans une société pluri-religieuse et pluri-culturelle, traversée par des lignes de fracture pour le moins inquiétantes. Tout naturellement, le monde de l’éducation a été sollicité et même convoqué pour tenter de pallier ces fractures grandissantes et faire d’une éducation à la laïcité et à une morale « laïque » le rempart contre les intégrismes. Le moins que l’on puisse dire est qu’on a voulu aller vite. Peut-être trop. Et il est heureux que l’Enseignement Catholique ait voulu relever le gant mais dans la spécificité de son caractère propre. Tout l’enjeu est de savoir sur quels fondements cette éducation peut reposer. Les valeurs de la République sont régulièrement invoquées mais rarement définies : le terme même tend parfois à devenir une sorte de talisman vide qui, comme toute viduité, pourrait se transformer en violence inopérante pour ceux à qui on veut s’adresser. C’est malheureusement déjà le cas. Pourtant, le concept n’est pas vide en soi et peut effectivement nourrir une attitude morale. Il est positif et il était grand temps de s’apercevoir qu’une société vidée de tout idéal et réduite à la recherche d’un plus petit dénominateur commun n’incitait qu’à rentrer dans sa coquille, ne serait-ce que pour se protéger du néant, avec les conséquences que l’on sait. La question du fondement de ces valeurs et de la morale qui peut s’en dégager est donc cruciale et loin d’être résolue. Et d’abord, quelles sont ces valeurs et à partir de quel point de vue les comprendre ? Et, si nous parvenons à une conclusion sur cette question, peut-on déduire une morale et est-il légitime de la qualifier de « laïque » ?

 

 

  1. La question de la racine des valeurs « de la République »

 

Nature des « valeurs de la République »

 

            Le terme « républicain » est employé aujourd’hui à tout propos et souvent hors de propos. Cet usage « intensif » rend l’adjectif très obscur. Force est de constater que ceux qui l’utilisent le plus sont d’ailleurs ceux qui le précisent le moins. Si nous en croyons l’étymologie, l’adjectif désigne ce qui qualifie la « chose publique » et, par voie, il concerne tout ce qui a trait à l’organisation de l’Etat. On peut souhaiter que l’organisation de l’Etat soit animée par des valeurs mais cette organisation, en elle-même, ne peut être la « source » d’aucune valeur : elle peut éventuellement en découler et en dépendre mais elle ne les suscite pas. Voilà pourquoi il peut sembler important de parler de « valeurs de la République » mais pas de « valeurs républicaines ». Car c’est l’Etat qui est éventuellement au service de valeurs mais pas le contraire, sauf à penser que la constitution de l’Etat serait en elle-même une doctrine morale : on sait les conséquences d’une telle prétention.

 

 

Pour autant, l’Etat, en France, a toujours inscrit au frontispice de ses édifices et en en-tête de ses documents trois valeurs qui constituent sa devise : liberté, égalité, fraternité. Si l’on admet que la constitution de l’Etat prétende être au service de la sauvegarde et de la promotion de ces trois valeurs, reste encore à en définir le sens exact et les liens qu’elles entretiennent entre elles. Sans cet effort, il y a fort à parier que ces mots resteront des slogans vides dans lesquels chacun pourra mettre ce qui lui plaît. Or, si nous voulons qu’effectivement, cette devise puisse constituer le fondement d’une société, d’une convivialité profonde et authentique, il devient hautement nécessaire que ces termes soient compris de tous et que tous puissent en partager quelque chose. Cela n’est pas si évident et ces termes ne deviennent pas clairs du seul fait d’avoir été prononcés ou proclamés. Car, pour saisir un mot, il faut saisir à partir de quel point de vue et de quelle histoire on l’emploie.

 

 

La question des « racines »

 

Les termes de liberté, d’égalité et de fraternité sont tout, sauf univoques. Ce qui pose de manière cruciale la question de leur signification, dès lors qu’on veut en faire le socle d’une société. En ce sens, on ne peut pas faire l’économie de l’histoire des mots et il faut admettre qu’on les considère toujours sous un angle particulier. On fait allusion ici à l’épineuse question des « racines », qui a fait couler tant d’encre et de salive lorsqu’il s’est agi d’y faire référence et de les qualifier de chrétiennes dans le projet de constitution européenne[1] de 2004. On se souvient que la Partie II de ce texte visait à établir la « Charte des droits fondamentaux de l’Union ». Cette charte était destinée à fonder les droits et valeurs sur lesquels était censée reposer l’Union Européenne mais comment les comprendre ? D’où l’idée défendue par certains de mentionner les « racines chrétiennes » dans le préambule de ce texte. Il ne s’agissait évidemment pas de faire du catéchisme ou de déterminer chacun à se convertir à la foi chrétienne mais de savoir à partir de quel fonds de pensée on voulait comprendre et utiliser les termes constituant cette Partie. D’autres, et en premier lieu des représentants politiques français, se réclamant de la « laïcité », s’opposèrent de toutes leurs forces à cette insertion. Ce débat suscita une rédaction « minimale » du préambule qui porte : « Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité »[2]. Mais quel est ce patrimoine spirituel et moral de l’Europe ? Le moins que l’on puisse dire est qu’il est mélangé et contrasté. Est-ce l’hellénisme, le christianisme, le communisme, le nazisme ? Un patrimoine spirituel et moral n’est pas nécessairement positif. C’est un héritage et, comme tout héritage, il est traversé par des lignes de fracture, des débats, des ombres et des lumières. La mention des « racines chrétiennes » (et probablement helléniques) aurait eu au moins le mérite de faire un choix. Mais ce terme vague de « patrimoine spirituel et moral » rend presque impossible toute définition réelle de valeurs et fait courir le risque de mettre sous les mots ce que la convenance immédiate veut bien y mettre.

 

Il semble que les valeurs « de la République », très proches de celles mentionnées dans l’exemple que nous venons de développer, puissent être l’objet de la même discussion. L’ignorer ferait de ce « socle » désiré une pure illusion. Les valeurs de liberté, égalité et fraternité sont d’une interprétation difficile et, en tout cas, elles sont susceptibles de plusieurs points de vue. Elles sont traversées par des fractures historiques dont il importe d’être conscient si l’on veut qu’elles puissent inspirer une attitude morale chez chacun et la constitution d’un authentique « vivre-ensemble ». Reposer à nouveaux frais cette question des « racines », introduire à la complexité des conceptions et développer la conscience de la nature plurielle et parfois conflictuelle de ces valeurs semble être la base d’une éducation à ce qu’elles peuvent signifier et aucun enseignant ne peut en faire l’économie. Reste à déterminer les débats et fractures qui ont animé en Europe l’histoire et la signification de ces mots.

 

 

L’affrontement de fond : la question de la « sociabilité naturelle » de l’être humain

 

L’histoire de la pensée en Europe fait rapidement ressortir un débat de fond en philosophie politique et ce débat renvoie à une question cruciale d’anthropologie à laquelle nous nous heurtons encore une fois de front dans le contexte actuel. On serine comme un axiome qu’il faut « vivre ensemble ». Mais il faut oser poser la question sans fard : est-ce une évidence qui s’impose à tous du fait même qu’elle est prononcée ? Le simple réalisme oblige à reconnaître d’entrée de jeu qu’un certain nombre (dont on espère qu’il n’est pas croissant) de personnes n’a aucune envie de vivre « ensemble » avec d’autres, qu’il s’agisse de personnes uniquement préoccupées de leur propre sort ou repliées sur ce qu’elles imaginent être leur groupe ou leur « communauté ». Si « vivre ensemble » signifie bâtir une société inspirée par un bien commun dépassant les intérêts particuliers et qui ne soit donc pas qu’une juxtaposition d’individus, il faut alors s’interroger sur ce qui pourrait déterminer chacun à le faire. Ce n’est jamais automatique. Il y faut manifestement une motivation et un consentement. Mais où s’enracinent-ils ?

 

La question est très ancienne et le débat de fond auquel elle a donné lieu structure la compréhension « contrastée » que l’on peut avoir de termes comme liberté, égalité, fraternité. Grosso modo, le débat s’organise comme suit. A la suite de Platon et d’Aristote, qui s’entendent (pour une fois !) pour désigner l’être humain comme un « animal politique »[3], la tradition hellénique puis chrétienne a tenu, à des titres divers bien sûr, que la vie en société était pour l’être humain une réalité indispensable du point de vue biologique et qu’elle était donc comme inscrite dans sa structure même, sa « nature ». Dès lors, le « vivre ensemble » n’apparaît pas ici comme une option mais comme la condition sine qua non du développement et de l’accomplissement humains. Dans ce cadre, une valeur telle que la liberté sera nécessairement coordonnée à l’égalité et à la fraternité de manière « intrinsèque » : on veut dire ici que l’autre fait partie de la définition même de ma liberté. Il n’en constitue pas un accident. Sans cette vie en société, c’est-à-dire sans les autres, liberté comme fraternité ne peuvent exister et l’homme est « intérieurement » poussé à sortir de lui-même. La liberté sera un consentement à ma nature sociale et ce consentement s’incarnera avant tout dans l’acte du don, qui requiert à la fois mon acceptation individuelle et sa réception par un autre.

 

Les circonstances historiques qui ont marqué la fin de la période médiévale et la période moderne ont entraîné entre autres la perte d’un principe universel pouvant régir la société : la religion chrétienne qui pouvait jusque-là sembler le ciment des sociétés européennes se voit peu à peu contestée et surtout traversée par des divisions internes qui suscitent des guerres civiles sanglantes. Les philosophes politiques modernes ont donc tenté de trouver un autre principe fondamental de la vie sociale, orienté avant tout vers le droit à la sécurité : on le comprend au regard des troubles qui agitaient alors l’Europe. Mais, la réalité même de ces troubles pouvaient faire douter qu’il existât une nature humaine et, plus encore, qu’elle fût « politique » ou « sociale ». Cette orientation sur la sécurité et ce scepticisme entraînèrent que la vie sociale ne pouvait être qu’une réalité extérieure à l’homme et finalement accidentelle. Rien ne l’enracinait structurellement en lui. Dès lors, elle ne peut être qu’une convention extérieure, garantie au besoin par une force publique. Sa motivation ultime ne sera qu’une convenance : on vit mieux en mutualisant ses moyens qu’en restant seul. Mais l’homme est ici envisagé comme un individu et comme un en-soi. Les autres ne font pas partie de sa définition : ils les rencontrent, certes, mais accidentellement. Dans ce cadre, la liberté reçoit une définition où l’autre n’entre pas, sinon pour la limiter. Ce qui pose de manière directe le problème de la motivation intérieure et du consentement au vivre-ensemble. Rousseau nous semble bien exposer cette position et ce problème lorsqu’il écrit : « Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux : car, recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre ou on ne l’était point à la lui ôter. Mais l’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant, ce droit ne vient point de la nature ; il est donc fondé sur des conventions »[4].

 

La question de la sociabilité de l’être humain semble donc constituer la ligne de fracture essentielle dans l’appréciation et l’évaluation des valeurs dites de la « République » : liberté, égalité et fraternité n’y reçoivent pas la même signification ni la même portée humaine. S’il y a éducation à ces valeurs, elle doit d’abord introduire à cette complexité et ne pas prétendre directement à leur universalité. Mais, si cette éducation a lieu dans l’Enseignement Catholique, il est alors légitime de présenter ces valeurs sous l’angle de l’anthropologie chrétienne qui inspire le caractère propre. C’est en ce sens qu’il y une spécificité dans nos établissements d’une telle éducation. Et cela ne pourra qu’affecter la conception de l’attitude morale qu’elle pourrait conseiller.

 

 

  1. Une morale « laïque » et « républicaine » ?

 

            Ce que nous venons de dire pose une sérieuse interrogation sur la possibilité d’une morale « républicaine » et sur la légitimité qu’il y a à la qualifier de « laïque ». Même si les autorités de l’Etat nous sollicite, sommes-nous fondés à penser que le caractère propre et les incidences qu’il a sur l’éducation aux valeurs déplace aussi la question de cette « morale laïque » ?

 

Laïcité et liberté religieuse : les principes

 

Avant de parler de morale « laïque », il importe de revenir aux principes fondamentaux qui président à ce que l’on appelle « laïcité », car le concept a été récemment fort malmené. Les termes de la loi du 9 décembre 1905 sont simples et clairs : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public. La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». L’article 1 est positif et permet de penser qu’en faveur de la liberté de conscience, le rôle de l’Etat se borne à assurer l’espace de paix nécessaire pour « garantir le libre exercice des cultes ». Cela passe par l’article 2, négatif celui-là, qui vise le désengagement financier et donc moral de l’Etat dans ce même exercice des cultes. Il est très important de remarquer que l’on parle de République et de culte, c’est-à-dire d’une constitution étatique, et non pas d’une société, et de la partie visible d’une religion, et non pas d’une religion tout court. En foi de quoi, il est possible de dire que la loi de 1905 prévoit bien que l’Etat est laïc mais pas la société, dont l’Etat n’est qu’un acteur, et que ce même Etat est garant d’un espace de liberté tempérée et responsable, comme toute liberté.

 

On ne sera peut-être pas étonné de constater que ce très bref regard peut entrer en résonance régulière sur la réflexion que l’Eglise a développée sur la liberté religieuse. La déclaration Dignitatis humanae du Concile Vatican II en donne tout l’enjeu : « Toujours plus nombreux sont ceux qui revendiquent pour l’homme la possibilité d’agir en vertu de ses propres options et en toute libre responsabilité ; non pas sous la pression d’une contrainte mais guidé par la conscience de son devoir. De même requièrent-ils que soit juridiquement délimité l’exercice de l’autorité des pouvoirs publics, afin que le champ d’une franche liberté, qu’il s’agisse des personnes ou des associations, ne soit pas trop étroitement circonscrit. Cette exigence de liberté dans la société humaine regarde principalement ce qui est l’apanage de l’esprit humain et, au premier chef, ce qui concerne le libre exercice de la religion dans la société »[5]. Et c’est pour répondre à cet enjeu que la même déclaration donne la définition suivante de la « liberté religieuse » : « Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse, nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres »[6]. Et le Concile s’empresse d’enraciner cette liberté, non pas dans une convention ou une tolérance de qui que ce soit, mais dans la nature même de l’être humain « appelé à chercher la vérité »[7].

 

Etat, société civile et personne

 

Ces deux points de vue, finalement assez proches quant à leurs conséquences et sûrement quant à leurs racines, nous obligent donc à réfléchir profondément sur la nature et le rôle respectif de l’Etat, de la société civile et de la personne pour bien délimiter ce qu’on entendrait par une morale dite « laïque ».

 

La réflexion n’est pas nouvelle et elle a considérablement marqué la réflexion politique d’un Platon ou d’un Aristote. Mais, plus près de nous du point de vue historique, l’ère des grandes découvertes, à l’issue des terribles conflits entre le trône et l’autel qui ont marqué tout la période médiévale, a considérablement renouvelé cette réflexion et déterminé des lignes de fracture que nous avons déjà repérées en parlant de la sociabilité naturelle ou non de l’être humain. Un auteur de cette époque, peu connu mais pourtant majeur, créateur du droit international avant Hugo Grotius, peut nous être d’un grand secours pour apprécier l’enjeu d’un tel débat : Francisco de Vitoria (1492-1546). Prêtre dominicain, professeur à la prestigieuse université de Salamanque, il réagit notamment à la question de la légitimité de la présence des Espagnols dans le Nouveau Monde et aux « justos titulos » de la souveraineté du Roi d’Espagne sur les terres nouvellement découvertes. Ces « justes titres » se fondaient notamment sur le traité de Tordesillas (1494) où le Pape Alexandre VI, s’appuyant sur une théorie du pouvoir pontifical comme source de tout pouvoir[8], y compris temporel, avait partagé le Nouveau Monde entre Espagne et Portugal. Il en avait en outre confié l’évangélisation de ces terres aux couronnes de Portugal et de Castille. Pour Vitoria, ce mandat évangélisateur ne pose pas de problème de fond, attendu qu’il appartient totalement à la responsabilité pontificale. Mais le partage de la souveraineté temporelle sur des terres où vivent des populations natives le fait en revanche réagir. Pour lui, le Pape n’y a aucune légitimité, attendu que sa puissance n’est pas temporelle (sinon de manière indirecte) et que la souveraineté sur ces terres appartient aux autochtones, en vertu de leur nature humaine. Dès lors que ces peuples ne s’opposent pas au ius communicandi (commerce, échanges, voyages) des Espagnols dans ces terres et à l’évangélisation par des moyens violents, rien ne justifie d’imposer un transfert de propriété et de souveraineté de leurs terres au Roi d’Espagne, sinon leur consentement propre : l’autorité spirituelle du Pape est inopérante sur ce point, il n’a pas le pouvoir de dépouiller d’une propriété légitime. C’est cette réflexion qui permet à Vitoria de formuler un premier principe de « sécularité », pourrait-on dire : les fins de l’Eglise et de l’Etat sont différentes quoique liées. L’Etat vise à former de bons citoyens afin qu’ils parviennent au bonheur propre de la société civile[9] tandis que les lois du pouvoir spirituel tentent d’en faire des hommes bons pour parvenir à la félicité surnaturelle. Cette différence de fins doit être coordonnée mais ne se confond pas.

 

Jean-Jacques Rousseau, encore lui, va pousser cette réflexion jusqu’au bout, pourrait-on dire, à une époque où l’on a perdu l’espoir que la vérité religieuse puisse rassembler les hommes dans une vision commune du bonheur. Ne reste que la société civile que d’aucuns, tels que Hobbes ou même Grotius, avaient voulu fonder sur le seul droit à la sécurité. Rousseau a l’originalité, comme Vitoria, de vouloir la fonder sur les droits naturels positifs, à savoir pour lui la liberté et l’égalité. Mais, on l’a dit, il ne croit pas à la sociabilité naturelle de l’homme. La société ne peut naître que d’un contrat. Celui-ci consiste dans le transfert de ces droits à soi-même, partie intégrante de la communauté, et à ses co-associés. C’est ainsi que se constitue le « corps politique », doté d’un « je » commun, d’une volonté commune, manifestée à travers des volontés individuelles. Cette personne morale est l’Etat souverain et ses membres sont à la fois des citoyens qui en font les lois et des sujets qui y obéissent. Le cœur de l’action de cette personne morale est la volonté générale. Celle-ci consiste dans une transposition de l’amour de soi au niveau collectif et elle assure la cohésion du corps politique. Elle vise à un lien qui est l’intérêt commun, identifié comme la sauvegarde de la liberté et de l’égalité. Elle suppose l’aliénation de tout le pouvoir à la communauté. Le problème chez Rousseau est de savoir comment se constitue cette volonté. Elle n’est pas pour lui la volonté de la majorité car cela supposerait que des volontés individuelles y échappent. Or, si on le tolère, il y a fort à parier que se constitueront des corps intermédiaires au service d’intérêts particuliers qui annuleront l’intérêt commun, sous couvert de volonté générale. C’est pourquoi Rousseau préconise la dissolution des corps intermédiaires : entre l’Etat souverain et le citoyen, il ne doit y avoir aucun obstacle. Car l’intérêt commun suppose la pleine indépendance et la bonne information de chaque citoyen. Dans les élections, notamment, on devra donc éliminer ce qui est de l’ordre des opinions particulières de manière à laisser apparaître ce qui leur est commun et qui représente la volonté générale. Chaque volonté particulière comprend une zone d’intersection avec les autres volontés particulières et c’est cette intersection qui constitue la volonté générale. C’est ainsi que liberté et égalité peuvent être sauvegardées.

 

Ce formalisme, disons-le tout de suite, permet à Rousseau de postuler que la volonté générale est par conséquent toujours moralement juste et infaillible. Elle devient une sorte de conscience sociale qui indique le bien et le mal tant au niveau collectif qu’individuel : l’individu, en tant qu’il s’est donné à la société et qu’il est devenu citoyen, doit s’identifier à la volonté générale pour être libre. Sa vertu ne sera rien d’autre que la conformité de sa volonté particulière à la volonté générale. Celle-ci sera d’ailleurs la fin de l’éducation qui vise à transformer l’amour naturel de soi en amour de la patrie. L’éducation sera donc confiée à la puissance publique puisqu’elle est essentiellement civique. Se dessine dès lors un autre rapport entre Etat, société civile et personne. En fait, la société civile, chez Rousseau, est totalement homologuée à l’Etat. Et son pouvoir souverain s’étend sur toute la personne, y compris son option religieuse. Rousseau distingue en ce domaine entre religion du prêtre, religion naturelle et religion de l’homme. La première, qu’il identifie au catholicisme romain, suppose un corps intermédiaire organisé, l’Eglise, et donc une double obédience que le contrat social ne saurait tolérer. La deuxième, identifiée aux cultes civiques gréco-romains, renforce l’unité sociale mais elle est absurde quant à ses contenus concrets. Il faudrait donc se tourner vers la troisième, mélange entre christianisme évangélique et religion civique, renforçant l’unité sociale et les lois, laissant libres les religions dans la mesure où elles ne nuisent pas à l’Etat et se limitent à la conscience individuelle.

 

 

CONCLUSION : Morale laïque ou morale civile ?

 

On le voit, il y a un véritable débat qui demande à être clarifié et auquel nous avons déjà commencé de répondre, par l’existence même du caractère propre. Il semble donc que l’homme soit appelé à vivre des fins différentes mais coordonnées au sein même d’une conscience intérieure qu’on ne peut fragmenter ou diviser. Il est à la fois personne « incommunicable », membre d’un ou plusieurs « corps », citoyen. Et les buts de ces identités, fonctions et rôles ne sont pas purement « coïncidentes » mais doivent plutôt être coordonnées pour que l’être humain atteigne à la « tranquillité de l’ordre », c’est-à-dire à la paix, selon l’expression de Saint Augustin, et plus encore, au bonheur. Et c’est au cœur de la conscience personnelle que cette coordination, qui a besoin certes de moyens extérieurs, se réalise, au service d’un bonheur dont les perspectives dépassent évidemment les simples impératifs de l’ordre public. Par nature, l’homme est appelé à sortir de lui-même pour entrer en contact avec l’altérité du monde et des autres hommes. Mais cela n’est jamais automatique. Cela demande et requiert un consentement, un acte libre dont la présence de l’altérité est la condition sine qua non. Quand ce consentement est donné, quand il prend la forme d’un acte « moral », effectivement, l’être humain s’ouvre au champ de ce que l’on appelle la « participation ». Elle consiste à donner ce qui constitue notre conscience intérieure, avec tout ce qui la marque, culture, choix, exercice spirituel et religieux, etc., à une œuvre et une « communauté » qui dépasse notre individualité et ses limites. Il crée ainsi les « corps intermédiaires » (familles, groupes sociaux, etc.). A l’intérieur de cette participation, se situe aussi la prise de responsabilité éthique au rôle de l’Etat, garant de l’espace et de l’équilibre nécessaire à cette participation et au jeu harmonieux des corps intermédiaires : l’homme devient alors « citoyen » et fait partie de ce que l’on appelle la « société civile », dont le but est de créer les conditions pour l’épanouissement authentique de chaque personne, à savoir son bonheur.

 

Si donc morale « laïque » il y a, elle ne peut concerner que ce rôle de citoyen et, plus précisément encore, les seuls actes par lesquels le citoyen participe de la responsabilité de l’Etat (élections, impôts, ordre public, etc.). Cela ne saurait aller plus loin. On ne peut se dissimuler qu’il s’agirait d’un rétrécissement considérable du champ de l’éducation éthique et qu’il y aurait un risque majeur supplémentaire à isoler cette dimension des autres. Si nous voulons former des « citoyens », l’enjeu d’une éducation éthique ne peut être que bien plus vaste, sauf à penser qu’on en reste à une homologation dangereuse entre Etat et société civile. Il s’agit bien d’inviter à la participation, c’est-à-dire à la mobilisation éthique, responsable des ressources de la conscience individuelle, marquée par la culture, la religion, les références familiales, aux œuvres communes d’une société, selon les justes limites posées par l’ordre public laïc dont l’Etat a pour rôle d’être garant. Bien plus qu’à une morale « laïque », c’est donc à une morale « civile » qu’il s’agirait d’appeler où l’option religieuse éventuelle a toute sa contribution, sous peine de dépérir en intégrisme supplémentaire. En effet, l’étanchéité entre « sphère publique » et « sphère privée », que postule un certain laïcisme, empêche toute « participation » de l’option religieuse à cette attitude morale « civile ». A bien y réfléchir, c’est du pain bénit pour les intégristes de toutes sortes. Comprimée dans les intériorités, ces options religieuses n’en viennent plus au stade du langage et donc de la raison : ne cherchant plus à s’exposer, elles ne tiennent plus compte de l’autre auquel il faudrait parler, elles s’absolutisent de manière purement sentimentale et finissent par dégénérer. L’agora est le meilleur moyen pour l’option religieuse, et toutes les options d’ailleurs, de participer au véritable bien commun. Elle coordonne la morale « civile », orientée à la participation à la société, et une morale « personnelle », dont la visée, tout en tenant compte de ce bien commun, vise au bien supérieur de la personne et à son bonheur, qui n’est pas que social et politique. Aussi cette morale « civile », pour être telle, devra toujours rappeler que l’être humain, dans son aspiration au bonheur et la responsabilité éthique qui en découle, l’excèdera toujours.

 

Une correcte éducation aux valeurs de la République, sous la lumière du caractère propre, semble donc devoir coordonner trois plans qui collaborent et s’appellent sans se confondre : intériorité incommunicable, morale « civile » où l’aspect laïc de la participation à l’Etat est pris en compte, morale « personnelle » où l’espérance supérieure est prise en charge. En ouvrant à cette attitude morale fondamentale qu’est la « participation », cette éducation serait le meilleur vecteur du « développement intégral de la personne ». Elle sera donc, elle aussi, « intégrale » ou ne sera pas.

 

 

[1] Ce projet, dont le principe avait été arrêté en décembre 2001, aboutit à la rédaction d’un texte qui fut approuvé par le traité de Rome le 29 octobre 2004. Pour entrer en vigueur, il devait être ratifié par chacun des Etats membres de l’Union Européenne. Mais, le 29 mai 2005 puis le 1er juin suivant, la France et les Pays-Bas le rejettent par référendum. Il n’entrera donc jamais en vigueur, même si ses traits essentiels ont été repris par le traité de Lisbonne (13 décembre 2007), sans que ce dernier ait le même niveau d’autorité.

[2] Traité portant projet de constitution de l’Union Européenne (29.10.2004), Partie II, Préambule.

[3] Aristote, Politique, I, 2, 1253a. Aristote explique, après avoir illustré la sociabilité nécessaire de l’être humain dans différents groupes pour rejoindre ses buts propres : « Ces considérations montrent donc que la cité est au nombre des réalités qui existent naturellement et que l’homme est par nature un animal politique. Et celui qui est sans cité, naturellement et non par suite des circonstances, est ou un être dégradé ou au-dessus de l’humanité ».

[4] J.-J. Rousseau, Du contrat social (1762), I.

[5] Concile Vatican II, déclaration Dignitatis humanae (28.10.1965), n°1.

[6] op. cit., n°2.

[7] ibid.

[8] Le judaïsme et le christianisme ont toujours tenu une distinction entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel : il y a toujours eu le prêtre et le roi. Mais la période médiévale a été marquée par des luttes où apparaissait la difficulté à « placer le curseur » entre les deux. Aux théories impériales des monarchies européennes qui prétendaient qu’aucun pouvoir ne leur échappe, y compris celui de l’Eglise, répondait les théories théocratiques visant à assurer d’abord l’indépendance puis la supériorité du pouvoir spirituel dont le Pape, en régime de chrétienté, était détenteur. La théorie des « deux glaives », née avec le Pape Gélase (+ 496), fut développée durant la réforme grégorienne des XIe-XIIe siècles pour réagir aux empiètements des pouvoirs laïcs, avant d’atteindre paroxysme avec la bulle Unam Sanctam de Boniface VIII (1302).

[9] F. de Vitoria, Relectio de potestate civili : Vitoria y distingue les quatre causes du pouvoir civil. Pour lui, la cause efficiente du pouvoir civil est la sociabilité naturelle de l’homme établie par Dieu, la cause matérielle est la société politique dans son ensemble, la cause finale est le bien commun qui se concrétise dans la paix et la sauvegarde des droits naturels des membres de la société civile, la cause formelle dans la capacité à bien se gouverner.