(judaïsme, islam et christianisme)

Introduction
La question abordée dans cette conférence est très délicate. Pour plusieurs raisons. 1°- Actuelle, la question suscite des passions légitimes, car nul ne saurait rester indifférent devant le sort des victimes, qui se comptent par dizaine de milliers, voire des centaines de milliers. C’est au nom de ces victimes que j’entends prendre la parole. 2°- La question est brouillée par la rencontre d’éléments idéologiques divers. Les agnostiques ne manquent pas d’éléments pour nourrir leurs propos anti-chrétiens. Leurs prises de positions ont conduit les chrétiens à faire de l’apologétique. Eux aussi avaient beau jeu de constater qu’il y eut pire encore dans les grandes exactions commises par les athées (le communisme…) et les idolâtres (le nazisme…) au nom de leurs convictions. Cette problématique n’est pas la mienne, car ce n’est pas en accusant les autres que l’on fait œuvre de vérité. 3°- La question de la violence des religions suppose une étude historique. En effet, les dénonciations, les débats et les controverses doivent s’appuyer sur des faits. Or comme chacun sait, il n’existe pas de fait brut, ni en science, ni en histoire, ni en politique. Il faut faire un examen critique qui demande le travail minutieux des historiens. Faute de quoi on reste dans l’idéologie. 4°- La question de la violence des religions suppose aussi une mise en œuvre philosophique, c’est-à-dire l’usage de la raison et l’esprit critique. Il faut définir les termes employés. Il faut aussi préciser les relations entre les actes, les situations et les convictions avec le souci de voir ce qui est source et ce qui est conséquence et donc la nature des effets dont on cherche la raison. Il faut une critique : Entendons l’usage de la raison et donc l’esprit critique. 5°- La question de la violence des religions suppose aussi une analyse psychologique. Il ne suffit pas d’élucider les raisons, il faut voir les motivations et donc oser lever le voile sur les monstres qui habitent les cœurs. 6°- Pénétrer dans le cœur humain ne saurait être une esquive pour éluder l’analyse des institutions qui président à la violence. Sur ce point, il faut analyser l’organisation du pouvoir dans les sociétés où la religion joue un rôle déterminant. 7°- Enfin, la compréhension des faits de violence (conversions forcée, police de la pensée…) demande l’analyse de la religion, de son mode de fonctionnement sociétal et de ses constructions intellectuelles. Tel est l’objet de ma réflexion ; pour cette raison, je commencerai par une clarification des trois notions impliquées dans notre « question disputée » et poursuivrai par des considérations historiques, avant d’entrer en théologie au sens strict.
1. Quelques clarifications
La question posée concerne le lien entre violence et monothéisme, à propos des trois religions faisant référence à Abraham. Avant de les présenter, il convient de donner une définition des termes violence et de religion. Comme ils renvoient à une situation collective, il faut donc préciser trois points qu’est-ce que la religion, la violence et la vie en société.
1.1. La religion
Dans la société française marquée par la tradition laïque, l’emploi du mot religion concerne la pratique majoritaire de la société française, le monde chrétien vécu selon la tradition « catholique », selon le modèle hérité du Concile de Trente. Le terme « religion » garde une connotation de respect en s’opposant à la notion de secte qui stigmatisme une pratique suspecte. L’emploi du mot religion est aujourd’hui bouleversé par la présence d’une population musulmane et en son sein de l’activité militante de sa forme radicale. En temps de mondialisation, le mot religion doit être pensé de manière plus large que dans le seul horizon judéo-chrétien.
1°- Une religion se donne à voir par l’appartenance à une communauté (« ouma » chez les musulmans, « église » chez les chrétiens, « peuple » chez les juifs..). Il y a d’abord, la participation à des actes de culte comme les assemblées de prière, d’enseignement, de pèlerinage… Ensuite, des monuments visibles : églises, mosquées, temples, synagogues… En troisième lieu, une religion suppose des règles qui définissent les comportements extérieurs, les pratiques, les règles d’appartenance ou d’exclusion, les signes d’identification, une manière de s’habiller…
2°- Cette appartenance visible est liée à l’adoption d’un corpus de convictions, de doctrines ou de récits fondateurs. Ceux-ci prennent forme dans les représentations (statues, images…) et des corpus de textes sacrés qualifiés d’inspirés. Ces énoncés ont un contenu intellectuel – ce qu’en christianisme on appelle la théologie et qui est monnayé de manières diverses. C’est une erreur de penser qu’une religion puisse se passer de contenu intellectuel. Même les plus simples fidèles adhèrent à un corps de doctrine.
Cette définition de la religion par les deux éléments est très large ; elle permet de qualifier de religion des ensembles comme le bouddhisme qui, à l’origine, ne se réfère pas à une divinité et ne reconnaît pas de dieu personnel. Les sciences humaines (de l’histoire à la sociologie, en passant par la psychanalyse) ont reconnu que la religion est une caractéristique de la vie humaine ; on parle en ce sens d’homo religiosus. Ainsi la spécificité humaine apparaît manifestement chez nos ancêtres néandertaliens avec les sépultures. Ainsi paradoxalement, les chefs d’Etat français les plus ouvertement athées posent des actes religieux. Par exemple, lorsqu’ils s’inclinent sur le tombeau des soldats – tombeaux dont l’existence est due à l’espérance en la résurrection, ou lorsqu’ils participent à des obsèques nationales, ou encore sont en représentation diplomatique à l’étranger. Tout être humain a une religion dont le cœur est le rapport humain à la vie et à la mort. La religion participe de son identité. Dans cet entrecroisement de la vie communautaire et des convictions, apparaît la question de la violence des religions. Là encore, il faut clarifier le vocabulaire tant la notion est employée dans des sens divers.
1.2. La violence
Il est de bon ton dans certains milieux de dire que les religions sont source de paix et donc de dire que si des religions sont liées à des pratiques violentes c’est le fait de ceux qui y sont infidèles. Non ! Toutes les religions ont affaire à la violence et ce de manière structurelle. La raison est que toutes les religions ont une pratique fondatrice, le sacrifice qui, rappelons-le, consiste en l’immolation d’un être vivant. Sur ce point, les analyses de René Girard sont très éclairantes. Dans son ouvrage « La Violence et le sacré »), il le fait à partir de la culture classique. Dans une société en crise, comme la cité où règne Œdipe, sévit un mal redoutable, la peste. Celle-ci est une menace pour tous les citoyens. Mais surtout, en raison de la contagion, si chaque citoyen peut en être la victime, il peut en être la cause quand il transmet la maladie autour de lui. Chacun est à la fois victime et acteur du mal. C’est ce que signifie le terme « violence ». Ce mot désigne la forme aveugle qui menace chacun et dont chacun peut être l’acteur. Pour sortir de cette situation d’indistinction, l’unité se fait contre un seul, tout à fois membre de la communauté et cependant distinct par une trait qui le rend éminent. Il est reconnu comme la source du mal. Tous s’accordent pour l’exclure et tous participent à sa mise à mort. L’unité de tous se fait contre un seul dont la mort signe la venue de l’unité : c’est ce que l’on appelle « sacrifice ». L’histoire le montre. La fondation des cités, des royaumes et des républiques repose sur un sacrifice. Rome nait avec la mort de Remus qui est sacrifié et Romulus bénéficie de ce sacrifice. Le premier acte royal posé par Salomon est de tuer son frère ainé ! La République française est fondée sur la mort du roi. Dans tous ces actes fondateurs, la victime sacrifiée doit être à la fois éminente dans la communauté et porteuse d’un trait distinctif. Cette position permet de conjurer le cycle de la vengeance : un père immole sa fille, dans la Bible (Jephté) comme dans la culture grecque (Agamemnon et Iphigénie). Le sacrifice peut porter sur un animal symbolique, par ailleurs source de vie, par exemple, le taureau dans les corridas.
Comme lors d’un lynchage par la foule en colère, le sacrifice fait l’unité de tous contre un seul. La mort de la victime fait l’unité. Mais comme les causes profondes de la crise sont toujours présentes, le sacrifice doit se renouveler ; pour cette raison, il est ritualisé. C’est ainsi que se fonde une religion qui franchit le temps et les générations. Ainsi, la religion a un statut paradoxal qui peut être exprimé par les deux sens du verbe « contenir ». Contenir, c’est porter en soi, mais aussi limiter une contagion et détruire une progression.
La relation entre une religion et la violence est donc structurelle. Toute religion, par le sacrifice qui la fonde, est liée à la violence d’une manière paradoxale. Elle ritualise un acte de mort (le sacrifice), mais ce faisant, elle limite la contagion du mal. Le rituel satisfait la violence et en apaise les effets. Il y a pour cette raison une ambivalence du sacré qui s’exprime par le double mouvement de fascination et de répulsion. On le voit dans les guerres.
Ainsi les religions ne sont pas comme telles source de paix. Elles sont une réalité humaine qui participe de l’ambiguïté des désirs humains. Le comportement religieux participe de la condition humaine, aussi du point de vue chrétien, il importe de voir qu’il demande à être sauvé et cela par la foi, qui est la relation avec un Dieu personnel. Vaste question ! Pour l’heure, au plus près de la question posée, il importe de reconnaître que la violence est un acte social. Aussi le troisième point considéra la société dans ses tensions et fractures.
1.3. L’absolutisation des conflits
Les sciences de la nature comme les sciences humaines confirment l’expérience commune : les conflits font partie de la vie, qui est un combat où il y a « la survie du plus apte ». Cette régulation naturelle – à la base de la théorie de l’évolution – subit une mutation lorsqu’il s’agit de l’espèce humaine. L’accès à la réflexion fait que les compétitions sont reprises dans l’ordre de la réflexion et la référence à une éthique. Cela a pour effet de les utiliser pour le progrès de tous, mais aussi de les porter au pire en les absolutisant.
Si en humanité, il y a nécessairement des rivalités et des conflits, la sagesse veut qu’ils se résolvent par négociation et compromis. Entre les personnes, entre les familles, entre les collectivités, la négociation et les compromis permettent une limitation mutuelle des méfaits de la rivalité. La négociation délimite des frontières ; elle prévoit que l’on déplace des populations ; des accords commerciaux partagent les ressources naturelles… Au plan social, un bon gouvernement sait compenser par des taxes ou des subventions les inégalités sociales ; il organise des systèmes de prise en charge des chômeurs ; il indemnise les victimes des catastrophes. Au plan politique, les gouvernements promulguent des lois d’amnistie… Bref, il existe des équilibres ou des compromis qui permettent sinon la réconciliation, du moins d’éviter des violences et avec elles des malheurs irrémédiables. Or l’attitude religieuse vient entraver ces processus, quand elle porte à l’absolu les causes du conflit. La sacralisation est telle qu’il devient impossible de négocier, ni de partager, ni de renoncer à quoi que ce soit. Lorsqu’un de ces éléments est sacralisé et donc transposé dans le domaine religieux et donc absolutisés. Le conflit va jusqu’à la mort, qui peut être cautionnée par l’apologie du martyre. Dire qu’une terre ou une ville sont saintes et qu’un lieu de pèlerinage est le centre du monde est source d’une violence qui ne peut s’arrêter avant que l’autre ne se soit soumis ou exterminé, car ce serait désobéir à un ordre venu de Dieu. Ce processus d’absolutisation concerne des désirs et des demandes qui peuvent être légitimes ; mais hélas elles peuvent se pervertir, comme on le verra plus loin à propos de la « guerre juste » et de la « guerre sainte ».
Le processus d’absolutisation d’une cause légitime peut aussi concerner la part la plus sombre de l’être humain. On le voit aujourd’hui avec le terrorisme. Les djihadistes sont recrutés dans les prisons, parmi des jeunes « délinquants » ou en rupture d’insertion sociale pour diverses raisons. L’analyse de leur « conversion » demande attention. Il semble que leur désir de meurtre n’ait pas été seulement la haine de l’autre, mais aussi un principe d’unification d’une personnalité éclatée. L’unité trouvée était une manière d’absolutiser un désir de se dépasser et de surmonter le morcellement de leur vie et de leur personnalité. Dans l’un et l’autre cas, on voit bien que la violence a une motivation religieuse. Celle-ci n’est pas la seule. Il y a bien d’autres raisons de lutter, de vouloir vaincre, voire de haïr… mais ces raisons sont reprises dans une perspective qui radicalise les engagements et justifie les pratiques « par-delà le bien et le mal ». Plus qu’une transgression, il s’agit d’une perversion. Ce processus se voit en tout domaine. On le voit tout particulièrement aujourd’hui dans les guerres qui impliquent les religions au Moyen Orient et tout particulièrement à propos des lieux saints.
Si les causes de la violence sont multiples et enracinées dans la complexité de la vie humaine, les situations géographiques, sociales et politiques comme dans les idées et désirs intérieurs source de l’action, il importe de reconnaître le rôle de la motivation religieuse pour susciter la violence, ou la justifier. Sur ce point, il y a une manière erronée de se juger en ramenant tout à un seul motif (le religieux, le politique, la situation sociale ou économique…). C’est un simplisme, car dans toute action humaine, il y a toujours une pluralité de motivations : familiales, sociales, politiques, psychologiques, psychiques, idéologiques… Si la séparation entre ces instances de la personnalité est utile, elle ne doit pas conduire à méconnaître que tout est lié. Un comportement est tout à la fois, culturel, politique, social, psychologique et religieux… Le discernement est subtil. Pour notre « question disputée », il faut donc être plus précis et réfléchir sur ce que l’on entend par « monothéisme ».
2. Les monothéismes abrahamiques
Le monothéisme est mis en procès dans le discours des penseurs et des militants de la laïcité. Les médias reprennent ce procès, sans avoir conscience de la signification précise de ce terme qui a été forgé sur le grec par les philosophes anglais de la Renaissance, dits « Platoniciens de Cambridge », pour combattre l’athéisme. Il a été reçu par les Lumières comme l’horizon du progrès qui permettait de passer du morcellement des religions, tant par la pluralité des divinités que par leur enracinement dans un territoire restreint ou une culture limitée. Le terme désignait un idéal de progrès et de paix par l’adoption par le monde entier des mêmes valeurs fondatrices. Au milieu du XIXe siècle, avec Nietzsche et Schopenhauer, la problématique s’est renversée ; ces philosophes ont loué le polythéisme pour son accueil des différences. Cette idée s’est répandue ; aujourd’hui beaucoup pensent que tout ce qui a une visée unificatrice et universaliste est source d’oppression intellectuelle et politique. Le paganisme gréco-romain est considéré comme un modèle de vie dans la multiplicité des figures divines. Corrélativement, dans le rejet de Dieu, il unifient islam, judaïsme et christianisme par leur référence à Abraham. Ce qui demande examen, car la référence à Abraham est confuse.
2.1. L’Islam
Dans un article paru dans la revue Commentaires, Remi Brague relève que le terme « islam » a trois significations ; il désigne une civilisation, un ensemble de populations et plus fondamentalement une religion,
2.1.1. Une civilisation
Le terme Islam désigne une civilisation. C’est un fait historique pourvu d’un début dans le temps et circonscrit dans l’espace. Ce que les historiens et géographes reconnaissent est vécu intérieurement par les musulmans qui se distinguent de ce qui n’est pas de leur civilisation. Cette civilisation marque une rupture avec le paganisme ou le polythéisme qui la précédait et que l’islam appelle « ignorance ». Elle marque son origine par un calendrier propre qui commence par l’Hégire, en 622, date du départ de Mahomet de La Mecque pour Médine. Cette civilisation se présente comme un espace propre « domaine pacifié » (dar as-salam) par opposition au monde extérieur compris comme « monde de la mission » – à conquérir donc. Cette civilisation englobe des personnes qui n’adhéraient pas à la religion musulmane. Ainsi le grand médecin Razi (mort en 925) était libre-penseur qui rejetait l’idée de prophétie. Le grand astronome Thabit ibn Qurra (mort en 900) était sabéen. Les lecteurs, traducteurs et penseurs qui ont fait passer l’héritage grec en syriaque puis en arabe étaient presque tous chrétiens. Ainsi la « civilisation islamique » nait de l’apport des autres cultures ; c’est un fait, même si elle efface ses sources (à commencer par celle du Coran) et nie avoir reçu des cultures antérieures (pratiques juridiques du Moyen Orient).
2.1.2. Des peuples
Islam signifie en deuxième lieu l’ensemble des peuples qui ont été marqués par l’islam comme religion et qui ont hérité de la civilisation islamique. Dans ce cadre, on parle aujourd’hui du réveil de l’islam pour les luttes contre les puissances coloniales. Mais là aussi les leaders de ces mouvements n’étaient pas tous musulmans. L’islam n’est pas identique au fait d’être arabe, car avant l’islam, il y a eu des chrétiens dans ces peuples islamisés ensuite.
2.1.3. Une religion en mutation
Le terme Islam signifie enfin et surtout une religion. Celle-ci est caractérisée par son attitude spirituelle fondamentale désignée par le mot qui le désigne : la soumission au Dieu unique et transcendant. Cette religion a été prêchée par Mahomet en Arabie au VIIe siècle de notre ère.
La difficulté de parler de l’islam comme religion est renforcée par le fait que dans sa revendication actuelle, l’islam ne se situe pas dans la perspective de la vérité chère aux Occidentaux. Il se situe dans une perspective spécifiquement religieuse : celle de la pureté. C’est sous cette bannière que l’islam s’est toujours présenté. Le processus de purification commence par Mahomet (nommé pour cette raison Mustafa) purifié par Dieu dans une révélation. La purification se poursuit en terre d’islam par l’expulsion des juifs et des chrétiens par le calife Umar (mort en 644). L’islam accuse les religions qui l’ont précédé de s’être corrompues et de se fonder sur des textes falsifiés. Aujourd’hui la revendication des pays musulmans est de se purifier de l’influence étrangère en revenant à l’état premier. Or ce désir ne peut pas éviter d’être une source de violence, parce que Mahomet a conduit une conquête militaire. Ses successeurs l’ont élargie aux dimensions d’un empire. Quand aujourd’hui les terroristes se réclament de l’islam des débuts, ils trouvent des textes fondateurs qui relatent les pires violences commandées ou faites directement par Mahomet : meurtre de ses adversaires politiques ou religieux, décapitation, torture…
En islam, ce qui prime c’est l’obéissance aux commandements : la « spiritualité » est un effort pour bien obéir. Ce qui a pour effet que la notion humaniste de « tolérance » n’existe pas dans l’islam ; la « miséricorde » est seulement une dispense de l’application stricte de la justice. Cette justice fonde ce que les philosophes appellent une « religion naturelle » : un seul Dieu créateur, source de la justice et du droit, que l’on doit prier et servir dans l’attente du jugement dernier qui récompensera les bons et punira les méchants. Cela prend la suite du judaïsme et du christianisme.
2.2. Judaïsme
La notion de judaïsme se rapporte à des réalités différentes au cours des âges. Il est pertinent de distinguer entre la situation où le peuple d’Israël est sur son territoire et la dispersion.
2.2.1. Histoire biblique
La présence d’Israël sur son territoire commence avec les patriarches. Le peuple juif, originellement constitué de semi-nomades, devient une fédération de tribus réunies par leur foi en leur Dieu qui leur a donné une terre qualifiée de sainte. Il est ensuite organisé comme un royaume avec David et Salomon, puis deux royaumes ayant pour capitale Jérusalem et Samarie. Il est ensuite déporté. Au retour, en état de vassalité, il se constitue autour de Jérusalem avec le Temple considéré comme le centre du monde où une importante minorité est en état de diaspora. L’indépendance relative du royaume de Juda après la révolte conduite par les Frères Macchabées ne change rien à cette situation : une majeure partie du peuple juif vit hors de la Terre Promise à Abraham ; elle se tourne vers Jérusalem, la ville sainte et se distingue des autres peuples par la pratique de la loi. Après la destruction de Jérusalem par les Romains en 70 et la destruction totale de la ville de Jérusalem au début du deuxième siècle, le judaïsme sans Temple vit de la Loi et des exigences rituelles qui marquent une frontière plus efficace que les découpages territoriaux.
L’autorité est légitimée par le fait que Dieu a choisi un peuple parmi d’autres. La guerre qu’il mène se fait « au nom de Dieu ». Ainsi, le livre de Josué fait l’apologie d’un génocide des peuples occupant le pays de Canaan ; même si la valeur historique est faible aux yeux des modernes, son inscription dans le Canon des Écritures en fait un modèle. Il légitime les conquêtes de Josias (en lien avec la théologie du Deutéronome) et les guerres au temps des Hasmonéens qui ont reconquis les territoires du temps de Salomon et même contraint les populations à la conversion au judaïsme. C’est dans ce contexte qu’est apparue la notion de guerre sainte (dont nous reparlerons explicitement plus loin) !
2.2.2. Le judaïsme dans le monde
Le terme de judaïsme a pris une signification plus large, car il désigne ce qui s’est formé au retour de l’exil. Les Assyriens avaient déporté l’élite du peuple et laissé sur place les plus pauvres. Cette élite en déportation a été créatrice en surmontant le défi représenté par la confrontation de leur Dieu aux religions de l’empire. Le « Dieu d’Israël » est devenu le Dieu créateur du ciel et de la terre, donnant son sens au terme « monothéisme » : un Dieu unique pour tous les peuples, le même pour toutes les nations et pour toute la création (le ciel et la terre). Or cette élite a trouvé un peuple fruste qui en était resté à la religion ancienne où Dieu était un dieu local ressemblant aux divinités originelles. Les textes qui sont devenus ensuite « la Bible » (la Loi et Prophètes) ont été écrits pour eux, mais aussi pour ceux qui étaient au loin. Ainsi le judaïsme s’est construit autour de la Loi. Cette construction fut et demeure fondatrice sur un horizon d’universalité, non seulement pour les résidents d’un territoire national, mais pour les juifs dispersés dans le monde entier. Le judaïsme s’est construit comme une religion sans frontière territoriale, mais avec une frontière plus stricte encore : celle des pratiques rituelles selon la Loi (le sabbat, la nourriture, les mariages…).
2.2.3. Une question : l’Etat d’Israël
Une nouveauté : l’État d’Israël fait que le judaïsme devient une religion qui a un territoire avec une population dont il définit l’identité. Il y a alors un retour de ce qui fait de la religion un principe d’oppression sociale, comme au temps de Josias. L’identité juive demeure problématique : elle est à la fois ethnique, nationale et religieuse. Un exemple antérieur existe. Un prince Yéménite du VIe siècle, Du Nuwas, s’est converti au judaïsme. Il a fait des martyrs parmi les chrétiens de Najran (chrétiens en lien avec l’Éthiopie). De même, aujourd’hui l’État d’Israël dans son désir d’exclure les populations palestiniennes et tout particulièrement les chrétiens… Mais en tout cela il est bien difficile de séparer les motifs religieux des motifs économiques, nationaux, politiques…
2.3. Christianisme et chrétienté
Le terme « christianisme » désigne la religion chrétienne comme religion au sens large du terme à partir de la foi en Jésus reconnu comme Christ. Les théologiens parlent de l’Église pour dire une identité définie par le rapport à Dieu. Ces deux termes ne sont pas assez précis pour répondre à notre question sur la violence. Il faut avoir recours à un autre terme, celui de « chrétienté » ; ce terme est pertinent pour notre question en raison de sa dimension sociale et politique.
2.2.1. Un empire chrétien
Les chrétiens des premiers siècles ont été victime des persécutions. Cette situation n’a pas empêché le christianisme de se développer sur la base de sa qualité de vie : vie morale et familiale rigoureuse, mais aussi par sa réponse aux grandes questions de l’existence par une théologie qui bénéficiait de la valeur métaphysique du monothéisme. Mais cela montre la spécificité d’une religion qui n’est pas fondamentalement liée au politique (comme le fut Israël ou comme l’islam).
La situation a changé au début du quatrième siècle. L’édit de Milan promulgué par Constantin accordait la liberté de culte. Il faisait en sorte que l’Église soit reconnue comme une personne juridique capable de posséder par elle-même. Cela a permis la construction des basiliques (la basilique du Latran à Rome, le Saint-Sépulcre à Jérusalem…). Constantin institue le dimanche comme jour férié – c’était aussi la fête du dieu solaire. Ainsi l’Église devient peu à peu une institution qui se coule dans l’Empire. Le christianisme s’organise et se structure aux dimensions d’un Empire qui se considère comme coextensif à la civilisation. Plus encore ! L’Église devient l’instrument de l’unité de l’empire par sa référence à un Dieu unique et transcendant. Ainsi, pour établir la paix, Constantin intervint dans les querelles théologiques très vives dans le monde grec et rassembla les évêques en concile à Nicée en 325. La force de l’empire est mise au service de la religion qui convient à l’empereur ! C’est là un renversement considérable de la notion de religion. M.-F. Baslez note : « La théologie politique de l’Empire chrétien, qui commence à s’élaborer dès le règne de Constantin, réactualise le modèle du roi David, en donnant au souverain un rôle dans l’économie du salut et une fonction pédagogique : il doit préparer ses sujets à l’avènement du royaume de Dieu et travailler à la christianisation du monde, son œuvre politique participant à l’action du Verbe et de l’Esprit dans le monde. Le pouvoir est donc légitimé par les vertus et la religion de celui qui l’exerce et le principe d’imitation du Christ, qui régit la vie de tout chrétien, est étendu au souverain. » La situation du christianisme est différente en Asie (Mésopotamie et au-delà) et en Méditerrané orientale d’avec l’Occident latin.
2.2.2. La chrétienté
En Occident latin, la notion de chrétienté prend un sens dont nous sommes encore tributaires en France : la fondation par Charlemagne du Saint-Empire romain germanique. A l’origine le mot latin christianitas (que l’on transcrit par « chrétienté ») signifie une qualité personnelle ; il reconnaît la dimension chrétienne de la personne. Le titre prend une dimension politique avec les relations entre le pape à Rome et les rois qui ont le devoir de protéger leur peuple contre les barbares, les envahisseurs et les prédateurs. Le terme est devenu un préambule pour rappeler les puissants à leur devoir de chrétien et en particulier pour soutenir les efforts missionnaires pour convertir les barbares à la foi chrétienne. C’est autour de Charlemagne que le terme christianitas s’étend pour désigner un peuple uni dans un empire où le pouvoir politique et la religion sont étroitement unis. Le politique et le religieux sont associés dans un même projet de civilisation.
Précisons le sens du terme « chrétienté » qui désigne une certaine manière d’articuler le politique avec la religion et qui ne se limite pas au monde latin. Ainsi, on parle de la « sainte Russie », pays né de l’évangélisation par Cyrille et Méthode qui ont fixé la langue et la culture slave en inventant l’écriture spécifique et en recueillant les traditions. D’une autre manière, le monde dit « orthodoxe » se structure en patriarcats qui se coulent dans le cadre des Nations. Tout autrement, les communautés chrétiennes du monde arabe ignorent la notion de chrétienté et pour eux le terme désigne l’Occident moderne. Les communautés chrétiennes d’Orient se définissent par leur référence aux sources de la prédication apostolique et par leur pratique liturgique, dont elles sont fières d’avoir gardé la version première avec une prière dans « la langue du Christ » ; elles ne font pas référence à une infrastructure territoriale ou politique, puisque le pouvoir les oppriment.
2.2.3. Débats actuels
Aux XIXe et XXe siècles, le terme de chrétienté est utilisé par nostalgie. Il est utilisé par contraste avec la modernité et la vision libérale de la société démocratique. La question posée est celle de l’articulation entre deux sources du droit. La loi qui vient de Dieu et la loi qui est le fruit de la sagesse des hommes. Sur ce point la situation est confuse, comme le montre le tissu des contresens habituellement prononcés à propos de la parole de Jésus « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». En effet, si Dieu est Dieu, il a autorité sur César et donc tout lui revient et, inversement, comme César est physiquement, monétairement, politiquement et militairement présent, tout lui est soumis. La question est donc : comment reconnaître et accorder une pluralité de sources de pouvoir et comment les accorder ? Quelle légitimité ? La réponse à ces questions suppose une clarification pour deux domaines : la théologie de la création et le statut du texte de référence (le texte inspiré et donc la révélation qu’il apporte).
3. Sources de la violence
Les remarques faites plus haut sur la violence et la religion montrent à voir que les causes de la violence en référence au sacré relèvent de trois champs de l’expérience humaine : le politique, le théologique et le psychologique. La dimension théologique demande à être analysée. Je prendrai appui sur le débat concernant la guerre : guerre sainte versus guerre juste. Cela nous invite à réfléchir sur la notion de toute-puissance divine et enfin sur la manière d’interpréter les textes fondateurs, en l’occurrence la Bible et le Coran.
3.1. Guerre sainte versus guerre juste
La notion de guerre sainte est présente dans le Premier Testament tant dans les récits bibliques que dans la Torah. En Occident, il est marqué par les propos de saint Augustin et le débat sur la guerre et les moyens de la guerre.
3.1.1. Recours à la force
Dans un premier temps de sa vie de chrétien, Augustin n’a cessé de dire que la foi est un acte de liberté et que nulle contrainte ne doit peser sur l’itinéraire d’une conversion. C’est par une quête personnelle à l’intime de sa conscience, dans la pureté du coeur et dans la clarté de l’intelligence que se vit la foi. Les premiers traités et le livre des Confessions disent une quête spirituelle à l’intime de sa conscience, de son intelligence et de son cœur. Mais, dans le prolongement de son travail d’évêque, par le fait qu’il devient la figure de proue de l’Afrique chrétienne, Augustin se trouve face à une période de trouble et c’est à lui qu’il revient de prendre la parole pour le peuple chrétien tout entier. Il fait face à l’effondrement de l’organisation romaine (pillage de Rome en 410) et à l’invasion de l’Afrique par les Vandales (en 417).
Parmi ses soucis d’évêque, il y avait la question des Donatistes, chrétiens dissidents en conflit avec la hiérarchie catholique. Face à l’invasion, il a appellé à l’unité ; ne l’obtenant pas, il a demandé à l’empereur d’utiliser l’armée contre les dissidents. Pour se justifier, Augustin a repris les textes de l’Ancien Testament qui justifiaient la « guerre sainte ». Si bien des textes de l’Ancien Testament pouvaient cautionner cet appel, aucun texte du Nouveau Testament ne le permettait. Hélas, pour se justifier, Augustin a extrait quelques mots d’une parabole de l’évangile de Luc. Dans cette parabole, les invités au repas des noces ne viennent pas ; le maître invite les pauvres à partager le repas de fête puisqu’il y a de la place. Augustin utilisait une traduction latine fautive. Là où le grec demande « d’insister » ou de « presser », il lisait le verbe « contraindre » (Lc 14, 23). Augustin s’est appuyé sur ce texte pour demander à l’empereur d’obliger les hérétiques à revenir au bercail (Lettre CLXXXV, 11, Œuvres complètes, tome IV, Paris, Louis Vivès, 1870, p. 631). Dans l’interprétation de saint Augustin, je vois trois erreurs. D’abord, le manque de sérieux dans l’exégèse d’un texte, dont une phrase est absolutisée sans tenir compte de son statut. Ensuite, l’intention d’Augustin qui était circonstanciée est indument étendue à toute la chrétienté latine, puisque le texte a été utilisé dans les débats conciliaires et dans les décisions des autorités pour justifier les guerres de religion. Enfin et surtout, la phrase ne tient aucun compte de la nature du politique. Cette erreur se voit dans le débat entre guerre sainte et guerre juste.
3.1.2. Guerre juste ou guerre sainte ?
Sur ce sujet, saint Augustin revient à l’Ancien Testament. Il relève que le peuple élu avait raison de faire la guerre contre ceux qui voulaient l’anéantir (Égyptiens, Philisitins, Madianites, Assyriens et autres) ; il conclut que pour les mêmes raison le peuple chrétien a le droit de résister par les armes à ceux qui veulent le détruire. Avec ce retour à l’Ancien Testament, Augustin renoue avec la notion de « guerre sainte » promue par la Torah. Sur ce point il y a une différence notable avec saint Thomas.
La différence vient de leur anthropologie. Augustin pense que l’état qui suit le péché originel est tel que la nature humaine est corrompue et que l’humanité ne peut pas faire le bien sans l’aide de Dieu (la grâce). Par contre, Thomas d’Aquin pense que la nature n’est pas corrompue, mais seulement « désorientée » par le péché originel ; il y a donc une valeur propre à l’ordre naturel. Cela fonde l’autonomie du politique et du social par rapport à l’ordre de la grâce ; saint Thomas dit que leur « valeur ontologique » doit être reconnue pour elle-même comme fondement d’un « droit naturel ». La notion de « guerre juste » étend à un corps social la notion de « légitime défense ». Quand tous les moyens de pourparlers, de médiations ou autres actions qui n’impliquent pas les actes de guerre ont été épuisés pour conduire un agresseur à respecter le droit, la guerre est légitime. Thomas d’Aquin s’appuie sur les sources romaines du droit, qui définit à ses yeux un « ordre naturel » aux sociétés humaines. Toute agression venue de l’extérieur entraîne une réaction légitime de défense du corps social menacé. C’est là chose nécessaire, parce que vitale, selon des critères objectifs : « Pour qu’une guerre soit juste, trois conditions sont requises. 1°- L’autorité du prince, sur l’ordre de qui on doit faire la guerre. Il n’est pas du ressort d’une personne privée d’engager une guerre […]. 2°- Une cause juste ; il est requis que l’on attaque l’ennemi en raison de quelque faute […]. 3°- Une intention droite chez ceux qui font la guerre : on doit se proposer de promouvoir le bien ou d’éviter le mal. […]. En effet, même si l’autorité de celui qui déclare la guerre est légitime et sa cause juste, il arrive néanmoins que la guerre soit rendue illicite par le fait d’une intention mauvaise. » (Somme de théologie, IIIa, q. 40, a. 1)
Il est clair que la notion de « guerre juste » s’oppose à celle de « guerre sainte » par ceux qui reconnaissent l’autonomie du politique. Cette tradition s’écarte de la perspective de l’Ancien Testament et surtout celle de l’islam qui en prend la suite. Cela n’empêche pas que l’on reconnaisse que la guerre n’est jamais un bien. En effet, si elle reconnaît que toute guerre n’est pas un péché, puisqu’il existe des situations où elle est le seul moyen (donc nécessaire) pour résister à une injustice, l’expérience montre que toute guerre entraîne d’inévitables abus. La guerre est une aventure où bien des gens perdent leur âme. La guerre est toujours source de péché ! Pour cette raison, s’il y a des « guerres justes », il n’y a jamais eu de « bonne guerre ».
3.1.3. Augustinisme politique
La demande d’Augustin a été reprise. Au Moyen Âge, elle a fondé ce que l’on appelle « l’augustinisme politique », doctrine selon laquelle l’Église pouvait faire appel « au bras séculier » pour contraindre les dissidents. C’est au cœur des grandes querelles de pouvoir médiéval. On définit l’augustinisme politique comme une « tendance à absorber le droit naturel de l’État dans le droit venu de Dieu avec la révélation et donc de le soumettre au droit ecclésiastique ». Cette théologie est fondée sur la conviction que le règne de Dieu jadis donné au peuple élu, Israël, a été donné à l’Église et à Rome. Orose écrit en effet : « Il n’y a pas de doute et il est ici évident à quiconque cherche, croit et connaît, que c’est d’abord par la volonté de notre Seigneur que cette ville (Rome) a prospéré, qu’elle s’est défendue et qu’elle dirige le monde : lui-même (le Christ) a voulu y appartenir et être inscrit dans le registre (de citoyenneté) romain ». On peut sourire de cette naïveté… mais hélas bien des nations se sont emparées de cette vision pour légitimer leurs guerres. On le voit dans la notion de « croisade » (encore un mot tellement employé que sa signification est brouillée). La guerre pour libérer les lieux saints était légitime, puisqu’il s’agissait de rendre au peuple chrétien la « terre sainte ». Le concile Vatican II a récusé cette théologie. Il a reconnu à la fois la valeur des « réalités humaines » au nom d’une théologie de la création qui assure l’autonomie des êtres créés et donc la pleine responsabilité humaine des affaires humaines tant personnelles que collectives.
Il est donc clair que derrière ces difficultés il n’y a pas que des options anthropologiques ou politiques, mais une certaine conception de l’action de Dieu. Entrons donc dans le cœur de la difficulté. Du point de vue théologique, il faut alors voir pourquoi la confession de foi peut être pervertie.
3.2. Unité et toute-puissance divine
Nous avons vérifié notre première assertion : la guerre au nom de Dieu est menée au fait de porter à l’absolu une dimension de l’action humaine et donc d’une certaine conception de Dieu, en l’occurrence les premiers mots du credo dans la tradition habituelle : « je crois en un seul Dieu tout-puissant… » : l’unicité et la toute-puissance. Pour en discuter, il faut considérer la nature du langage religieux.
3.2.1. Dire Dieu
Si le langage religieux est celui du symbole et des images, il se doit aussi d’être rigoureux. Pour dire Dieu, le croyant emploie des termes qui contiennent à la fois une négation et une affirmation. Ainsi dire que Dieu est infini écarte de lui la finitude qui contrarie notre désir de vivre. Ainsi dire que Dieu est immuable, affirme qu’il n’est pas soumis au cours du temps et à ses vicissitudes. Inversement, d’autres termes sont affirmatifs. Ainsi on dit que Dieu est bon, qu’il est grand, qu’il est éternel… en tous ces mots, il y a une négation implicite. Elle apparaît dans le mouvement de la phrase, du récit ou de la pensée. L’oubli de cette articulation du oui et du non est source de perversion. On le voit nettement sur l’expression de « dieu jaloux » citée par ceux qui voient en Dieu la source de la violence. L’expression est métaphorique : elle dit positivement que Dieu est amour et négativement que cet amour est sans partage, ce qui le grandit sans ôter le sens premier de l’amour qui est bonté. La question se pose à propos de ce qui est le plus important que le langage affectif, le langage métaphysique. Cela advient pour deux termes, les deux premiers mots de la confession de foi qui confesse « un seul Dieu tout-puissant ». Que signifie « un seul » et « tout-puissant » ?
3.2.2. Dieu un, donc unique
Le terme latin de la confession de foi dit « unum Deum » ce qui peut se traduire par « unique » (un seul) ou par « un ». Le terme employé par la théologie chrétienne n’a pas pour sens premier l’unique, mais l’un. C’est un terme explicitement métaphysique qui est enraciné dans l’expérience humaine fondamentale. Il exprime la perfection par l’exclusion de la division et du mélange. La pluralité des parties d’un être est le corrélat de sa divisibilité, donc source de sa vulnérabilité et de sa caducité. L’unité désigne la perfection d’un être qui peut être considéré pour lui-même. Cette perfection s’accomplit dans l’être vivant de manière éminente et cela lui permet de surmonter par lui-même la dispersion dans l’espace et le temps. L’unité interne a une dimension morale. Elle indique que dans une action, il n’y a pas de tromperie, de masque, de mensonge, de ruse, mais de la simplicité et de la droiture. L’action, le travail et la politique supposent une unité des forces actives. L’unité a une dimension intellectuelle ; ceux qui se contredisent suscitent la réprobation. La pensée désordonnée et brouillonne est stérile – même si à un moment, elle ouvre des perspectives nouvelles. Dans les sciences le progrès est toujours une conquête de l’unité. Ainsi Einstein unifie ce qui était de l’ordre de la dynamique et ce qui était de l’ordre de l’électromagnétisme. La physique moderne est une quête de l’unification des quatre « forces fondamentales » dans une théorie du tout. La métaphysique naît de la vision unifiée du réel et de l’intelligence de ce qui fait qu’un être soit un être. De même dans l’ordre de la connaissance de Dieu. La multiplicité des formes divines n’est pas satisfaisante.
L’éloge de certains à l’égard du polythéisme de l’Antiquité gréco-latine me semble bien superficiel. D’abord, il apparaît que si les dieux sont divers, ils ne sont que les manifestations d’une même sacralité naturelle. Ensuite, dans les tragédies grecques où s’explicite la dignité et la grandeur de l’humanité, il apparaît que derrière les dieux agit un principe, le Destin (moira). C’est là un monothéisme où le divin est une force contre-laquelle il n’y a rien à faire et qui n’est pas abordable par la prière.
Dans l’histoire rapportée par la Bible, il est clair que les patriarches et pendant la période royale, la vénération de Dieu sous le nom propre censé avoir été révélé à Moïse était vécue dans la reconnaissance que les autres nations avaient eux aussi une divinité tutélaire. C’est l’épreuve de l’exil qui a conduit à une affirmation que le « Dieu d’Israël » était le « Dieu de l’univers », le créateur du ciel et de la terre. Les philosophies athées voient la source de la violence monothéiste dans le fait qu’il est confessé comme « vrai Dieu » ; ce qui a pour corrélat que les autres divinités sont des « faux dieux ». C’est là la situation d’Israël pendant l’exil quand le peuple tient à distance les dieux de leur pays d’exil comme des sources d’oppression et de mensonge. Mais la théologie chrétienne n’est pas restée à ce point, en prenant à son compte le vocabulaire des philosophes, elle parle de « l’idole ». Elle reconnait avec saint Paul que les « idoles » ne sont que « néant », du non-être. Le terme philosophique, « idole », dit que ce qui est pensé (l’idée ou la représentation) n’est que le produit de l’esprit humain. L’idole n’existe pas, pour et par elle-même. La reconnaissance de la sainteté de Dieu montre qu’il faut dépasser toutes les représentations que l’esprit humain imagine ou construit.
Lorsque la reconnaissance de l’unité de Dieu est rapportée sur la seule affirmation de son unicité, le croyant se place en opposition par rapport à celui qui ne partage pas ses convictions. La destruction des dieux des autres est source de la guerre sainte. Sur ce point les trois monothéismes abrahamiques sont fort différents les uns des autres. L’islam insiste sur l’unicité puisque c’est le cœur de la conviction anti-idolâtrique de Mahomet ; le judaïsme reste marqué par les étapes de son chemin vers la reconnaissance de l’unité transcendante du Dieu révélé à Moïse. Le christianisme assume la démarche métaphysique qui ose considérer un « au-delà de l’être » et proposer une mystique de l’amour. Corrélativement, il se place en situation de faiblesse.
3.2.3. Dieu tout-puissant
La notion de toute-puissance relève du langage théologique en tenant ensemble deux éléments : d’abord, une affirmation de la puissance, entendons la capacité d’agir, de faire et tout spécialement de créer, ensuite, une exclusion des limites de l’expérience humaine où l’action est limitée, prise dans l’étau de la finitude. Dire que « Dieu est tout-puissant » c’est dire qu’il est sans les limites de l’action dont nous avons l’expérience. Or cette notion est entendue de deux manières différentes, que je mets en opposition.
La toute-puissance est comprise par beaucoup comme la possibilité de tout faire : une chose et son contraire. Dans cette perspective, la logique et ses règles de non-contradiction ne valent pas pour Dieu. Ainsi Dieu est libre de la loi, parce qu’il en est l’auteur et qu’il peut se dispenser d’y obéir. Cette conception est dans la mentalité commune. Dans le monde chrétien, on la trouve dans une certaine tradition spirituelle où on insiste sur le fait que la volonté de Dieu demande une obéissance inconditionnelle, selon la formule célèbre « perinde ac cadaver » (comme le corps du cadavre que l’on prépare pour la sépulture dont les membres prennent la position qu’on leur impose sans réaction). Cette perspective humiliante n’est pas celle de la tradition chrétienne qui demande du discernement et un consentement éclairé. Par contre, elle est présente dans l’islam de manière hégémonique. La racine de cette tradition est la conscience que l’acte créateur posé par Dieu est toujours actuel et donc ce qu’il dit participe de ce passage du néant à l’être. La créature n’est pas reconnue dans son autonomie et dans sa responsabilité.
La deuxième tradition se fonde sur les textes de sagesse la Bible. Cette tradition comprend la création comme le don de l’existence à un être différent et autonome. En particulier pour la création de l’humain dite par la formule : « Dieu a remis l’humanité à son propre conseil ». C’est-à-dire responsable d’elle-même.
Dans ce débat se trouve une option théologique radicale : que placer en premier comme référence ou principe ultime et fondateur de l’action ? Faut-il placer la bonté ou la volonté ? Ainsi pour la question du rapport entre monothéisme et violence, l’alternative est la suivante : « est-ce bien parce que Dieu le veut ? » versus « Dieu le veut-il parce que c’est bien ? » Dans le premier cas c’est l’arbitraire qui prévaut et tout peut être justifié par une référence à Dieu. Dans le deuxième cas, l’action doit se référer à la bonté de ce qui est donné par le créateur. Deux univers découlent de l’option que l’on prend.
Le point clef du rapport entre monothéisme et violence est là : qu’est-ce qui est premier ? Est-ce le vouloir de Dieu ou au contraire la bonté ontologique qu’il donne aux choses ? Cette question renvoie à la manière de lire la Bible.
3.3. Lire la Bible
Dans la Bible, de nombreux passages font l’éloge de la guerre sainte, du radicalisme dans l’élimination des impies (les anathèmes) et la répression des déviations (inquisition). La question des textes bibliques est donc essentielle. Elle s’est toujours posée dans la tradition chrétienne ; la solution demande à être bien située.
3.3.1. Lire les textes violents
La tradition chrétienne se veut héritière du judaïsme. Elle garde donc le texte de la Bible, sans rien ajouter, ni retrancher. Ce n’était pas évident car le message de Jésus écarte de manière résolue les appels à la violence. Peut-on garder les textes bibliques qui appellent à la guerre sainte et l’exemple des figures fondatrices, à commencer par David ? La réponse de la tradition est nuancée.
Certains chrétiens voulaient supprimer les textes faisant difficulté au nom de la justice et de l’amour. Les communautés chrétiennes ont refusé ce retranchement par fidélité à ses origines. Si l’Église se sait héritière de l’alliance conclue avec Abraham et son peuple, elle doit garder le texte juif sans rien ajouter ni retrancher. C’est une manière de reconnaître que l’on est en chemin à partir d’une situation de misère. Si la prudence catéchétique et la distribution liturgique évite de lire les textes cruels ou appel à la violence, c’est par respect des enfants, pas par mépris de l’histoire des pères et éviter de considérer ses propres fautes. Le message chrétien est un message de salut. Il ne nie pas le besoin du salut et il constate qu’il est radical dans les situations extrêmes et que les chefs du peuple (Abraham, David, Salomon, Josias…) ont été violents. Le reconnaître permet de voir le lieu de la conversion et du processus d’éducation. Ce n’est pas une absolutisation du passé.
3.3.2. Quand lire c’est interpréter
S’il y a un texte, il faut savoir le lire. Telle est l’exigence première, une exigence de vérité. La Tradition chrétienne distingue plusieurs approches. Il faut lire le texte pour ce qu’il est – c’est le sens littéral. Celui-ci résulte de la connaissance de l’écriture : d’abord les lettres, puis le vocabulaire, mais aussi la grammaire (choses souvent difficile à déterminer dans des cas difficiles). Ces éléments sont de toujours. C’est ce que l’on appelle souvent le sens obvie : ce qui tombe sous les yeux. Il ne suffit pas car pour accéder au sens de ce qui est exprimé, il faut être attentif au mode d’expression et au contexte, en déterminant qui est l’auteur et le destinataire. C’est ce que l’on appelle le sens littéral dont on voit bien qu’il n’est pas le sens obvie, car la même phrase change de sens quand on prend en compte l’écrivain et son public. Ce sens est ouvert sur un autre sens que l’on appelle le sens spirituel. Il résulte du fait que l’on considère que l’auteur principal est Dieu qui a inspiré l’écrivain.
Sur ce point nous retrouvons la divergence que nous avons évoquée à propos de la volonté de Dieu. Pour certains, l’inspiration est une dictée. Dieu dicte le texte à un scribe. Moins il en fait, plus le message est authentique. L’écrivain est en extase ; il est ravi ou en transe… où à la limite comme on le dit de Mahomet, il ne sait pas écrire et ainsi n’aurait rien pu modifier de ce qu’il recevait et transmettait au scribe écrivant sous a dictée. C’est la position des fondamentalistes juifs ou chrétiens : l’auteur s’efface. Ce n’est pas l’interprétation traditionnelle chrétienne. Dans la Bible chrétienne les livres sont nommés du nom d’un auteur – car ils sont nombreux. Chaque auteur a sa culture, son style et son registre de vocabulaire et sa vision du monde. Ainsi il y a quatre évangiles qui ne se superposent pas en tout point, car les auteurs (Matthieu, Marc, Luc et Jean) sont de vrais auteurs. De même pour l’Ancien Testament. Isaïe n’a pas le même style que Jérémie et Job ne parle pas comme Salomon…On tient compte de ce que l’on appelle genre littéraire. La détermination du genre littéraire est nécessaire pour ne pas détourner le texte de sa vérité. On le voit en matière de science. Le récit de la création est une confession de foi qui n’a pas l’ambition de trancher les questions posées par l’évolution des espèces objet de science, ni les questions astronomiques. Faute de prendre ce point en compte on tombe dans une logique de persécution.
3.3.3. La vérité qui rend libre
La tradition chrétienne ouvre une piste originale dans la lecture des textes inspirés en distinguant trois modes du sens spirituel qui doivent s’appuyer sur le sens littéral (pas seulement le sens obvie !).
Le premier se prend à partir de Jésus. L’Ancien Testament annonce le Christ. Le Nouveau Testament rapporte la vie de Jésus et ses paroles et montre qu’il est le Christ promis. Cette lecture plus contemplative est dite allégorique, car on passe de l’humain au divin. Le deuxième est l’interprétation morale de ce qui est dit : l’exemple de Jésus et des saints : apôtres, patriarches, prophètes, sages… C’est la lecture la plus commune dans les cercles bibliques, c’est le sens moral. Le troisième est un regard sur le monde à venir, la fin des temps et l’achèvement de l’histoire. C’est le sens eschatologique.
Lorsque ces trois sens ne sont pas respectés ; cela peut justifier la violence ici dénoncée. On le voit dans les guerres de religions qui ont ravagé l’Europe. Dans les appels à la guerre, la référence à la Bible est constante. Les motifs économiques et sociaux ou politiques passent au second plan. Ainsi quand Paris est assiégé en 1590 par Henri IV, la Ligue compare la ville assiégée par les protestants comme Jérusalem qui doit être délivrée. Les combattants sont mobilisés comme jadis les juifs à Massada. Ils doivent être prêts à faire le sacrifice de leur vie. Un auteur, nommé L’Étoile, dit que les moines, le crucifix dans une main, l’épée dans l’autre, « ont résolution de défendre par force leur religion, comme vrais Maccabées, ou mourir pour la défense d’icelle. » C’est dans cet esprit que les massacres sont commis, dans une lecture littérale des textes d’apocalypse ou d’anathème de l’Ancien Testament. Il en était et il en est encore dans la thématique de l’appel à la croisade, qui s’inscrit dans une immédiateté de la fin des temps et donc du don de sa vie comme martyr au combat contre la puissance du mal.
Conclusion
Au terme de cette analyse, il apparaît qu’il y a un lien entre la violence et la religion. Au-delà des considérations historiques dans la diversité des situations, des héritages, des ambitions et des frustrations, il importe de voir que la racine est dans le cœur de la foi. Les notions de Dieu unique et tout-puissant contiennent le meilleur et le pire selon la manière dont elles sont interprétées et vécues. Il faut choisir.
La voie que nous avons préférée est fondée sur une certaine conception de la création qui est le don de l’être (tout l’être à tous les êtres) comme fondation d’une autonomie et d’une responsabilité. L’être humain est « remis à son propre conseil ». Il est donc responsable et ne peut justifier ce qu’il fait seulement par une référence à la transcendance divine, il doit agir selon l’ordre des choses qui sont ce qu’elles sont en tout ce qu’elles sont. Ceci vaut pour l’humanité de manière fondamentale. Dans la tradition chrétienne, nous avons vu les difficultés de le vivre et ce faisant les sources du mal dans ses dimensions sociales, politiques et spirituelles.
Au terme, il me semble éclairant que dire que la tradition chrétienne porte des mouvements de refus de la violence et tout particulièrement celle qui est liée à la guerre. En effet, passée la tempête et les passions soulevées par la guerre, vient le temps où on reconnaît que les esprits qui sont restés sereins et se sont abstenus de développer les propos de haine ou de vengeance ont ouvert l’avenir, selon la parole de l’Évangile qui proclame bienheureux les « artisans de paix » et les « cœurs purs ». Ceux-ci n’ont pas communié à la haine et au mépris présents dans la conduite des guerres ; ils ont interprété radicalement le commandement biblique : « Tu ne tueras pas ». Dans ce commandement « Tu ne tueras pas» (Ex 20, 13 ; Dt 5, 17) le verbe hébreu raça signifie dans sa forme intensive : assassiner. Dans la forme simple, il inclut l’accident. Il désigne plus largement la mort de l’innocent. Si dans l’Ancien Testament, il ne concerne pas la guerre, Jésus l’étend à toute l’humanité. Telle est la voie étroite qui mène à la paix et confirme la valeur de celle des adorateurs « en esprit et en vérité ». Cette parole de Jésus est dite dans l’évangile de Jean. Jésus rencontre la femme qui représente son peuple. Quand elle voit que Jésus est un « homme de Dieu », elle l’interroge sur la question du Temple qui est au cœur du conflit entre Juifs et Samaritains. Par sa réponse Jésus écarte le motif de la guerre fratricide qui les ruine : « adorer en esprit et en vérité » c’est pouvoir fonder une humanité fraternelle et ce de manière universelle.
Marseille, le 20 mars 2019 Jean-Michel Maldamé
Monothéisme et violence : Plan
Introduction
1ère partie : Clarifications et définitions
- La religion
- La violence
- L’absolutisation des conflits
2e partie : Trois grands monothéismes abrahamiques
- Islam
- Judaïsme
- Christianisme et chrétienté
3e partie : Sources de la violence
- Guerre sainte /guerre juste
- Unicité et toute puissance de Dieu
- Lire la Bible
Conclusion
Textes pour un débat
A. Schopenhauer : « L’intolérance n’est essentielle qu’au monothéisme. Un Dieu unique est, d’après sa nature, un Dieu jaloux, qui n’en laisse vivre aucun autre. Au contraire, les dieux polythéistes, d’après leur nature, sont tolérants. Voilà pourquoi les religions monothéistes seules nous donnent le spectacle des guerres, des persécutions, des tribunaux hérétiques, comme celui du bris des images des autres dieux » (, Parerga et paralipomena. Sur la religion [1851], trad. A. Dietrich, Paris, 1906, p. 67-68).
Déclaration du concile Vatican II sur l’islam : « L’Église regarde avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu unique, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes » (Declaratio de Ecclesia habitudine ad religiones non-christianas, § 3).
Gilles Bernheim : « Les musulmans quand ils se réclament d’Ibrahim n’ont pas la foi d’Abraham que professent le judaïsme et le christianisme. L’Abraham que revendique l’islam est un envoyé et un musulman. Il n’est pas le père commun d’Israël, puis des chrétiens qui partagent sa foi. Pour l’islam, Abraham n’était ni juif ni chrétien » (Le Rabbin et le cardinal, Paris, Stock, 2008, p. 283).
André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1988 : « Religion : A. Institution sociale caractérisée par l’existence d’une communauté d’individus unis : 1. par l’accomplissement de certains rites réguliers et par l’adoption de certaines formules ; 2. par la croyance en une valeur absolue, avec laquelle rien ne peut être mis en balance, croyance que la communauté a pour objet de maintenir ; 3. par la mise en rapport de l’individu avec une puissance spirituelle supérieure à l’homme, puissance conçue soit comme diffuse, soit comme multiple, soit enfin comme unique, Dieu. B. Système individuel de sentiments, de croyances et d’actions habituelles ayant Dieu pour objet. C. Respect scrupuleux d’une règle, d’une coutume, d’un sentiment. « La religion de la parole donnée. » – Ce sens, qui est probablement le plus ancien, a été autrefois beaucoup plus usuel qu’aujourd’hui. Il est mieux conservé dans l’adverbe religieusement, très employé en ce sens, même dans la langue familière. »
Urbain II aux chevaliers : « Des confins de Jérusalem et de la ville de Constantinople nous sont parvenus de tristes récits ; souvent déjà nos oreilles en avaient été frappées ; des peuples du royaume des Persans, nation maudite , nation entièrement étrangère à Dieu, race qui n’a point tourné son cœur vers lui, et n’a point confié son esprit au Seigneur, ont envahi en ces contrées les terres des chrétiens, les ont dévastées par le fer, le pillage, l’incendie. […] A qui donc appartient-il de les punir et de leur arracher ce qu’ils ont envahi, si ce n’est à vous, à qui le Seigneur a accordé par-dessus toutes les autres nations l’insigne gloire des armes, la grandeur de l’âme, l’agilité du corps et la force d’abaisser la tête de ceux qui vous résistent ? […] Ô très courageux chevaliers, postérité sortie de pères invincibles, ne dégénérez point, mais rappelez-vous les vertus de vos ancêtres. […] Prenez cette route en rémission de vos péchés, et partez, assurés de la gloire impérissable qui vous attend dans le Royaume des cieux. »
Didier Le Fur, L’Inquisition. Enquête historique. France XIIIe-XVe siècle, Paris, Tallandier, 2012 « L’inquisition reste dans l’imaginaire collectif un temps de violence et d’abus, le temps d’une justice arbitraire conduite par des religieux fanatiques qui, au nom de Dieu, chassèrent et poursuivirent de leur haine des milliers de personnes […]. La légende fut bien construite. […] Elle laissa aussi supposer que, dès son origine et partout où elle s’exerça, la justice inquisitoriale, voulue par la papauté, fut toujours l’expression de la cruauté la plus primaire. En France ce fut Étienne Laurent de Lamothe Langon qui esquissa les traits de cette institution jugée barbare. […] Il publia en 1829 une histoire de l’inquisition en France. Il affirmait avoir composé son ouvrage à partir de documents inédits, retrouvés dans les archives ecclésiastiques du diocèse de Toulouse […]. Outre la description de toute une série de crimes et de tortures, il avançait également de nombreux chiffres, citait quantité de noms de personnes, mais aussi des dates et des lieux. L’exposé semblait probant et l’on y crut longtemps. L’anticléricalisme des auteurs de la fin du XIXe siècle permit d’entretenir une telle réputation presque intacte. […] Le XXe siècle conserva cet imaginaire nauséeux jusque dans les années 1970, époque où des historiens comme Norman Cohn et Richard Kierkhefer remirent totalement en question les propos tenus par Lamothe Langon et ses successeurs. Grâce aux recherches de ces historiens, le texte de Lamothe Langon est aujourd’hui considéré comme une des plus grandes falsifications de l’histoire, puisque lesdites archives n’ont jamais existé. Débarrassé de ces affirmations spécieuses et de ces a priori, on pouvait enfin retravailler sur la justice inquisitoriale au Moyen Âge en France. »
Marcel Proust: « Quel est le médecin de fous qui n’aura pas à force de les fréquenter eu sa crise de folie, heureux encore s’il peut affirmer que ce n’est pas une folie antérieure et latente qui l’avait voué à s’occuper d’eux ? L’objet de ses études, pour un psychiatre, réagit souvent sur lui. Mais avant cela, cet objet, quelle obscure inclination, quel fascinateur effroi le lui avait fait choisir[1] ? »
Nietzsche : « Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Et quand ton regard pénètre longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi, pénètre en toi[2]. »
Évangile de Jean 4 : « Jésus arrive à une ville de Samarie appelée Sychar, près de la terre que Jacob avait donnée à son fils Joseph. Là se trouvait le puits de Jacob. Jésus, fatigué par la marche, se tenait donc assis près du puits. C’était environ la sixième heure. Une femme de Samarie vient pour puiser de l’eau. Jésus lui dit : « Donne-moi à boire. » […] La femme samaritaine lui dit : « Comment ! Toi qui es Juif, tu me demandes à boire à moi qui suis une femme samaritaine ? » Les Juifs en effet n’ont pas de relations avec les Samaritains. […] Jésus lui dit : « Va, appelle ton mari et reviens ici. » La femme lui répondit : « Je n’ai pas de mari. » Jésus lui dit : « Tu as bien fait de dire : Je n’ai pas de mari », car tu as eu cinq maris et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari ; en cela tu dis vrai. » La femme lui dit : « Seigneur, je vois que tu es un prophète… Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous, vous dites : C’est à Jérusalem qu’est le lieu où il faut adorer. » Jésus lui dit : « Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. Mais l’heure vient – et c’est maintenant – où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité, car tels sont les adorateurs que cherche le Père. Dieu est esprit, et ceux qui adorent, c’est en esprit et en vérité qu’ils doivent adorer. » La femme lui dit : « Je sais que le Messie doit venir, celui qu’on appelle Christ. Quand il viendra, il nous expliquera tout ». Jésus lui dit : « Je le suis, moi qui te parle ». »
[1] Marcel Proust, La Prisonnière, Paris, Livre de poche, p. 268.
[2] Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, chap. IV, « Maximes et intermèdes », n°146.